Petit traîté de signaux faibles

Chronique 5. RESISTANCES AUX SIGNAUX FAIBLES : « LES ENNEMIS INTÉRIEURS ». © Thierry Portal


Jacqueline Sala
Lundi 26 Mai 2025


Dans les précédentes chroniques de notre « Petit Traité des signaux faibles » (appliqués aux crises), nous avons abondamment abordé la difficulté de comprendre la nature des signaux faibles, ceux-ci constituant par essence des informations précoces et incertaines sur lesquelles le jugement critique est difficile à porter. De même, nous avons pu voir que les veilleurs se heurtaient à de nombreux obstacles : hétérogénéité des sources ; limites techniques du traitement de données ; intégration délicate dans l’analyse des risques ; biais psychologiques individuels et collectifs pesant sur la recherche, le traitement et surtout l’interprétation des informations ; valorisation difficile de l’information vers les étages hiérarchiques ; prise en compte –ou non- de la part de l’organisation… Ainsi, nous avons ausculté, au travers d’exemples plus ou moins récents, les multiples difficultés liés au travail de veilleur, qu’elles soient d’ordre mémoriel, technique, managérial et enfin organisationnel.



Dans cette Chronique 05, nous vous proposons d’approfondir – de manière décalée- le sujet des résistances intérieures à l’organisation en l’illustrant par quelques turpitudes géopolitiques récentes ayant impacté durablement les intérêts français dans le monde. En empruntant au langage martial de la guerre et de la confrontation, cette Chronique N° 05 aura pour objet d’illustrer ces « Ennemis intérieurs » dans la prise en compte des « signaux faibles ».

Chronique 5. RESISTANCES AUX SIGNAUX FAIBLES :  « LES ENNEMIS INTÉRIEURS ». © Thierry Portal


L’ENNEMI N° 01 : DE L’INTERPRÉTATION PARTAGÉE OU « LA DÉLICATE COMMUNAUTÉ D’ANALYSE »

Nous savons que le 1er ennemi intérieur des « capteurs du sensible » réside en la difficulté dans la mise en relation des données collectées avec d’autres connaissances pour donner du sens à une information brute à qui l’on prête un potentiel informatif. Comme l’expliquent les chercheurs Linot & all (2018), l’analyse d’une situation susceptible d’entrainer une situation de crise « dépend fortement du renseignement, du partage et de l’exploitation d’informations multi-sources. Le partage d’information permet la construction d’une meilleure compréhension partagée des évènements (situation awareness) et facilite la coordination entre les différentes organisations impliquées dans cette gestion. Mais plusieurs chercheurs dont Quarantelli (2000), Lagadec (2008b ; 2009) et Dautun (2007) font part de problèmes de communication omniprésents dans la réponse aux crises ». En bref, du partage peut naître une analyse commune. Sauf que cela ne marche pas à tous les coups… » [[1]] .
 
L’affaire du « fiasco » des renseignements militaires français face aux préparatifs russes à la frontière ukrainienne à la fin 2021 est un exemple parfait d’interprétation fausse issues d’informations vraies, précoces et partagées. De fait, revisiter l’histoire nous permet, en l’espèce, de comprendre comment le scénario d’une invasion russe en Ukraine a divisé les services secrets occidentaux dès l’automne 2021.
  • Selon Le Monde du 31 mars 2022, les services de renseignement américains et britanniques indiquaient à leurs alliés, dès le mois d’octobre 2021, « la possibilité d’une intervention russe en Ukraine ». A charge, l’histoire retiendra le partage tardif avec leurs « amis européens » des éléments qui leur permettaient de parvenir à cette conclusion. En effet, il fallut attendre une décision politique, venue du Président J. Biden, pour qu’un processus de coopération avancée soit mis en place, à la mi-novembre 2021, entre les agences de renseignement américaines, britanniques, françaises, allemandes et italiennes. Pourtant, une fois acquise, cette mutualisation des connaissances ne conduisit pas à l’adoption d’une stratégie commune. Deux camps émergeaient : celui des Anglo-Saxons tenant pour acquis que Vladimir Poutine allait passer à l’attaque, et celui des Européens continentaux estimant qu’il y avait encore de la place pour une négociation, compte tenu du prix élevé d’une confrontation armée..
     
