Innovation et Connaissance

Bibliothèques : Cultiver l'Esprit Critique et la Confiance


David Commarmond
Mardi 24 Juin 2025


Le 70e congrès des bibliothécaires, qui s'est tenu du 11 au 13 juin 2025 à Montreuil, a mis l'accent sur le thème « Bibliothèques et esprit critique ». À l’heure où l’information est surabondante, se construit et circule librement, où la neutralité règlementaire des bibliothécaires peut être ébranlée par l’actualité, où la complexité croissante du monde rend impossible de le connaître sans intermédiaires à qui faire confiance,



Le 70e congrès des bibliothécaires, qui s'est tenu  du 11 au 13 juin 2025 à Montreuil, a mis l'accent sur le thème « Bibliothèques et esprit critique ». À l’heure où l’information est surabondante, se construit et circule librement, où la neutralité règlementaire des bibliothécaires peut être ébranlée par l’actualité, où la complexité croissante du monde rend impossible de le connaître sans intermédiaires à qui faire confiance, il est important de refonder la légitimité des bibliothèques en tant que lieux de confiance pour accompagner le cheminement individuel des publics vers une autonomie éclairée. Le congrès a proposé une approche de l’esprit critique en bibliothèque où introspection et ouverture au monde se côtoient.
 
Lors de la conférence de clôture du Congrès ABF 2025, Thomas Durand, créateur de la chaîne "la tronche en biais ", il est aussi écrivain sur la pensée critique. Il a abordé la thématique de l'optimisme face à la pensée critique. Son objectif était de refonder la légitimité des bibliothèques comme lieux de confiance en cultivant l'esprit critique de leurs publics.
 
Thomas Durand a débuté sa conférence par un "petit test à la Marie Claire" invitant l'audience à évaluer si elle se considérait comme un "penseur critique". Les affirmations proposées incluaient la non-acceptation d'affirmations sans preuve satisfaisante, l'indépendance d'esprit, l'objectivité dans les jugements, la critique envers soi-même, le doute face aux décisions et la reconnaissance des erreurs. Il a ensuite révélé que ce test est un exemple de l'effet Barnum, également connu sous le nom de validation subjective. Cet effet, nommé d'après Phineas Taylor Barnum (homme d'affaires du spectacle), mais dont la désignation est attribuée à Bertram Forer, psychologue américain, illustre que des descriptions vagues et positives peuvent sembler s'appliquer spécifiquement à chacun. Forer a démontré cela en 1949, en distribuant le même texte général à des étudiants en psychologie qui l'ont évalué en moyenne à 4,2/5 comme les décrivant bien, alors qu'il était identique pour tous. Ce phénomène souligne que les informations floues et positives sont souvent acceptées car elles ne sont pas menaçantes.
 
Thomas Durand a souligné que la validation subjective n'est qu'un parmi des dizaines de biais cognitifs qui affectent notre cerveau. Reprenant une citation de Descartes sur le "bon sens", il a suggéré que l'esprit critique est perçu de la même manière : chacun pense en avoir suffisamment. Il a ensuite proposé une définition consensuelle de l'esprit critique par Robert Enis : une « pensée raisonnable, réflexive, dévolue à décider ce qu'il faut croire et ce qu'il faut faire ». Cette pensée doit être raisonnable (la raison est le meilleur critère du vrai), réflexive (impliquant la métacognition, c'est-à-dire une "pensée sur la pensée" : "comment je pense, pourquoi je crois ce que je crois, comment je sais ce que je sais") et avoir un but (aider à faire les bons choix). L'esprit critique comprend deux grandes dimensions : la pensée contre soi (l'introspection) et la défense intellectuelle contre les idées externes, la première étant la plus importante mais la moins visible, faisant écho à l'idée de Gaston Bachelard de "penser contre son cerveau".
 
Il est important de distinguer l'optimisme souhaité de la pensée positive, que Thomas Durand qualifie d'envahissante et de potentiellement dangereuse. La pensée positive, en incitant les individus à "prendre sur eux" et à "sourire" malgré les difficultés, valide le système en place en blâmant les victimes et en inhibant la communication collective. L'exemple de la phrase "Il faut avoir le moral pour guérir" illustre cette critique : bien qu'elle parte d'une bonne intention, elle est fausse scientifiquement (le moral n'a pas d'effet sur la guérison physique) et rend les personnes malades coupables de leur état.
 
Malgré les raisons d'être pessimiste (croyances étranges, médias négatifs, climat), Thomas Durand encourage l'optimisme. Il a mis en lumière que les "idées fausses" ne sont pas le signe d'une bêtise inhérente, car nous sommes tous sujets aux biais. Parmi eux : le biais d'internalité (attribuer nos actions à des motivations internes et celles des autres à la manipulation) et le biais de surconfiance (tendance à se croire meilleur que la moyenne). Un biais est une "déviation systématique dans le traitement cognitif de l'information", des raccourcis mentaux utiles à l'origine mais qui peuvent induire en erreur. Ces biais sont inéluctables et ancrés en nous, comme les illusions d'optique que l'on ne peut s'empêcher de voir.
 
