Intelligence des risques

Christophe Assens : repenser la souveraineté dans un monde d’interdépendances

VA Editions. "France : une souveraineté sous influence". Préface Alain Juillet


Jacqueline Sala
Jeudi 27 Novembre 2025


Face aux crises mondiales et aux jeux d’influence qui bousculent l’ordre établi, la France voit sa souveraineté fragilisée. Entre dépendances économiques, pressions géopolitiques et renoncements politiques, l’ouvrage France : une souveraineté sous influence interroge la capacité de la nation à redevenir maîtresse de son destin. a France est-elle encore souveraine ? Entre Washington, Bruxelles et Moscou, le pays vacille. Ce livre appelle à repenser l’État stratège.



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Bonjour Christophe Assens, merci d'avoir accepté cet entretien. Vous publiez aux éditions VA France : une souveraineté sous influence ?, un ouvrage qui interroge la capacité de notre pays à préserver son indépendance dans un monde marqué par des interdépendances économiques, politiques et géopolitiques. Pour commencer, pouvez-vous nous dire ce qui vous a poussé à écrire ce livre et quel message central vous souhaitez transmettre aux lecteurs ?


Qu'est-ce qui vous a conduit à écrire France : une souveraineté sous influence ? et quel constat de départ vous a motivé ?

Dans le cadre de mes activités d'enseignant-chercheur, j'éprouve le besoin de rédiger un livre pour diffuser mes idées auprès d'un public le plus large possible. Cet exercice fait partie intégrante de ma mission d'intérêt général. Il s'agit d'éclairer par mon expertise des débats qui animent la société auprès du citoyen. Parmi ces débats, l'un d'entre eux a retenu mon attention. Je me suis rendu compte que depuis de nombreuses années la France était administrée en fonction d'intérêts catégoriels, corporatistes, sectoriels, idéologiques aux antipodes de l'intérêt collectif. Mais cette situation n'est plus tenable, en raison de problèmes en politique intérieure, et de la montée d'une nouvelle forme d'impérialisme sur le plan géopolitique. C'est le constat que je formule comme point de départ dans l'écriture de cet ouvrage à travers l'extrait suivant :   
 

« Le principe de souveraineté nationale devrait orienter la politique de la France, ce qui n'est plus forcément le cas, en raison des jeux d'influence à l'échelle mondiale. En effet, pour certains analystes comme Francis Fukuyama, la mondialisation de l'économie a ouvert une période de progrès qui ne nécessiterait plus de se retrancher derrière les frontières nationales. D'après cet auteur célèbre, l'humanité serait en effet sortie définitivement de l'obscurantisme, grâce aux vertus de la démocratie libérale. Les faits démentent cette vision utopique. Le monde n'est pas entré dans une période de progrès irréversible pour le genre humain, dont la démocratie servirait de point de repère pour l'ensemble des peuples. À la faveur des crises mondiales comme la pandémie du Covid-19 ou la guerre en Ukraine, nous avons constaté que le monde n'est pas régi par une fraternité sans borne, mais par des vives tensions, où le repli national l'emporte sur l'entraide internationale. »
 

Face au nouvel ordre mondial, la boussole stratégique pour la France relève de la défense de la souveraineté sur les plans culturels, industriels, scientifiques, économiques, militaires, énergétiques, alimentaires, etc. L'ouvrage traite de ces thématiques qui sont rarement abordés de façon prioritaire dans l'agenda politique. J'explique aussi dans le livre les causes du renoncement politique. 


Comment définissez-vous la notion de souveraineté aujourd'hui, et en quoi la situation de la France vous semble-t-elle particulière par rapport à d'autres pays européens ?

Pour définir la notion de souveraineté, je reprends un extrait de la préface signée par Alain Juillet que je remercie pour son soutien, et que je considère comme l'un des meilleurs experts en France pour expliquer la géopolitique et l'état du monde, le renseignement ou la transformation digitale :  
 

« La souveraineté est un mot dont la définition évolue selon les interprétations. Pour reprendre celle la plus couramment admise, la souveraineté d'un État d'une organisation ou d'une activité repose sur l'exclusivité de sa compétence sur le territoire national et de son indépendance absolue dans l'ordre international. Il est vrai qu'attaquer, réduire ou annihiler la souveraineté impacte directement le pays ou le domaine concerné. De Gaulle reprenant la Constitution, et se souvenant de la Révolution française, disait que la souveraineté nationale c'était la souveraineté du peuple. Elle fut remise en cause quelques années plus tard, après un référendum populaire s'opposant au traité constitutionnel européen, quand l'exécutif la contourna par un vote des parlementaires réunis en Congrès. »
 