  • Et l’invasion survint, avec pour conséquence rapide la remise en cause, en France, de la Direction du renseignement militaire (DRM) qui se vit reprocher, selon l’AFP du 30 mars 2022, une mauvaise analyse des intentions russes vis-à-vis de l’Ukraine avant le déclenchement du conflit. Ecoutons le Général Burkhard, Chef d’Etat Major des Armées : « Les américains disaient que les russes allaient attaquer. Ils avaient raison. Nos services pensaient plutôt que la conquête de l’Ukraine aurait un coût monstrueux » (empêchant toute invasion - ndlr). Président de la commission des affaires étrangères du Sénat, le sénateur C. Cambon le rejoint [[2]]  : « Il y avait des signes. L’armée russe avait massé plus de 150 000 hommes aux frontières de l’Ukraine et déplacé en nombre des poches de sang. Ces éléments posent quand même question. »
     
Face aux accusations de l’état-major des Armées pour « manque de maîtrise des sujets » et « briefings insuffisants », la DRM se défendit en expliquant qu’elle était en charge de faire « du renseignement militaire sur les opérations, pas sur l'intentionnalité » et que « les productions du service concluaient que la Russie avait (bien) les moyens d'envahir l'Ukraine ».
 

[[1]] Béatrice Linot, François Charoy, Jérôme Dinet, Valerie Shalin. Une perspective computationnelle sur un défi (probable) CRISORSEC. 1ère biennale de la sécurité civile : “ L’acceptabilité des risques : approches pluridisciplinaires ”, Ecole nationale supérieure des officiers de sapeurs-pompiers, Jun 2018, Aix-en-Provence, France. ffhal-02280588f
[[2]] Public Sénat - https://www.publicsenat.fr/actualites/non-classe/le-directeur-du-renseignement-militaire-remercie
 
 

Chronique 5. RESISTANCES AUX SIGNAUX FAIBLES :  « LES ENNEMIS INTÉRIEURS ». © Thierry Portal

L’ENNEMI N° 02 : DE LA PRISE EN COMPTE DES SIGNAUX OU « Y A-T-IL UN PILOTE DANS L’AVION ? »

Tout est une question d’interprétation n’est-ce pas ? Certes… Mais pas que !
 
Car une fois réalisée cette tâche, survient la délicate valorisation du « signal faible », c’est à dire sa remontée aux étages supérieurs : l’hypothèse (ou l’information) doit être transmise à la / aux « bonne(s) personne(s) », qui hiérarchise(nt) les informations (phase de priorisation), afin d’en accélérer le traitement. Ce n’est qu’ensuite, dans un monde idéal, que le(s) décisionnaire(s) fina(ux)l mettra(ont) en résonnance signal faible et changement de trajectoire potentiel : en effet, encore faut-il qu’il(s) partage(nt) les hypothèses et scénarios révélés par les veilleurs, qu’il(s) prenne(nt) le(s) inévitables risque(s) managériaux, commerciaux ou financiers et les aligne(nt) sur les nécessités de la continuité d’activités, qu’il(s) en assume(nt) la coresponsabilité « politique » devant les salariés, le Codir, les actionnaires, les autorités publiques, la presse, voire même dans certains cas devant le tribunal de l’Opinion. Bref, prendre les meilleures décisions dans un contexte d’incertitude où des phénomènes de régression, tels les biais cognitifs, impactent durablement la vision d’un comité de direction sur une situation inattendue, surprenante, imprévisible…

Quelques jours avant l’invasion russe, le journaliste reconnu dans les sphères de la défense J.D. Merchet exprimait lui aussi ses doutes sur l’hypothèse d’un tel acte belliqueux sur le plateau de C Dans l’Air (France 5). La raison ? : l’absence supposée d’indicateurs majeurs d’un engagement imminent tels que relevés par le renseignement (exemple : absence d’hôpitaux de campagne). Pourtant très bien informé, cet expert de haut niveau soit ne disposait pas des informations utiles, soit partageait lui-même l’hypothèse de la DRM…
 
