L’opposition subtile entre choisir, consentir, se résigner, subir, céder et capituler engage des couches distinctes de l’agir humain, que les philosophes, sociologues, psychologues et cindyniciens ont, chacun à leur manière, tenté de déplier.
Choisir : l’initiative comme expression de souveraineté
Choisir, d’abord, renvoie à une capacité d’auto-détermination qui s’enracine dans la liberté telle que Kant la formule dans la "Critique de la raison pratique " : un acte est véritablement choisi lorsque la volonté se donne elle-même sa loi. Le choix appartient ainsi à la sphère de ce que Hannah Arendt, dans "La Condition de l’homme moderne", nomme l’initiative, c’est-à-dire l’ouverture d’un espace d’action où l’individu apporte quelque chose de nouveau dans le monde. Sociologiquement, choisir engage une marge d’autonomie structurée par des cadres d’opportunité, comme l’a montré Pierre Bourdieu avec l’habitus dans "Le sens pratique " ; mais même dans ces déterminations, la capacité de jouer avec les contraintes demeure.
Consentir : l’adhésion négociée à l’altérité
Consentir relève d’une gradation différente. Il ne s’agit pas seulement d’agir selon une loi que l’on se donne, mais d’accepter qu’une requête, une norme ou une situation trouve place en soi. Paul Ricœur, dans "Soi-même comme un autre", distingue l’assentiment volontaire du simple acquiescement résigné : consentir engage la reconnaissance réflexive d’un sens, d’un bien ou d’une nécessité. Psychologiquement, le consentement mobilise les mécanismes d’adhésion, d’identification partielle et de négociation interne. Il n’est jamais totalement pur, car il suppose un ajustement à une altérité : l’attente de l’autre, la pression du groupe, ou encore la norme intériorisée. En cela, il possède une ambivalence sociologique étudiée par Alain Ehrenberg dans "La fatigue d’être soi ", où le consentement contemporain se présente souvent comme obligation à l’autonomie, à la performance, à l’assentiment à des injonctions paradoxales.
Se résigner : la suspension volontaire de l’élan transformateur
La résignation introduit une rupture. Elle est le moment où l’élan volontaire décroît, où l’individu cesse de projeter une transformation possible. Schopenhauer en donne une lecture radicale dans Le monde comme volonté et comme représentation, où la résignation correspond presque à la suspension de la volonté elle-même. Plus proche de nous, Max Weber évoque dans "Le savant et le politique" la “dure obligation” d’accepter les conséquences de l’action, mais cette acceptation n’est pas résignation : elle demeure active. La résignation, au contraire, marque l’effondrement d’une part d’agentivité. Psychologiquement, elle se distingue de l’acceptation par l’absence d’intégration : on se résigne parce qu’on ne voit plus d’issue, non parce qu’on reconnaît un sens. Elle peut naître d’un épuisement décisionnel ou d’une exposition prolongée à l’incertitude.
Subir : l’impuissance apprise face à la violence symbolique et matérielle
Subir franchit un pas supplémentaire. Celui qui subit ne décide pas, ne consent pas, ne se résigne même pas : il est traversé par les événements. Michel Foucault, dans "Surveiller et punir " et "La volonté de savoir ", montre comment les formes modernes de pouvoir produisent des corps qui subissent des normes sans toujours les comprendre ni les intérioriser. Subir, sociologiquement, renvoie à des structures d’asymétrie — hiérarchiques, symboliques, matérielles — et à ce que Bourdieu appelle la violence symbolique. Psychologiquement, la passivité imposée peut conduire à ce que Seligman nomme, dans "Helplessness", l’impuissance apprise : l’expérience répétée de l’inefficacité de ses actions produit un retrait, parfois durable, de la volonté d’agir.
Céder : le renoncement stratégique calculé
Céder implique cette fois une négociation explicite avec la contrainte. Céder, c’est renoncer à une position, non pas parce que l’on n’a plus de ressources, mais parce qu’on évalue que les enjeux d’un maintien sont supérieurs aux bénéfices attendus. On retrouve chez Thomas Schelling, dans The Strategy of Conflict, l’analyse du renoncement stratégique : céder peut être une tactique, une manière de préserver des marges futures. Psychologiquement, céder peut traduire la souplesse, la recherche d’apaisement, ou au contraire l’évitement. Sociologiquement, il révèle souvent la manière dont les rapports de force s’ajustent et se stabilisent.
