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Oppo Research. Un praticien du dénigrement électoral s’explique

Naperville : Sourcebooks 2008 (389 pages) ISBN-13 : 978-1-4022-0854-6






Oppo Research. Un praticien du dénigrement électoral  s’explique
Les systèmes de communication offensive, jouant sur la diffusion et l’exploitation d’informations dites dommageables dans l’arène publique, tiennent une place significative dans les affrontements concurrentiels d’aujourd’hui . Toutes sortes d’entreprises y ont recours, soit directement, soit indirectement, par le biais de cabinets spécialisés dans le lobbying, l’investigation (type due diligence) ou la gestion d’image (PR).
Les observateurs en poste dans les bureaucraties universitaires et militaires ont parfois tenté de théoriser le phénomène.
Le résultat  se montre plutôt inégal : beaucoup de diagrammes pseudo-synthétiques, beaucoup de régurgitations scolaires recyclant des concepts « éprouvés », empruntés à gauche et à droite, puis entassés sans grand souci de cohérence , très peu de recherches manifestant un réel brio interprétatif pour ce qui touche aux articulations du symbolique et du sociologique .
Dommage…
Mais qu’en est-il au juste des techniques opérationnelles ? Comment procèdent les spécialistes en charge de ce qu’on appelle parfois le Spin négatif ? Quelles sources exploitent-ils ? A quelles difficultés font-ils face ? Les témoignages fiables sur le sujet sont rarissimes.
D’où l’intérêt que présente l’ouvrage de Stephen Marks, consultant politique US, qui a fait carrière comme « collecteur de boules puantes » dans les années 1990-2000, avant de se repositionner dans le monde des affaires. Brève synthèse des points saillants et commentaires didactiques.



  • [1] Sur ce sujet, voir par exemple les brèves observations d’Airy Routier (2003).
  • [1] Dans le cas français, voir les travaux sur la rumeur de Jean-Noël Kapferer (1998),repris à gogo. Voir également les recherches sur la propagande et la guerre psychologique, recyclées sans effort de décantation.
  • [1]Difficile de rendre compte de l’impact potentiel / effectif des flux d’informations sensible sans analyser les systèmes de valeurs ambiants, les modes d’habillage des argumentaires offensifs / défensifs et les logiques d’intérêt sous-jacentes. Pour un bon exemple de texte rendant compte de ces dimensions et de leurs interactions « dramaturgiques », voir le récent ouvrage de Ruth Harris (2010), consacré au contexte culturel de l’Affaire Dreyfus

Stephen Marks, un parcours

Stephen Marks est né à New York en 1957. Fasciné par les luttes politiques, il tente d’abord de faire carrière comme parlementaire (1982), mais il ne réussit pas à percer. Les expériences suivantes ? Un travail de militant bénévole pour le procureur Rudolf Giuliani (1989), puis une série de tentatives pour devenir attaché de presse d’un Congressman Républicain.
Nouvelles déconvenues. Finalement, Stephen Marks parvient à intégrer l’équipe de campagne d’un candidat postulant dans le Tennessee (1994). Il se familiarise avec les erreurs de communication basiques et acquiert assez d’expérience pour intégrer l’équipe du Research Director du NRCC[[1]]url:#_ftn1 (p.61-62). Son travail ? Recueillir des informations négatives sur les candidats adverses et / ou gênants, par des voies légales et furtives. Nom courant de cette activité : Opposition Research.


[[1]]National Republican Congressional Committee, basé à Washington, DC.

Le terme d’Opposition Research est utilisé aux USA pour désigner les enquêtes non-officielles ciblant les candidats aux élections de tous niveaux (local / régional / national).