Au-delà de sa position au 7ème rang économique mondial, la France occupe une place à part en Europe, car elle est la seule à disposer d'une armée opérationnelle de classe mondiale et d'une capacité de dissuasion nucléaire indépendante des États-Unis à travers l'OTAN. Cette singularité de la France n'est pas exploitée sur le plan stratégique, pour rendre l'Europe puissante, afin de contrebalancer le jeu de la Russie, de la Chine ou des États-Unis, dans un monde multipolaire. Cette réflexion sur la rivalité de puissances fait l'objet d'un débat approfondi dans l'ouvrage. 


Dans votre ouvrage, vous évoquez des forces qui limitent ou orientent la souveraineté française. Quelles sont, selon vous, les principales influences — économiques, politiques, géopolitiques — qui pèsent sur la France ?

Les forces qui limitent ou orientent la souveraineté française sont multiples. Il y a toujours eu dans l'histoire une volonté de dicter l'agenda de la France à travers la propagande, la diplomatie, la négociation ou la contrainte.

Dans l'ouvrage d'Éric Branca « Washington contre De Gaulle : l'ami américain » (Editions Perrin), on comprend de quelle manière les États-Unis ont imposé à l'Europe une soumission depuis la fin de la seconde guerre mondiale, en accordant la protection militaire en échange d'une vassalisation économique et culturelle. Nous ne sommes pas sortis de cette relation. Les États-Unis continuent d'imposer à l'Europe un agenda américain, comme l'illustre la négociation récente du traité de libre-échange imposé par Donald Trump.

Outre d'être taxée à hauteur de 15% sur les produits exportés aux Etats-Unis, l'Europe accepte, sans contrepartie, d'acheter 750 milliards de dollars d'énergie américaine sur trois ans, sous prétexte de remplacer l'approvisionnement en gaz russe. Elle accepte également d'investir aux États-Unis 600 milliards de dollars en plus des investissements déjà consentis. Elle projette également d'acheter du matériel militaire américain pour le livrer à l'Ukraine.
 Dans le cadre de ces accords, la France est engagée de façon solidaire comme les autres pays membres de l'Europe.

L'un des problèmes majeurs est donc le rôle de l'Europe qui ne protège pas les 27 pays membres, ni sur le plan particulier, ni sur le plan général. Au contraire, l'Europe a pris un virage bureaucratique en raison des vagues successives d'adhésions : démocratisation au Sud, chute du mur de Berlin en Allemagne, disparition de l'URSS à l'Est, cooptation au Nord. Au fur et à mesure de l'extension européenne, le pouvoir politique des États membres s'est dilué dans le pouvoir administratif à Bruxelles. A partir de ce moment, la bureaucratie devient la première boussole en Europe. Elle instaure une uniformité de règles et de normes qui détruisent progressivement l'industrie et l'agriculture, au nom d'une idéologie souhaitant moraliser l'économie. 

L'ouvrage discute de cette question fondamentale, du lien entre la France et l'Europe. Quelle est la place de l'Europe dans le monde. Quels sont les modèles de gouvernance ? Comment retrouver de l'influence à partir de la France et de l'Europe ? 


En quoi cette souveraineté sous influence affecte-t-elle concrètement la vie des Français, dans leur quotidien ou leur rapport à l'État ?

La société est fracturée actuellement. Les compétiteurs de la France mènent une guerre d'information par le milieu social. Il s'agit d'utiliser les outils digitaux pour modifier les représentations sociales. Par exemple, en raison du soutien de la France à l'Ukraine grâce à sa supériorité économique et militaire en Europe, la France est devenue la cible principale de la propagande russe.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, la Russie a investi 1 milliard de dollars pour déstabiliser la France, à travers les médias, les influenceurs, le financement d'ONG ou d'associations, les actes de sabotage. A titre d'exemple, 400 000 articles de propagande sont partagés sur les réseaux sociaux toutes les 45 secondes. Par la propagande, il s'agit de faire fléchir la volonté de la France, pour faire fléchir par effet de domino les autres nations européennes. Des lieux de culte sont également ciblés en France par les services de renseignement russes, comme des synagogues ou des mosquées, pour opposer les communautés religieuses. L'objectif est de polariser les débats de société, en faisant monter la radicalité. De cette manière, la guerre de l'information fracture la cohésion nationale et affaiblit le patriotisme. La force morale de la nation est attaquée. Le lien entre la population et l'armée se distend. 

