
Des artères numériques devenues zones de confrontation
En 2025, le monde numérique repose plus que jamais sur des infrastructures invisibles. Près de 99 % du trafic Internet intercontinental et plus de 10.000 milliards de dollars de transactions financières quotidiennes transitent par un maillage de plus de 550 câbles sous-marins.
Ces « autoroutes des données » constituent l'épine dorsale de la mondialisation numérique.
Ce qui était autrefois un réseau discret d'infrastructures techniques est désormais un champ de confrontation stratégique majeur, où s'entrelacent intérêts économiques, puissance militaire et rivalités géopolitiques.
Les tensions croissantes entre blocs rivaux — États-Unis et alliés d'un côté, Chine et Russie de l'autre — se traduisent aussi par une militarisation progressive des fonds marins. Des incidents répétés ces derniers mois, notamment dans l'Atlantique Nord, en mer Baltique, en Méditerranée orientale et dans l'océan Indien, confirment que ces câbles sont désormais des cibles et des instruments de puissance.
En septembre 2025, un segment reliant la Scandinavie au Royaume-Uni a été sectionné lors d'une opération attribuée officieusement à des « acteurs étatiques », provoquant une brève perturbation des flux financiers et de données en Europe du Nord.
Privatisation et concentration d'un bien commun stratégique
Depuis 2020, la carte des câbles sous-marins s'est profondément transformée. Plus de 60 % des nouveaux projets sont désormais financés ou codétenus par des géants privés du numérique. Google contrôle directement plus de 20 câbles transocéaniques. Meta investit massivement dans des liaisons entre l'Afrique et l'Europe, tandis que Microsoft et Amazon consolident leurs routes intercontinentales en Asie et en Amérique latine.
En parallèle, Orange et d'autres opérateurs historiques européens tentent de conserver un rôle, mais leur capacité d'investissement reste limitée face aux colosses américains et asiatiques. Ce déséquilibre donne aux Big Tech un pouvoir d'influence inédit sur les flux stratégiques mondiaux. Les États européens peinent à imposer des conditions de gouvernance ou à sécuriser des corridors critiques.
Sabotages et espionnage : l'infrastructure devient une cible militaire
L'Europe face à une dépendance stratégique
L'Union européenne dépend aujourd'hui d'une trentaine de câbles transatlantiques majoritairement détenus par des entreprises américaines. Moins de 15 % des infrastructures sont contrôlées directement par des acteurs européens. Cela signifie que, dans un scénario de conflit ou de tensions commerciales, une grande partie des flux stratégiques européens pourrait être vulnérable à des pressions extérieures.
Pour répondre à cette dépendance, plusieurs initiatives ont été lancées. La Commission européenne travaille sur une stratégie commune de protection des infrastructures critiques. Des projets pilotes ont vu le jour, notamment en France avec la sécurisation de hubs en Bretagne et à Marseille, ou encore en Italie et en Espagne, points d'entrée des câbles reliant l'Afrique. Mais ces efforts restent fragmentés et peinent à rivaliser avec les investissements massifs des acteurs privés.
Routes numériques et compétition géoéconomique
La bataille autour des câbles sous-marins est aussi une guerre commerciale.
People's Republic of China déploie ses propres liaisons dans le cadre des « routes de la soie numériques », reliant l'Asie, l'Afrique et l'Europe par des corridors alternatifs. Des entreprises comme Huawei Marine ou China Telecom construisent des réseaux concurrents qui renforcent l'influence de Pékin dans le Sud global. En Afrique, plusieurs pays sont désormais connectés prioritairement par des infrastructures chinoises, ce qui confère à Pékin un levier politique et économique majeur.
Face à cela, les États-Unis misent sur une alliance entre leurs géants technologiques et leurs forces militaires pour maintenir leur suprématie. L'Europe, encore une fois, se retrouve dans une posture défensive, cherchant à sécuriser ses routes plutôt qu'à en créer de nouvelles. Cette asymétrie stratégique est l'un des grands défis de 2025.
Nouveaux risques économiques et financiers
La dépendance aux câbles sous-marins expose aussi les marchés financiers.
En juin 2025, une panne survenue sur un segment reliant Londres et New York a ralenti pendant plusieurs heures des flux de transactions à haute fréquence, créant une volatilité inhabituelle sur les marchés boursiers. Ce type d'incident montre que la sécurité physique des câbles a désormais des répercussions directes sur les bourses mondiales et sur la stabilité économique globale.
En parallèle, des experts en cybersécurité alertent sur un risque croissant d'attaques combinées — sabotage physique et cyberintrusion coordonnée — pouvant paralyser des segments entiers de l'économie mondiale.
Une course technologique vers les câbles de nouvelle génération
La souveraineté numérique au défi de la géopolitique
En 2025, la souveraineté numérique n'est plus une abstraction politique. Elle dépend directement de la capacité des États et des blocs régionaux à contrôler leurs flux physiques de données.
L'Europe se retrouve face à un dilemme : continuer à dépendre d'acteurs privés étrangers ou investir massivement dans une infrastructure autonome et sécurisée. La question dépasse la seule technologie. Elle touche à la défense, à la diplomatie, à la finance et à la capacité d'un continent à exister comme puissance stratégique.
La guerre froide numérique n'a pas besoin d'armes visibles pour être dévastatrice. Elle se déroule sous les vagues, à des milliers de mètres de profondeur, dans des zones où chaque câble posé peut décider de l'équilibre mondial. Ce champ de bataille silencieux pourrait bien être l'un des théâtres les plus décisifs du XXIe siècle.
A propos de
Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l'accent sur la dimension de l'intelligence et de la géopolitique, en s'inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l'École de Guerre Économique (EGE).
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/ et avec l'Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l'Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/
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