Ces investigations sont menées par différents types d’acteurs sociaux : simples citoyens, militants, détectives, consultants, journalistes sous contrat, documentalistes…Proches de ce à quoi se consacrent les spécialistes de la Due Diligence (Springer et Scott, 2011), elles sont susceptibles de couvrir un vaste champ de recherches : antécédents familiaux, bagage académique, situation professionnelle, ancrage matrimonial, assise patrimoniale, investissements, bilan médical, états de service dans les forces armées, affiliations extra-professionnelles, casier judiciaire, promesses de campagne, orientations législatives, bilan décisionnel, sources de financement, connexions relationnelles…

Le travail de collecte est « censé » ne pas franchir les bornes de la légalité. Pour être complet, on doit ajouter que l’Opposition Research est considérée comme une branche du Negative Campaigning, mais qu’elle ne se confond pas avec lui. Le Negative Campaigning, en tant que tactique électorale, s’applique à discréditer les candidats rivaux ou à dévaloriser les politiques auxquelles ils sont associés. Y recourir ne signifie pas forcément que l’on va faire usage de données sensibles collectées ici ou là. Bien d’autres outils sont susceptibles de servir.  Et certains se montrent plus percutants que les boules puantes.

Stephen Marks se consacre à l’Oppo Research de 1994 à 2006 ...

... et gagne ses galons de consultant politique en travaillant pour un grand nombre de candidats conservateurs, répartis sur tout le territoire US. Puis il décide de se reconvertir.
Raisons invoquées : une vie sentimentale agitée mais peu gratifiante (p. 17-18), et une perte de respect graduelle pour les Jocrisses moralisateurs du parti Républicain (pléthore de beaux discours sur le Beau, le Bien, le Vrai, le Juste, accompagnés de transgressions sexuelles et financières en tous genres). On peut penser également que notre auteur a fini par payer le prix de ses excavations. Travailler sur les déviances cachées des tiers n’est pas une activité de tout repos.
L’exercice a un coût psychique. Il impose une vision du monde environnant qui peut, sur le moyen terme, se révéler pathogène. Pour soi comme pour les proches. D’après ce qu’il indique, Stephen Marks dispense actuellement ses conseils au monde de l’entreprise. Il anime aussi un radio show.
 

Particularismes US


Le système électoral US fait une large place aux informations négatives engageant la crédibilité des candidats en lice. Et ce depuis les temps lointains des Pères Fondateurs[[1]]. Certaines de ces informations font la une des journaux.  D’autres alimentent les spots de campagne. D’autres encore circulent sur internet, via divers relais avoués / cachés.

La justification profonde ? On fait valoir que les dispositifs de packaging et de marketing mis en œuvre par les PC de campagne menaceraient la qualité du vote s’ils n’étaient contrebalancés par un flux de révélations et de ré-évaluations, exposant les antécédents douteux, les déviations cachées, les erreurs de jugement, les affiliations secrètes, les revirements intéressés.

La justification de l’Oppo Research est aussi d’ordre juridique. Au nom de la liberté d’expression, garantie par la Constitution, on reconnaît aux forces rivales et aux groupes témoins la possibilité d’exprimer à haute voix leurs motifs de défiance.  A ne pas négliger non plus, les considérations d’ordre dramatique. Compte tenu du faible potentiel charismatique de la plupart des candidats, compte tenu du paupérisme conceptuel de leurs plates-formes idéologiques, il s’avère fréquemment nécessaire d’injecter une touche d’imprévu et de suspense dans les procédures électorales pour intéresser l’électeur moyen. Le Negative Campaigning et ses outils de prédilection y pourvoient.

A sa manière, et même si cela ressemble à un paradoxe, cette technique de déstabilisation contribue à dynamiser les courants de participation démocratique.


[1 Cf. par exemple les attaques ciblant Thomas Jefferson et ses relations «inconvenantes » avec son esclave Sally Hemings. Voici quelques années, des tests ADN réalisés sur les descendants de cette dernière ont permis d’établir un lien génétique avec l’homme d’Etat virginien.