A ce niveau d’enjeu et de gravité, la question devient donc : qu’en était-il alors de l’Etat français, en particulier de son chef ? Autrement dit, le « pilote dans l’avion » était-il bien informé ?
  • Citons toujours Public Sénat qui interrogeait le sénateur C. Cambon sur la qualité des informations transmises au plus haut sommet de l’exécutif français : « Visiblement, le président de la République ne disposait pas des renseignements adéquats quand il s’est rendu à Moscou, début février pour s’entretenir avec Vladimir Poutine », soulignait-t-il. Et de rappeler qu’à la suite de sa rencontre avec le maître du Kremlin le 7 février, le président de la République assurait « avoir obtenu » de la part de son homologue russe qu’il n’y aurait pas « de dégradation ni d’escalade » entre Kiev et Moscou. « En temps de guerre, la qualité du renseignement est essentielle. Ça n’a pas toujours été le cas jusqu’ici », soulignait ainsi le sénateur LR, annonçant alors une action de la Délégation parlementaire au renseignement (DPR) qu’il présidait alors : « Le renseignement ne tient pas à un homme, mais quand il y a une erreur, c’est son chef qui en porte la responsabilité ».
     
  • Et de conclure par une autre affaire, au Sahel cette fois-ci, zone historique d’influence française et territoire d’importance vitale dans la lutte contre l’islamisme radicale que E. Vidaud semblerait avoir bien connue en tant qu’ancien commandant des Forces Spéciales : la supposée insuffisante mobilisation de son service en amont du double coup d’Etat au Mali en mai 2021 par le colonel Assimi Goïta. Pour les experts, cet évènement constituerait l’une des nombreuses étapes dans la montée en puissance d’un chaos politique malien durable, sanctionné par une tension progressive entre Bamako et Paris : quelques mois plus tard, expulsion de l’Ambassadeur français (janvier 2022), puis décision élyséenne de retirer la force Barkhane (maintien de la paix) du Mali (novembre 2022) …
 
Face à ces accusations, le patron de la DRM donnait sa démission des forces armées françaises fin mars 2022…

 

Chronique 5. RESISTANCES AUX SIGNAUX FAIBLES :  « LES ENNEMIS INTÉRIEURS ». © Thierry Portal

L’ENNEMI N° 03 : LÉTHARGIE COLLECTIVE + RÉVEIL TARDIF = VERS UN « SYNDROME MUNICHOIS » ?

La recherche académique, comme l’histoire, nous apporte quotidiennement des preuves de ces réveils tardifs qui ont entraînés des conclusions malheureuses. L’éclaireur qu’a toujours été le chercheur P. Lagadec nous a démontré pendant des décennies d’études les difficultés organisationnelles à accepter la surprise, l’inattendu.
 
Au premier rang de ces incapacités à agir, de ces verrous empêchant l’action, nous trouvons : « le refus d’accepter qu’un processus de crise soit en marche : On attend des preuves, concept piège car ces preuves ne viendront que trop tard ; le recul général face à la nécessité de "prendre en charge" la situation : chacun va trouver maints motifs justifiant d'attendre que l'on sache exactement qui est concerné par le phénomène atypique et inclassable qui se développe ; l’enfermement général dans des "bunkers" qui ne communiquent plus entre eux. ; (…) l’agitation tactique, sans questionnement stratégique. [[3]] .
 
Du point de vue historique cette fois, tout le monde se souvient encore du 14 février 2025, lors de la Conférence de Munich, quand le vice-président américain J.D. Vance tenait des propos corrosifs à l'attention des chefs d'État européens. J.D. Vance s’inscrivait dans une tradition nationaliste portée par Nixon en développant une critique radicale de l’Europe, affirmant que « la menace la plus inquiétante » ne vient ni de la Russie ni de la Chine, mais de « l’intérieur du continent », à travers le recul « de certaines de ses valeurs les plus fondamentales » [[4]] .
 