Plusieurs biais ont été détaillés :
  • Le biais de disponibilité : Les événements marquants et médiatisés (ex: crash d'avion) augmentent notre perception de leur probabilité.
  • Le biais de simple exposition : Plus on est exposé à un stimulus, plus il nous semble familier et positif.
  • Le biais du survivant : Attribuer le succès à des traits visibles chez ceux qui ont réussi, en négligeant ceux qui ont échoué. L'exemple des avions anglais pendant la Seconde Guerre mondiale, qui devaient être blindés aux endroits où ils recevaient des impacts mais revenaient, illustre cette erreur de raisonnement basée sur des données incomplètes. Il fallait en réalité blinder les zones sans impacts, car les avions touchés là ne rentraient pas.
 
La confiance est la notion clé de l'esprit critique : il s'agit de savoir à qui faire confiance, car il est impossible de vérifier toutes les connaissances par soi-même. Le mantra "pense par toi-même" est trompeur, car nous pensons collectivement et sommes influencés par notre groupe social. Croire penser seul nous rend plus vulnérable aux biais de groupe. La propagation des "croyances stupides" n'est pas due à un manque de compétence individuelle, mais à des "champs de force sociaux culturels" et à l'influence des réseaux sociaux. C'est une source d'optimisme, car cela signifie que des solutions peuvent être construites en créant des conditions culturelles propices au débat intelligent et à la coopération.
 
Thomas Durand a distingué l'intelligence (capacité à faire des opérations mentales rapides, largement biologique et difficile à modifier) de la rationalité (être logique, cohérent et aligner ses valeurs et actions). La rationalité est plus malléable. Le penseur critique est celui qui, tel une voiture avec des freins solides, sait ralentir ses inférences pour douter, vérifier ses sources et ses informations. C'est là que le rôle des bibliothécaires est essentiel, car ils sont "les experts des gens qui savent où est-ce qu'on trouve l'information, comment on remonte à l'info, comment je me documente, comment je peux recouper les différentes infos", comme l'a souligné Thomas Durand.
 
Deux formes de rationalité ont été présentées par Thomas Durand :
  • La rationalité épistémique : Vise à former des croyances vraies, cohérentes et justifiées, en accord avec la réalité.
  • La rationalité instrumentale : Concerne la prise de décision pour atteindre des objectifs, même si elle repose sur des croyances fausses, notamment dans des contextes sociaux. Des exemples comme le pneumologue fumeur (irrationnel épistémiquement mais rationnel instrumentalement pour le plaisir) ou l'employé qui feint de croire à l'astrologie comme son patron (rationnel instrumentalement pour éviter des problèmes) ont été cités. Thomas Durand a également reconsidéré sa perception du loto : bien qu'il soit épistémiquement irrationnel (espérance de gain négative), le "petit plaisir" d'imaginer être riche justifie le coût pour le joueur, le rendant instrumentalement rationnel. Cela invite à l'humilité dans le jugement des autres.

Conclusion

L'optimisme est essentiel pour créer les conditions d'une humanité plus rationnelle. Refuser le pessimisme ambiant est crucial pour stimuler les vocations chez les jeunes et trouver des solutions collectives (sociales, techniques, politiques, scientifiques) aux grands défis.
 
Lors de la séance de questions-réponses, plusieurs points ont été abordés par Thomas Durand :
  • Le discours selon lequel "la nature humaine est fondamentalement mauvaise" est une posture défensive ; la solution réside dans l'exemplarité et l'argumentation.
  • La "maladie sociale de la confiance" est réelle et en partie justifiée par les agissements de certaines institutions, mais il faut reconnaître que le monde scientifique est plus exigeant que d'autres à son égard.
  • Concernant le pluralisme des collections en bibliothèque, Thomas Durand a suggéré de ne pas bannir les ouvrages sur les croyances irrationnelles (paranormal, astrologie, New Age), mais de ne pas les mettre en avant et d'acquérir plutôt des ouvrages "méta" qui offrent une perspective critique pour aider les lecteurs à prendre du recul.
  • Le débat sur le terme "biais" versus "limite cognitive" a été évoqué, Thomas Durand défendant "biais" pour son aspect visuel et sa capacité à nommer la prévisibilité de l'erreur de raisonnement, tout en acceptant d'autres vocabulaires.
  • Enfin, la littératie scientifique est un défi majeur : le manque de connaissances scientifiques de base dans la population a un impact direct sur la capacité à évaluer les informations, ce qui souligne l'importance d'une culture scientifique plus solide.

    Le message final est clair : face à la complexité du monde et à la profusion d'informations, les bibliothèques, en cultivant l'esprit critique et en aidant à distinguer les différents types de rationalité, peuvent renforcer leur rôle de lieux de confiance et d'émancipation intellectuelle pour leurs publics.

Congrès ABF 2025 - CONFÉRENCE DE CLÔTURE