Fonctionnement du circuit

Telle que la décrit Stephen Marks, l’Oppo Research suit des circuits éprouvés. Une structure -équipe de campagne / groupe d’action civique - travaillant pour un candidat A décide de lancer des recherches sur les candidats X, Y ou Z. Elle s’efforce de recueillir des informations  négatives sur tel ou tel rival de son poulain, qu’il soit du parti adverse ou de son propre parti. Mais elle ne procède pas directement et ostensiblement.
Compte tenu des risques de backlash, elle confie les investigations à un ou plusieurs organismes-relais, aptes
1) à mener des recherches à basse visibilité,
2) à opérer un premier tri sélectif,
3) à sonder les structures défensives de la cible,
4) à faire office de coupe-circuit.

La fonction de ces spécialistes de l’Oppo Research ? Déterrer toutes sortes d’informations dépréciatives, susceptibles d’être reprises par les reporters, puis injectées dans les argumentaires de campagne et les spots de publicité négative. En parallèle, on peut se demander si certains dossiers ne servent pas d’instruments de pression occultes, pour forcer des retraits anticipés ou arracher des concessions avantageuses en cas de victoire électorale.

La suite ?
Elle consiste à déterminer dans quelle mesure les données recueillies et converties en questionnements ou en arguments polémiques sont susceptibles de faire bouger les lignes de force politiques. Pour cela, les praticiens « éclairés » et «  nantis » recourent à des sondages d’opinion qui leur servent à identifier ce qui fait réagir (ou non) les électeurs concernés.

Le tableau qui suit retrace le déroulement-type des opérations

Oppo Research. Un praticien du dénigrement électoral  s’explique

A noter que les enquêteurs de terrain tiennent (en théorie) un rôle limité.
Ce ne sont pas eux, mais les candidats et leurs stratèges qui établissent les critères d’évaluation et les schémas d’exploitation : quelles données utiliser / ne pas utiliser ? Contre qui ? A quels moments ? Sous quelles formes ? A quels coûts ? Dans quels buts ? Sage décision. Du fait même qu’ils se sont investis pour déterrer des scoops, les collecteurs n’ont pas forcément la lucidité requise pour évaluer l’impact immédiat de leurs trouvailles.
Et encore moins celle qu’il faut pour déterminer si tel ou tel type de révélation orientée ne va pas déclencher des complications en cascade, contre-productives à court ou moyen terme.

Médire ? Pas le même métier !


Autre précision importante : à en croire Stephen Marks, les spécialistes de l’Opposition Research travaillent essentiellement sur des sources blanches et grises. Ils ont recours à des méthodes de travail légales (semble-t-il). Et surtout, ils évitent de se comporter en faussaires, en propagateurs de ragots infondés ou en calomniateurs[[1]]url:#_ftn1 .

Un professionnel averti s’applique à recueillir des données fiables, injectables dans l’espace de débat public, puis exploitables à découvert le cas échéant. Il évite de se compromettre et d’exposer ses clients soit à des complications médiatico-judiciaires, soit à des représailles politico-administratives. Le Watergate (1972-74), couronné par la démission honteuse de Richard Nixon, est sans doute passé par là.  Voulant trop en faire, croyant que les anciens pros du renseignement (CIA / FBI) passés à son service se montreraient à la hauteur de leur mystique, le Président US avait décidé de donner dans les coups tordus (surveillances, calomnies et tutti quanti) à grande échelle pour assurer sa réélection et consolider son autorité. Cette initiative, qui revenait à placer son sort entre les mains de barbouzes « fantasques », dépourvues de sens de la mesure[[2]]url:#_ftn2 , lui a coûté son poste, une partie de sa fortune (frais d’avocats /  tournées de conférences avortées) et sa réputation d’homme d’Etat (Ambrose, 1992).   