C’est la troisième fois dans l’histoire européenne qu’une conférence internationale située à Munich « annonce des lendemains qui déchantent » pour l’ensemble du continent. De fait, Munich deviendrait-elle la ville des renoncements et l’antichambre des plus sombres précurseurs ? L’histoire se répéterait-elle ?
  • Dans la nuit du 29 au 30 septembre 1938, les accords de Munich sont signés en Allemagne pour « éviter la guerre ». Ils marquent en fait un nouveau recul des démocraties face aux initiatives hitlériennes : l'Allemagne obtient tous les territoires revendiqués (Sudètes). A Londres et à Paris, Chamberlain et Daladier sont accueillis avec enthousiasme comme les sauveurs de la paix.
     
  • Près de soixante dix années plus tard, la conférence 2007 sur la sécurité voit le président russe V. Poutine invité pour la première fois à Munich, sidérant les Occidentaux par un discours très offensif contre les Etats-Unis, qu’il accuse de vouloir instaurer un ordre unipolaire. Rétrospectivement, ce discours a été considéré comme l’un des tournants de l’après-guerre froide, le premier avertissement du maître du Kremlin à l’Occident [[5]] .
 
Alors, pourquoi les européens prétendent-ils n’avoir rien vu venir ? Pourquoi une telle sidération des auditeurs présents lors du discours de J.D. Vance ? Pendant vingt ans, les Européens ont refusé de tirer les conséquences d’une évolution pourtant constante outre-Atlantique : celle d’un repli américain doublé d’une obsession à l’égard de la puissance chinoise. Quelle est cette paralysie « aphasique » qui empêche depuis si longtemps les leaders européens de penser défense commune et sécurité collective ? Surprise stratégique ? Le discours de J.D. Vance met en lumière une nouvelle doctrine impériale américaine[[6]] , influencée par la Silicon Valley et portée par Trump II, dont l’objectif est clairement de vassaliser l’Europe sous une logique d’hégémonie économique et culturelle [[7]] . D’autant plus surprenant qu’il n’évoque pratiquement pas la guerre en Ukraine, ce discours marque en effet un tournant avec l’isolationnisme trumpien de 2016-2020, qui visait le repli sur les frontières américaines, d’où un effet de sidération des dirigeants, diplomates et chefs d’état majors présents dans la grande salle du Bayerischer Hof de Munich le 14 février 2025.
 
En fait, tout était déjà là… ! En effet, cette déstabilisation en règle du vieux continent semblait prévisible, compte tenu du cadre idéologique ultra conservateur du Projet 2025 formulé par la Heritage Foundation et porté à incandescence par D. Trump depuis son accession au bureau ovale : désormais, l’objectif est l’expansion et le remodelage du monde occidental sous un prisme national-conservateur. Pire encore, J.D.Vance pose les Etats-Unis en adversaires de l’Etat de droit qui prévaut en Europe depuis 1945 : nouvelle révolution conservatrice (post Reagan) au coeur de l’« Etat profond »  au travers d’une refonte des agences fédérales ; guerre économique protectionniste à coups de droits de douane ; programme résolument xénophobe et climatosceptique. Conçu pour choquer et sidérer, ce renversement rhétorique signale une volonté d’influencer directement la politique européenne, notamment en contestant l’existence des cordons sanitaires contre l’extrême droite. Le discours de J.D. Vance est donc un acte politique qui s’inscrit dans une pensée annoncée depuis des années, avec pour objectifs de changer la réalité des relations transatlantiques, de modifier le logiciel des libertés fondamentales et d’autoriser toute forme d’atteinte à l’Etat de droit tel que nous le connaissions jusqu’ici… Etions-nous aveugles à ce point, sachant que la Heritage Foundation préparait ouvertement le programme de Trump depuis 2022, à minima ?
 
Ce n’est que trois semaines après ce fameux discours que l’on a pu assister, enfin, à un potentiel réveil de l’Europe. A force d’hésitations sur une stratégie commune et malgré les inévitables tentations de faire cavalier seul pour obtenir les faveurs des USA, les européens se réunissaient le 05 mars, avec comme enjeu un « pilier européen renforcé » au sein de l’Otan et pour invités d’honneur le retour du Royaume-Uni dans l’environnement européen, un élargissement à des pays de l’Otan non membres de l’UE (Royaume Uni, Norvège et Turquie), l’adjonction du Canada ou de la Turquie entre autres, non européens mais membre de l’Otan… Comme l’exprime S. Kaufman dans Le Monde du 05 mars 2025, « Cinq semaines de tornade Trump nouvelle version les (européens – ndlr) ont sortis de leur léthargie. Pour de bon ». De sommets en rencontres en ce 1er semestre 2025, l’Europe de la Défense est, peut-être, en train de naître ! Mais pourquoi avoir attendu si longtemps ?
 