Capituler : la rupture du cadre et la dissolution de l’acteur
Capituler constitue enfin le point extrême où la relation à la contrainte se ferme. Il ne s’agit plus de négocier, mais d’abandonner la possibilité même de résister. La capitulation renvoie à une rupture de sens : l’individu ou le collectif se retire entièrement du champ de l’affrontement. Dans La société du risque, Ulrich Beck montre comment certains systèmes capitulent face à la complexité en se réfugiant dans la minimisation ou le déni ; la capitulation devient une forme d’aveuglement institutionnel.
Lecture cindynique : des perturbations réversibles à la rupture irréparable
Pour les cindyniques, ces six verbes s’analysent à l’aune d’un espace comportant cinq dimensions qui matérialisent les valeurs qui sous-tendent l’agir (axiologie), les règles et lois qui régulent l’agir (déontologie), la finalité qui guide l’agir (téléologie), les données qui monitorent l’agir (statistiques) et les modèles interprétatifs (épistèmê) qui guident la décision de l’agir. Cet espace est limité par un cadre à quatre dimensions que sont la structure, l’organisation, le fonctionnement et la communication qui rendent possible l’agir. Au-delà du cadre s’étend un horizon à trois dimensions matérialisé par le contexte, le milieu et l’environnement, qui influencent ou conditionnent l’agir. Dans cette perspective, choisir et consentir n’entraînent pas de perturbation de l’espace cindynique, de son cadre ou de son horizon. Se résigner marque le début d’une tension du cadre sans déformation visible – mais avec des endommagements invisibles possibles. Subir correspond à une déformation réversible et adaptative du cadre. Céder correspond à une déformation irréversible et désadaptative. Capituler, enfin, correspond à une rupture du cadre, où la distinction entre l’hyperespace et son horizon s’efface dans une forme de dissolution du sens et de l’action.
Conclusion
Loin d’être une simple échelle de l’intensité du « non », la séquence choisir → consentir → se résigner → subir → céder → capituler dessine une véritable jauge de résilience stratégique. Elle permet à l’analyste d’identifier, presque en temps réel, à quel stade se situe un acteur (entreprise cible d’OPA hostile, État sous pression géopolitique, dirigeant confronté à une coalition interne, etc.) et surtout d’anticiper le point de bascule irréversible : la capitulation.
Dans les arènes de l’intelligence économique, repérer précocement un glissement du consentement vers la résignation chez un partenaire ou un concurrent offre une fenêtre d’action décisive. Inversement, savoir reconnaître chez soi les premiers signes de résignation ou de cession permet d’activer des contre-mesures avant que le cadre ne se déforme de façon irréversible.
Ces six verbes, lus à l’aune des sciences du danger et des rapports de force, deviennent ainsi un instrument de diagnostic précoce et de décision sous contrainte – un outil discret mais redoutablement efficace dans l’arsenal du stratège contemporain.
Dans les arènes de l’intelligence économique, repérer précocement un glissement du consentement vers la résignation chez un partenaire ou un concurrent offre une fenêtre d’action décisive. Inversement, savoir reconnaître chez soi les premiers signes de résignation ou de cession permet d’activer des contre-mesures avant que le cadre ne se déforme de façon irréversible.
Ces six verbes, lus à l’aune des sciences du danger et des rapports de force, deviennent ainsi un instrument de diagnostic précoce et de décision sous contrainte – un outil discret mais redoutablement efficace dans l’arsenal du stratège contemporain.
A propos de Jan-Cédric Hansen
Dr Jan-Cédric Hansen
Praticien hospitalier, expert en pilotage stratégique de crise, vice-président de GloHSA et de WADEM Europe, Administrateur de StratAdviser Ltd - http://www.stratadviser.com
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A propos de Jean-Marie Carrara
Jean-Marie Carrara. Docteur en Pharmacie et diplômé de Biologie Humaine.
ll est auditeur en Intelligence Economique et Stratégique à l'Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (IHEDN)
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