[[1]]url:#_ftnref1 Cf. les erreurs tactiques du magnat Donald Trump, qui défendait encore récemment la thèse selon laquelle Barack Obama ne serait pas né sur le territoire US (traduire : inéligible à la Présidence). En reprenant directement ces rumeurs « fragiles », l’apprenti-politicien s’est déconsidéré. A noter que le même type d’attaque (justifiée cette fois) avait été utilisé contre Alexander Hamilton.
[[2]]url:#_ftnref2 Parmi les cibles initiales des plombiers : Daniel Ellsberg, Edward Kennedy… A en croire plusieurs sources, le plan d’interventions concocté par les barbouzes de la Maison Blanche (G. Liddy / H. Hunt)  incluait aussi un projet d’assassinat visant l’éditorialiste Jack Anderson. Voir Don Fulsom (2009). Nixon’s Plot to Assassinate Jack Anderson. Crime Magazine. Point notable, d’autres sources ont évoqué une implication hypothétique de ce même Hunt dans l’assassinat de JF Kennedy, le 22 novembre 1963.

Travail d’Amateurs

  • Le Negative Campaigning en France ? Il a aussi ses adeptes. Il a déjà fait des victimes (symboliques)[[1]] . Cela dit, les amateurs de manigances ne font pas toujours preuve d’une rigueur intellectuelle / opérationnelle à la hauteur des risques encourus. L’affaire EADS-Clearstream (2003-2011) l’a montré, on peut se concevoir comme un grand stratège-diétrologue et accoucher de montages calamiteux, relevant de l’embrouille de sous-préfecture (Laske et Valdiguié, 2009).
     
  • L’affaire Ali Soumaré (2010) offre un autre exemple saillant de ratage. Son point de départ ? Dans le cadre de la campagne des régionales en Ile de France, un notable UMP prend le parti de désigner publiquement un candidat PS comme « délinquant multirécidiviste chevronné » et de lui imputer un passif de 5 affaires pénales. La cible, Ali Soumaré, et son parti commencent par adopter une posture défensive.
    Puis l’affaire prend un tour embarrassant pour les fauteurs de scandale 1) lorsqu’on s’aperçoit qu’il y a eu confusion homonymique et gonflement mensonger du bilan judiciaire prêté à l’impétrant, puis 2) lorsque les médias se mettent à questionner les procédés et les filières d’extraction des informations sensibles (s’agissait-il de simples documents publics accessibles à tous ?
    Ou de données figurant dans des fichiers administratifs à accès réservés ?  Si oui, ce type de prélèvement illégal ne serait-il pas passible de poursuites ?). Du fait des problèmes en suspens affectant de nombreux élus, de part et d’autre de l’échiquier politique, les forces en présence décident de fermer le ban assez rapidement. Sources : Le Point, 22/02/2010 ; lenouvelobs.com 23/02/2010 ; France24, 24/02/2010.


  • [[1]] Concernant les excès du Negative Campaigning sous la III° République, voir le cas Roger Salengro, traité entre autres par Christian Blanckaert (2009).

Ce qu’il faut ajouter immédiatement, c’est que les praticiens du Negative Campaigning ne sont pas soumis aux mêmes contraintes que ceux de l’Opposition Research.


Leur priorité n’est pas tant de recueillir des informations étayées que de produire et diffuser des messages « marquants », susceptibles de s’imprimer dans la conscience collective, de modifier durablement l’image que les électeurs se font du candidat-cible, ou à défaut de contraindre ce dernier à des explications qui vont le sortir de sa zone de confort.
Au nom des impératifs de dramatisation, il leur arrive donc de manipuler les données fournies par les enquêteurs de terrain et de leur attribuer une signification biaisée. Stephen Marks le reconnaît lui-même, le brio de ces « manipulateurs de symboles » est parfois époustouflant : se montrer capable de condenser des dizaines de pages d’Oppo Research en un spot télé de 30 ou 60 secondes, percutant et original, constitue un authentique tour de force (p.6).

L'’affaire Michael Dukakis / Willie Horton


Un bon exemple de manipulation tendancieuse est fourni par le dossier Dukakis / Horton. Michael Dukakis, adversaire de George Bush senior dans la campagne présidentielle de 1988, se posait comme une menace sérieuse pour le vice-président en exercice.