[[5]] https://blogs.mediapart.fr/aleteitelbaum/blog/130223/discours-de-poutine-de-fevrier-2007-la-conference-de-munich-sur-la-securité.
[6]https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/03/23/michael-lind-essayiste-americain-trump-s-inscrit-dans-une-tradition-nationaliste-qui-remonte-a-nixon_6585163_3232.html
[7] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-enjeux-internationaux/munich-que-presage-le-discours-de-j-d-vance-5718530

Chronique 5. RESISTANCES AUX SIGNAUX FAIBLES :  « LES ENNEMIS INTÉRIEURS ». © Thierry Portal

L’ENNEMI N° 04 : DE LA VIGILANCE ÉRIGÉE EN TOTEM OU « RIEN N’EST ACQUIS À QUI SAIT ENTENDRE ! »

L’ennemi numéro 04 des veilleurs réside souvent en la difficulté d’élargir la vision du groupe, d’ouvrir sur d’autres horizons ou avis et de changer de focale / lunettes / jumelles, de fouiller le passé pour comprendre les risques présents ou encore de solliciter d’autres réseaux d’influence afin de mieux cerner les tendances, les scénarios potentiels et, enfin, les signaux faibles en émergence… (Cf. Chronique 04 “A la recherche du signal perdu”).
 
Avant l’avènement de la révolution néo conservatrice de Trump II, la rupture brutale et sans préavis par l’Australie du fameux « contrat du siècle » en septembre 2021 (vente de sous-marins d’attaque conventionnels français) constituait déjà un précédent fâcheux, générant une crise diplomatique sans précédent entre nos trois pays (rappel des ambassadeurs de France aux USA et Australie, mots très durs : « trahison » ou « incompétence » utilisés par le Ministre des Affaires Etrangères de l’époque JY. Le Drian, homme diplomate et averti d’habitude). Pourtant, à y regarder de plus près, cet échec montre – entre autres- l’insuffisante prise en compte d’un certain nombre de signes avant coureurs, annonciateurs du « désastre », tel que l’explique la cellule Investigation de Radio France en janvier 2022 [[8]]  :
 
  • Juste après la signature du « contrat du siècle », quelques 22 000 documents fuitent dans la presse australienne : plans de systèmes de torpilles et de communications du Scorpène, autre modèle français de sous-marin, cette fois vendu à l’Inde… A ce sujet, Radio France y voit « une tentative de déstabilisation qui résonne, avec le recul, comme une première mise en garde, d’autant plus lorsque le Secretary du Ministère de la Défense Australien indique, lors d’une audition au Sénat, qu'une « alternative » au contrat français pouvait être recherché [9] . Début 2020, nouvelle alerte : le gouvernement australien s'inquiète de ce que le programme français a pris neuf mois de retard ». En plein début de pandémie, le nouveau PDG de Naval Group, Pierre Éric Pommellet, se rend en Australie pour rencontrer ses interlocuteurs australiens et repartir, croit-il rassuré.
     
  • « En juin 2021, alors qu’Emmanuel Macron participe au G7 en Cornouailles, une réunion secrète a lieu entre les Américains, les Anglais et les Australiens pour sceller le sort du contrat français, alors même que le président de la République française se trouve à deux pas de là… Ni Boris Johnson, ni Joe Biden ne l'informent de ce qui est en train de se tramer, les négociations secrètes entre Londres, Canberra et Washington étant déjà bien engagées. En septembre, l'Australie rompt le contrat avec la France sans préavis ; concomitamment, l'alliance AUKUS  est créée et une entente est établie entre l'Australie, les États-Unis d'Amérique et le Royaume-Uni, afin de construire les sous-marins dont l'Australie a besoin »[[10]] .
 