Les effets de cette guerre de l'information sont particulièrement probants en Afrique (Niger, Mali, Tchad, Burkina Fasso) où la France perd son influence au profit de la Russie. L'ouvrage examine les conséquences de cette perte d'influence de la France en Afrique. 


Quelles pistes proposez-vous pour renforcer ou réinventer la souveraineté française, et quel rôle peuvent jouer les citoyens dans ce processus ?

Réinventer la souveraineté française consiste à changer le rôle de l'État par rapport aux attentes du citoyen. Il faut passer d'un État providence où le citoyen est assisté par la puissance publique à un État stratège où le citoyen assume la responsabilité de son avenir et de celui du pays. 

Depuis 40 ans, l'État providence met en place un programme de redistribution, financé à crédit, pour réduire les inégalités sociales sur le plan matériel. L'État devient omnipotent. Il sort de ses prérogatives régaliennes. Au nom d'une certaine conception de l'égalité, l'État se substitue au marché, pour compenser les inégalités sociales par la mise en place d'une couverture sociale devenue trop coûteuse sur le plan des retraites, de la protection maladie, ou de l'assurance chômage, en raison notamment de la baisse démographique et de l'allongement de l'espérance de vie. Dans un monde capitaliste qui valorise la prise de risques pour créer des richesses, l'État providence s'engage dans un chemin inverse.

L'État providence décourage la prise de risque en taxant tout ce qui bouge, en réglementant tout ce qui bouge encore, et en subventionnant tout ce qui ne bouge plus. Résultat, le travail perd sa raison d'être dans une « société du moindre effort ». La responsabilité du citoyen pour produire de la richesse économique est alors reléguée au second plan, par rapport à l'assistanat du citoyen comme enjeu des surenchères politiques au moment des élections. Avec une dette publique de 3500 milliards détenue pour moitié par les compétiteurs de la France comme la Russie ou la Chine, et avec l'intérêt de la dette d'un montant de 70 milliards déterminé sur les marchés financiers par des organismes américains, il est évident que cette situation ne peut pas durer. Pour réinventer la souveraineté de la France, la richesse n'est pas le problème, c'est la solution ! 

 

Pour cela, il faut basculer vers une autre conception de l'État : un État stratège recentré sur ses fonctions régaliennes (justice, sécurité, défense), totalement décentralisé auprès des collectivités locales pour les autres missions, et capable de défendre les intérêts économiques de la France, dans un monde résolument capitaliste, face à des prédateurs d'envergure mondiale. L'ouvrage dresse les contours d'un État stratège, condition préalable au renforcement de la souveraineté française.   


Merci pour ces éclairages. Votre ouvrage invite à réfléchir sur la place de la France dans un monde globalisé et sur les moyens de redonner du sens à la souveraineté nationale. Avant de nous quitter, quel message aimeriez-vous adresser aux lecteurs qui s'interrogent sur l'avenir de la France et sur leur rôle, en tant que citoyens, dans cette quête de souveraineté ?

La France possède les talents, les ressources et les atouts nécessaires pour défendre sa souveraineté, à condition que tout le monde se mobilise. Comme le disait J.F Kennedy le 20 janvier 1961 dans une allocution à l'investiture de la présidence des États-Unis restée célèbre : « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays. » 

Pour poursuivre la réflexion, je recommande le débat organisé à Paris par le nouvel essor français le 6 décembre : "Que signifie être souverain au XXIe siècle ?  » 
 

A propos de

Christophe Assens
Docteur en sciences de gestion (Paris Dauphine) et Habilité à Diriger des Recherches (Paris Dauphine), Christophe Assens est professeur de stratégie à l'Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines (Paris Saclay).
Titulaire de la chaire Réseaux et Innovations. En 2025, il préside ADIMAP et le symposium regards croisés en management public, en partenariat avec l'ENAP Québec et EDC Paris Business School.