Un clip produit par une organisation Républicaine, et diffusé à partir de septembre, s’est chargé de semer le doute sur son bilan et son profil de personnalité. L’angle : ce document reliait le gouverneur Démocrate du Massachusetts à un criminel afro-américain du nom de Michael Horton, condamné pour meurtre, incarcéré dans l’Etat et poursuivi pour avoir violé une jeune femme lors d’une de ses permissions de sortie. Michael Dukakis n’avait aucun lien direct avec le dossier Horton. Mais il s’opposait à la peine de mort et militait pour la réinsertion graduelle des détenus jugés « récupérables ». S’appuyant sur ces éléments, les pros du Negative Campaigning ont monté une campagne d’insinuations qui présentait M. Dukakis comme un politicien pusillanime, prêt à faire le lit des récidivistes.
Le candidat Démocrate, déjà affaibli par diverses maladresses, plombé par ses propres défaillances rhétoriques et dialectiques, empêtré dans des dénégations sans vigueur, n’est jamais parvenu à effacer ces stigmates. Les médias ont révélé par la suite que l’architecte de cette campagne de désinformation était Lee Atwater, stratège électoral de George Bush Sr.

Outputs


Les informations collectées par les spécialistes de l’Oppo Research concernent tous types d’activités et de situations.

Le tableau 1 regroupe, à titre indicatif, quelques trouvailles de Stephen Marks :
Þ    Non-règlement des impôts locaux
Þ    Evasion fiscale
Þ    Non-paiement de pension alimentaire
Þ    Implication dans des opérations immobilières douteuses
Þ    Trucages boursiers
Þ    Financement d’un site porno et promotion d’un camp de nudistes
Þ    Injection de fonds de campagne douteux
Þ    Disjonction systématique entre promesses électorales et votes législatifs
Þ    Diffusion de rumeurs calomnieuses visant un candidat rival
Þ    Laxisme vis-à-vis des criminels de droit commun
Þ    Incartades verbales (vulgarités / incivilités / bouffées colériques)
Þ    Bilan professionnel calamiteux
Þ    Implication dans un réseau d’influence démantelé par la justice pénale
Þ    Emploi illégal d’immigrants clandestins

A noter que le travail de collecte requiert un gros investissement personnel.

Stephen Marks ne se contentait pas de scanner internet, de dépouiller les bases de données électroniques et de se rendre dans les bibliothèques proches de son lieu de travail. Il lui arrivait également de se rendre sur les sites de campagne ou sur des gisements périphériques (p. 167-168), afin de recueillir toutes sortes d’éléments inaccessibles de l’extérieur. Sa plus grande frayeur ?

Un travail de collecte mené en Floride et soudain interrompu, du fait que la cible venait d’être assassinée. Bref conseil téléphonique de son employeur du moment : « Dégage vite de là » (p. 24-26). Plus tard, les enquêtes criminelles ont permis d’établir un lien entre ce cas et l’affaire Jack Abramoff (lobbyiste pro-Républicain).

Des résultats semi-aléatoires


Stephen Marks le souligne à plusieurs reprises, disposer d’informations dommageables ne signifie pas pour autant qu’elles suffiront à faire pencher la balance électorale.
Certains dossiers ont un impact immédiat. D’autres n’en ont aucun (p.44). Et d’autres encore finissent par renforcer la cible (p.292). La priorité n°1 ? Bien connaître les nuances des systèmes d’attitudes locales et comprendre ce qui fait réagir les électeurs du secteur, dans le contexte du moment. Tout intervenant qui s’imagine avoir percé les mystères de l’opinion publique et qui se fie à ses intuitions personnelles est, à certains égards, vulnérable. Concrètement, Stephen Marks invite les politiques à éviter les polémiques mettant en cause les croyances religieuses de leurs adversaires. S’aventurer sur ce terrain peut très vite déclencher de violentes contre-réactions de l’électorat, toutes confessions confondues (p.295-296).