A grands frais, l’histoire nous rappelle que les USA avaient déjà manœuvré dans l’ombre pour écarter la France de contrats similaires, comme ce fût le cas dans les années ’80 dans le cadre d’une vente avortée de nos sous-marins nucléaires d’attaque au Canada : « La marine canadienne, comme le pouvoir politique, étaient tout à fait convaincus de l'intérêt de cette solution », se souvient Max Moulin, ingénieur en génie atomique et Capitaine de Vaisseau interrogé par Radio France. « Jusqu'au moment où les Américains sont intervenus en faisant une contreproposition de prêt ou de mise à disposition de sous-marins nucléaires américains. Les Canadiens ont alors laissé tomber le contrat français. Sauf qu’ils n'ont jamais eu de retour de la part des Américains, et ont finalement dû acheter des sous-marins classiques britanniques d'occasion qui n'étaient pas en bon état ».  Là aussi, l’histoire se répèterait-t-elle ?
 
Avec humour, retenons que dès juillet 2022, un rapport du Congrès américain laissait planer des doutes quant à la capacité des États-Unis de fournir les sous-marins promis. Et avec gourmandise, notons aussi qu’à la mi mars 2025, dans un contexte de chaos géopolitique tel que voulu par le locataire outrageusement chevelu de la Maison Blanche, la presse généraliste nous apprend que certains leaders politiques australiens regrettent ouvertement la décision stratégique de 2021, leur pays n’ayant toujours rien reçu de leurs partenaires américains à part des factures… A suivre !
 
[[8]] Cellule d’investigation de Radio France, chronique du 21 janvier 2022 
[[9]] Randé P., « Sous-marins : dès le 2 juin, le ministère de la Défense australien dit travailler sur une "alternative" », Radio France,‎ 24 septembre 2021

Chronique 5. RESISTANCES AUX SIGNAUX FAIBLES :  « LES ENNEMIS INTÉRIEURS ». © Thierry Portal

ENSEIGNEMENTS : QU’A-T-ON MIS EN LUMIÈRE AUJOURD’HUI ?

Les exemples de l’invasion de l’Ukraine, du retrait de la force Barkhane au Mali, de la rupture du « contrat du siècle » et du discours de Munich par J.D. Vance entrent dans des logiques d’erreurs dues à la viscosité de l’information négative et à des hypothèses profondément déstabilisantes dont les « signaux faibles » sont, souvent, « mis sous le tapis ».
  • De fait, nous avons vu que, parfois, « les signaux faibles » ne sont pas remontés au décideur, par sous-appréciation du risque, pour des raisons de mauvaise organisation des flux d’information ou de non partage des hypothèses de travail (culture du cloisonnement ou coopération sensible entre services).
     
  • Quand bien même ils le seraient, ils se heurteraient frontalement à la difficulté de leur prise en compte au sein même des organisations, du fait même des acteurs de la transmission (incapacité technique et périscope peu maniable, craintes et/ou biais cognitifs multiples, mentalités dominantes et déviances managériales, canaux de transmission défectueux ou simplement manque d’intérêt du récepteur…).
     
  • Parfois même, on constate qu’une version light parce qu’« arrangée » est transmise, dont l’objet est soit de rassurer la hiérarchie soit de masquer des erreurs d’appréciation de la menace émise par le terrain.
Mais le plus grave est ailleurs : bien que transmis, les signaux peuvent rester sans effet. C’est là le sujet du passage du Savoir à l’Agir telle que développée dans une précédente chronique (Cf. Chronique 02), mais aussi la question des limites du pouvoir dans une organisation, dont l’agenda stratégique peut se heurter aux alertes précoces et dont le déni peut interdire tout changement brusque de trajectoire.
  • La prise de décision est toujours effectuée par un/des supérieur(s) hiérarchique(s), qui fait/font valoir son/leur pouvoir discrétionnaire pour décider de prioriser ou non le signal reçu. Cette étape marque la fin de la vie du signal, en tant que signal faible, puisqu’il aboutit, en théorie, à une action. Cette partie est de loin la plus délicate, car elle dépend de la politique / culture de l’entreprise, de son mode de gouvernance et de leadership, et aussi de la présence de signaux plus forts, susceptibles d’étouffer tout signal jugé d’importance inférieure (Cf. Chronique 03)…
     
