STRATEGIES

Bruxelles face aux plateformes chinoises : la nouvelle bataille française sur l'e-commerce

Tribune libre Par Giuseppe Gagliano, Cestudec


Jacqueline Sala
Mardi 2 Septembre 2025


L'initiative de Paris. La France a décidé d'élever la voix contre les géants chinois de l'e-commerce, tels que Shein et Temu. La ministre du Commerce, Véronique Louwagie, a adressé une lettre au commissaire européen Michael McGrath afin de demander que Bruxelles obtienne un pouvoir direct et immédiat de déréférencement : autrement dit, la possibilité de faire disparaître ces sites des moteurs de recherche européens en cas de violations répétées des normes. L'objectif affiché est double : protéger les consommateurs et défendre la concurrence, en évitant que les règles européennes soient contournées par des opérateurs étrangers à bas coûts.



Un débat qui dépasse l'e-commerce

Bruxelles face aux plateformes chinoises : la nouvelle bataille française sur l'e-commerce
La demande française ne s'inscrit pas seulement dans un cadre de protection des consommateurs. Elle touche à la question centrale de la souveraineté économique et numérique de l'Union européenne.
L'arrivée massive de plateformes étrangères, capables d'attirer des millions d'utilisateurs grâce à des prix très bas et un marketing agressif, met en difficulté les distributeurs européens, déjà soumis à des règles strictes en matière de sécurité, de transparence et de traçabilité des produits.

La concurrence devient ainsi asymétrique : les entreprises européennes respectent des contraintes sévères, tandis que les plateformes étrangères évoluent dans une zone grise réglementaire.

Le cadre du Digital Services Act

 
Au cœur du débat se trouve la solidité du Digital Services Act (DSA), entré récemment en vigueur et considéré comme une pierre angulaire de la régulation numérique européenne.
Le DSA prévoit déjà des obligations strictes pour les plateformes, mais l'initiative française ouvre la voie à un renforcement supplémentaire. Bruxelles devrait acquérir des pouvoirs exceptionnels, capables de contourner les longues procédures judiciaires et de frapper de manière rapide et directe.

Un choix qui, s'il était approuvé, marquerait un tournant dans l'arsenal réglementaire de l'UE, mais qui risque aussi de susciter des accusations de protectionnisme.

Économie et sécurité : un double enjeu

La question ne concerne pas uniquement le marché. Les plateformes chinoises ne se limitent pas à vendre des vêtements ou des accessoires à bas prix : elles collectent des données, influencent les comportements de consommation et deviennent, à terme, des canaux de pénétration économique et culturelle.

La sécurité des consommateurs, évoquée par Paris, s'articule avec celle des données personnelles, de la fiscalité et de la capacité de l'Europe à défendre son espace numérique contre une invasion systémique.

Le précédent de Wish et les limites de la régulation

 
La France connaît bien le sujet : dès 2021, Paris avait imposé le déréférencement de la plateforme Wish, accusée de vendre des produits non conformes et potentiellement dangereux. Ce précédent démontre que la voie est praticable, mais aussi que les résultats restent incertains : les consommateurs, attirés par les prix, trouvent toujours un moyen d'accéder aux sites.

La régulation, dès lors, risque d'avoir un impact limité si elle n'est pas accompagnée de mesures plus larges d'éducation numérique et de soutien compétitif aux entreprises européennes.

Géopolitique du commerce numérique

En toile de fond, on retrouve les tensions croissantes entre l'Europe et la Chine.

Alors que Bruxelles tente de réduire sa dépendance vis-à-vis de Pékin dans les chaînes de valeur stratégiques — semi-conducteurs, batteries, énergie — l'e-commerce représente un autre canal de déséquilibre. La Chine exporte à bas coûts et inonde les marchés européens, réduisant l'espace pour les producteurs locaux.

L'initiative française doit donc être lue comme une pièce d'une stratégie plus large de protection du marché intérieur, qui mêle dimensions économiques et géopolitiques : limiter la capacité de pénétration chinoise pour préserver la résilience européenne.

Un défi politique et culturel

Reste la question centrale : jusqu'où l'Europe est-elle prête à sacrifier la liberté de choix des consommateurs, séduits par des prix attractifs, au nom de la sécurité et de la concurrence loyale ?
Le débat n'est pas seulement technique, mais aussi politique et culturel. Une Europe capable de protéger son marché est une Europe plus souveraine, mais également plus exposée aux critiques de ceux qui l'accuseront de protectionnisme.

En même temps, sans règles efficaces, le risque est celui d'un démantèlement progressif du tissu économique européen, incapable de résister à la pression des géants étrangers.

Conclusion

La proposition française est un signal clair : l'Europe ne peut plus se contenter d'être spectatrice face à l'expansion des plateformes mondiales.
Il faut trouver un équilibre entre rapidité d'action et garanties juridiques, entre protection du marché et ouverture commerciale.

La bataille qui s'ouvre à Bruxelles sur le déréférencement des plateformes chinoises sera l'un des terrains où se mesurera la capacité de l'Union à conjuguer souveraineté numérique, sécurité économique et protection des citoyens.

A propos de l'auteur

Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l'accent sur la dimension de l'intelligence et de la géopolitique, en s'inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l'École de Guerre Économique (EGE).
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/ et avec l'Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l'Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/
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