Dommage que Stephen Marks ne s’étende pas plus sur les facteurs d’insuccès.
Le propos y aurait gagné en puissance explicative. En prolongement de ses observations, disons donc qu’un candidat porté à s’appuyer sur l’Oppo Research doit tenir compte de sa propre image publique et des limites implicites que celle-ci lui impose. Mener une campagne de révélations ciblées contre un adversaire politique peut se montrer contre-productif. Difficile de concilier ce type d’agissement avec un profil ostentatoire de « modernisateur éclairé », décidé à rompre avec les mesquineries usuelles et à imposer une vision plus élevée de la compétition électorale. La rupture d’image est toute proche. Et mener un travail de réparation cicatricielle en pleine campagne électorale constitue une tâche pour le moins complexe.

Tout aussi épineux de s’appuyer sur l’Oppo Research lorsqu’on a, en sens inverse, une image de « smart operator » machiavélien, expert en coups tordus, car cela encourage l’opinion et les médias à réactiver toutes sortes de labels négatifs, à rouvrir de vieux dossiers en suspens, à s’interroger sur le degré de maturité morale et de stabilité émotionnelle de celui qui se présente devant le suffrage universel : « A-t-il réussi à devenir autre chose qu’un trublion ? Lâcher des boules puantes, après 50 ans, n’est-ce pas un peu pathétique ? Serait-ce un marqueur de sénilité précoce ? »

La position occupée par le commanditaire constitue aussi un facteur de succès / d’échec important. Compréhensibles de la part d’un outsider défavorisé, contraint de surmonter divers handicaps, les attaques sous la ceinture deviennent nettement plus litigieuses lorsqu’elles émanent d’un responsable institutionnel placé en position de force. Implicitement, elles trahissent un manque de confiance en soi et révèlent de forts doutes intimes sur la qualité de son propre bilan. En même temps, elles peuvent amener l’opinion à se demander dans quelle mesure les ressources de l’appareil d’Etat ont été détournées et exploitées à des fins particulières.

Plus généralement, il faut noter que Stephen Marks invite ses lecteurs à se défier des précédents historiques trop tentants (p. 54-55). Le fait que tel type de dossier ait fonctionné récemment contre tel politicien ne signifie en aucun cas que les mêmes charges fonctionneront contre tel ou tel de ses pairs. La leçon : gare aux recettes mécaniques, appliquées sans tenir compte des variations cas par cas. Et gare aux réflexes de saturation des électeurs assaillis d’accusations obsessionnelles, reprises en boucle (cf. le Monicagate).  
 

Les leçons à tirer


L’ouvrage de Stephen Marks constitue un témoignage très intéressant. Bémol rapide : pour bien comprendre la signification des dossiers et des scandales auxquels l’auteur fait référence, mieux vaut avoir une excellente connaissance (historique / sociologique) de la vie politique US entre les années 1970 et les années 2000. A défaut, de nombreuses nuances idéologiques / psychologiques / symboliques risquent de passer inaperçues. Or ce sont elles qui co-déterminent le degré de vulnérabilité des acteurs en présence.