  • Comme l’explique le consultant B. Robert (2009) [[11]] : « Il existe de nombreux virus de la pensée qui neutralisent la vigilance de l'organisation et qui la frappent d’aphasie, cécité ou de surdité ». Comme dans les Chroniques précédentes de notre Petit Traité des Signaux Faibles, nous parlons ici d’aveuglement, d’ignorance et de paralysie
Afin d’éviter de telles erreurs de jugement, l’anticipation devient « une hygiène mentale », permettant d’imaginer « des futurs possibles, des options, des solutions, et à projeter des réactions adaptées (… lors) de l'évolution d’une situation dégradée » (Santi et al., 2015) sur la base de méthodes ayant fait leurs preuves :
  • D'une part sur « la rétrospective, c'est-à-dire des retours d'expérience formalisés et partagés, servant ainsi de base de réflexion sur la situation présente » (Roux-Dufort, 2003) ;
     
  • D'autre part, sur « la création de scénarii d'évolution d'une situation donnée, en prenant en compte les interactions et les répercussions possibles » (Dautun, 2014).
Encore une fois, rien n’est acquis à qui sait entendre ! Détecter des signaux faibles est un travail collectif, dont l’objet est de déceler les ruptures à venir selon un ensemble de variables documentées, une analyse poussée qualitativement et une filière d’écoute interne fiable qui protège la remontée de l’information « sensible ». Bien structuré, encouragé à l’interne, ce travail doit permettre de « casser les silos » de la pensée organisationnelle en tolérant le point de vue marginal, le « rapport minoritaire » qui exige souvent, jusqu’ici, d’anonymiser les retours de ceux qui portent du bas vers le haut (Bottom-Up) ces fameux « signaux faibles ».
 
Dans la prochaine Chronique de notre « Petit Traité des signaux faibles » (appliqués aux crises), nous ausculterons le rôle des veilleurs au travers de la fonction de lanceurs d’alerte… Wait and see !
 
Bienvenu(e)s en Terra Incognita !
 
[[11]]Robert B., interview in Portal T., Crises et facteur humain : les nouvelles frontières mentales des crises, De Boeck Supérieur, 2009

A propos de Thierry Portal

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Lecturer, auteur primé FNEGE, direction pédagogique (Management des crises), chargé d’enseignement, Consultant senior Crisis Management, trainer et co-scénariste. Je suis passionné par le sujet des crises / risques depuis plus de trente ans : « indépendant, je forme, écris et conseille ».

Entre 2022 et 2024, j'ai co dirigé la pédagogie du MBA Management et communication de crise chez De Vinci Exedec (Prix Innovation 2022 et le Prix du Lancement Eduniversal 2023). Avant cela, j'intervenais déjà dans de nombreux établissements d'enseignement supérieur (Master 2) dont : Paris Saclay (Sciences Po et droit), Panthéon Sorbonne (Ecole de Management / Gestion globale Risques et Crises), Ileri (Institut Libre des Relations Internationales et des Sciences Politiques), Université Technologique de Troyes (UTT) et diverses autres écoles et universités spécialisées en Cybersécurité, Ressources Humaines, Environnement, Communication, Commerce...
 
De 2001 à 2024 : près d'agences et cabinets conseils en communication sensible/crise, plus de vingt (20) années passées à décrypter les jeux d’acteurs dans l’écologie des organisations (exemple : intelligence économique - due diligence des parties prenantes), débroussailler les sujets complexes (ex : tendances puis scénarios à risques) et déminer les terrains délicats (ex : anticipation et signaux faibles annonciateurs de crise).
 
Auparavant, j’étais membre de plusieurs cabinets d'élus locaux avec comme mission essentielle la coordination municipale et la communication locale, en lien étroit avec le politique, les services et les administrés.
 
Ancien chargé de mission près du Ministère de l’écologie pour mettre en place les premières expérimentations d’information préventive sur les risques majeurs (ex : dicrim).