Autre bémol : le texte opère de fréquents allers-retours entre Oppo Research et Negative Campaigning, ce qui peut entretenir la confusion entre les 2 types d’activités.  Au lieu de revisiter telle ou telle campagne, on aurait apprécié que Stephen Marks nous en dise un peu plus sur les produits de ses investigations personnelles.
En guise de conclusion, quelques observations éparses :
Ø    Un candidat prévoyant ne se contente pas de recueillir des informations négatives sur ses rivaux. Il commence par se préoccuper de son propre passif et de sa propre image[[1]] Traduction : plutôt que d’être pris au dépourvu, mieux vaut lancer une Oppo Research sur soi-même, afin d’identifier les points de vulnérabilité et de préparer les contre-mesures à tête reposée (Associated Press, 2010).
Ø    Le Web 2.0 constitue un gisement très fertile pour les pros de l’Opposition Research. Quoi de plus facile à recueillir / à exploiter que le clip d’un politicien qui baisse sa garde et bascule dans un registre de représentation non-conforme aux idéaux dominants (plaisanteries racistes[[2]]url:#_ftn2 / trivialités incoercibles / bouillonnements colériques / ruminations incohérentes / relations douteuses) ?
Ø    La divulgation publique d’informations compromettantes ne représente qu’une partie de l’équation. Faire ressortir les contradictions intimes de la cible et obtenir que l’opinion y discerne un problème potentiel de qualifications managériales constitue une tâche autrement plus ardue, nécessitant de réelles dispositions rhétoriques, dramaturgiques et psychologiques. Très peu d’élus politiques ont les talents requis pour s’acquitter de cette tâche sans tomber dans des postures de « procureur »..
Ø    A partir d’un certain niveau de polarisation idéologique, l’Oppo Research perd en utilité potentielle. Pourquoi prendre la peine de déterrer à grands frais des informations dommageables, si des rumeurs sans fondement suffisent à alimenter le feu des passions politiques ?
Ø    Ce qui est valable dans le domaine de la compétition électorale n’est pas forcément transposable dans les affrontements concurrentiels entre firmes rivales. A la fois parce qu’il y a de profondes différences entre vulnérabilités individuelles et vulnérabilités organisationnelles. Parce que le corps civique ne pose pas le même regard sur ses représentants élus et sur les cadres d’entreprise. Et parce que le jeu des boules puantes, mal négocié, peut avoir des conséquences judiciaires nettement plus lourdes lorsqu’il lèse les intérêts des entreprises-cibles et ceux des stakeholders gravitant autour d’elles.  


[[1]] Dans le même sens, voir les observations des spécialistes de la gestion de crise, qui recommandent 1) de se défier des simplismes paranoïaques (« des complots tout autour de ma personne et de mon entreprise ! ») et 2) de mener régulièrement des audits de vulnérabilités internes.
[[2]] Cf. le cas George Allen, sénateur de Virginie, qui a vu en 2006 sa campagne de réélection plombée par la diffusion d’un clip dans lequel il traitait de « macaque » un militant indo-américain travaillant pour une équipe de campagne adverse. Autre motif de controverse : durant cette même campagne de 2006, le candidat Allen, conservateur bon teint, s’est vu reprocher de détenir des actions d’un labo pharmaceutique qui fabrique la pilule du lendemain. Pour plus de détails, voir la notice Wikipedia qui lui est consacrée.

Pour en savoir plus


·      Stephen Ambrose (1992). Nixon: Ruin and Recovery, 1973-1990. Touchstone Books.
·      Associated Press (2010). Politicians Use PIs to Unearth their Own Skeletons.
·      Christian Blanckaert (2009). L’Affaire Salengro. Michalon.
·      Ruth Harris (2010). The Man on Devil’s Island. Alfred Dreyfus and the Affair that Divided France. Allen & Lane.
·      Jean-Noel Kapferer (1998). Rumeurs. Le Seuil.
·      Karl Laske et Laurent Valdiguié (2009). Clearstream: Une Affaire d’Etat. Pocket.
·      William G. Mayer (1996). In Defense of Negative Campaigning. Political Science Quarterly.  Volume 111, numéro 3.
·      Airy Routier (2003). L’Ange Exterminateur. Albin Michel.
·      Kenneth Springer et Joelle Scott (2011). Digging for Disclosure. FT Press.
 
·      A consulter sur internet : le rapport commandé en 2005 par une avocate US du nom de Kirsten Gillibrand - candidate à une élection locale - et destiné à l’éclairer sur ses propres vulnérabilités. Le document, qui fait une quarantaine de pages, donne une idée précise de ce que peut contenir un petit dossier d’Oppo Research construit à partir de bases de données (type Lexis Nexis).
 
 
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