Petit traîté de signaux faibles

Chronique 6 - ALERTE ET SIGNAL : PROTÉGER ET PUNIR ? © Thierry PORTAL


Jacqueline Sala
Samedi 28 Juin 2025


Les précédentes Chroniques de notre « Petit Traité des Signaux Faibles » nous ont montré l’impossible consensus sur ce qui fait la « faiblesse », à proprement parlé, du signal. Face à ce constat d’ensemble, peut-être devrions-nous nous lancer à la recherche d’un champ d’expertise qui permettrait de répondre, en partie, à ces critiques…



Le Droit pourrait-il relever ce défi ? Comme l’écrit M. Foucault (célèbre auteur de « Surveiller et punir : Naissance de la prison », Gallimard, février 1975), « si la science est de l'ordre du vrai, le Droit relève (…) de l'ordre dans la cité, un ordre juste puisqu'il donne à chacun la part qui lui revient » [1] . Ainsi, en observant les pratiques, le Droit produit des qualifications à partir desquelles s’érige une puissance normative suprême, c’est à dire une éthique limitant le recours à l’arbitraire et à la violence entre individus ou groupes.

Tentons donc ce détour juridique qui, espérons-le, pourrait aider à la définition des contours du signal faible, aux conditions de son émergence, à la protection et à la reconnaissance de celles et ceux qui le portent. De manière pragmatique, la question deviendrait alors : dans quelle mesure le Droit garantit-il le parcours de vie d’un signal faible jusqu’à ce qu’il devienne « fiable » ?

Chronique 6 - ALERTE ET SIGNAL : PROTÉGER ET PUNIR ? © Thierry PORTAL

1 – FAIBLE MAIS « FIABLE » : UNE LECTURE DU SIGNAL À L’ÉPREUVE DU DROIT

Nous avons vu précédemment que le signal est d’autant plus faible, et donc d’autant moins « fiable », que nombreux sont ceux qui, comme P. Silberzahn [2] ou encore C. Alloing et N. Moinet [3] , dénoncent l’absence de « robustesse scientifique » [4] tant sur le concept que sur l’observation pragmatique des faits (source aléatoire, preuve insuffisante, non répétabilité...). D'autres affirment que ses conséquences potentielles restent confinées à de moindres niveaux, le signal étant faible par sa portée (porteur peu crédible, diffusion sans influence, focalisation sur d’autres urgences supérieures, excès de confiance...)…
 
Toutefois, nous pouvons à minima nous entendre sur le fait que le signalement est une caractéristique du signal, « dont le portage est nécessaire pour assurer un minimum de crédibilité au message sinon à son contenu » [5] . De plus, comme nous l’écrivions avec C. Roux Dufort en 2013 dans le projet Cassandre [6] , le signalement génère de manière plus ou moins intense le questionnement chez ceux qui perçoivent le signe précurseur, et le doute chez ceux à qui est transmis ce même message. Enfin, sans jouer sur les mots, un signalement n'est qu'un signal, faible par nature, qui exige d’être révélé en interne et traité en profondeur afin de confirmer sa « fiabilité », sa « véracité », donc ses implications pour l’organisation susceptibles de déclencher alors les décisions et réactions qui s’imposent de sa part [7] .
 
A ce titre, le lanceur d’alerte est un révélateur, tout comme un signal faible dans une organisation forte : notre hypothèse est donc que l’attention aux lanceurs d’alerte favorise la vigilance face aux signaux faibles ! En effet, partons du principe que le lanceur d’alerte dénonce un fait ou une situation précis, contraires à l’intérêt général selon un mode d’énonciation spécifique qui incite une organisation publique ou privée à changer de trajectoire. Son alerte se base toujours sur une analyse de risques, le lanceur mettant en doute sa réelle prise en compte ou son niveau de traitement (en qualité, en quantité ou en urgence...). Construite sur un discours accusateur, l’alerte met en scène un porteur de vérité / justicier (David) qui dénonce un coupable (Goliath) du fait des manquements à ses obligations en termes de sécurité (sanitaire, environnementale, droits humains et éthique…). En cela, elle contient en elle-même les éléments de son succès public : émotion et personnalisation d’un « chevalier blanc » se levant contre un « système » ou un « méchant ». Magie assurée du « Seul contre tous » ! Enfin, l’alerte n’est pas une preuve en soit. Elle constitue la première étape (présomption) d’un processus protégé d’investigations qui évaluera, dans un temps plus long, la véracité des faits incriminés. Toutes les caractéristiques d’un signal faible en somme, dont le destin est d’aller contre le cours naturel du « business as usual », au risque de la marginalisation. De fait, l’écoute des lanceurs d’alerte, au travers des débats qu’ils contribuent à ouvrir, constitue bien une « voie permettant une meilleure détection des signaux faibles pertinents, donc une meilleure prévention » (Y. Dien, 2017) [8]

Cette Chronique 06 constitue donc un « arrêt sur image », à l’épreuve du Droit qui construit l’argumentation participant au façonnement, aux conditions de validité et au parcours d’un lancement d’alerte. Si l’on suit ce fil rouge du Droit, les questions suivantes apparaissent alors : le Droit est-il parvenu, avec le temps, à donner des éléments de définition clairs, précis et opposables du lanceur d’alerte ? Après tout, celui qui dénonce lance-t-il vraiment une alerte ? Quelles différences entre l’une et l’autre ? De plus, au même titre que l’employeur doit garantir santé et sécurité au travail et bannir toute forme de harcèlement, le Droit déploie-t-il un principe de responsabilité, envers les organisations, dans la protection du lanceur d’alerte? Surtout, le Droit parvient-il à dégager une voie, un parcours balisé, une trajectoire sécurisée pour ceux qui prennent le risque de porter un signal(ement) ? Si oui, en quoi consiste donc ce cheminement, fondé sur des protections susceptibles de « libérer la parole » de ces « capteurs » internes, à l’origine de signaux certes faibles, mais socialement « fiables », d’un genre nouveau ?

2 – ALERTE ET SIGNAL : UNE RECONNAISSANCE TARDIVE MAIS NÉCESSAIRE

Qu’il s’agisse de F. Gullung, enseignante à Notre-Dame de Bétharram dans les années 1990 que l’actualité de 2025 a révélée, de V. Castanet (scandale Orpéa, Les Fossoyeurs 2022 et affaire People and Baby, Les Ogres 2024), de F. Haugen (Facebook Files, 2021), de S. Rollet (pneus Goodyear Marathon, 2016), d’E. Snowden (NSA, 2013), d’I. Frachon (Médiator, 2010), de Chelsea Manning (War-logs, 2010), d’A. Deltour (Luxleaks, 2010), de D. Robert (Clearstream, 2001)… Les médias relaient régulièrement la parole de ces personnalités qui révèlent, selon la loi Sapin II, « des faits portant gravement atteinte à l'intérêt général ». Toutes ces « affaires » ont pour point commun une personne qui, après avoir alerté leur hiérarchie, les pouvoirs publics et les médias, prend des risques et, parfois, subit de graves conséquences : menaces et pressions de toutes sortes, tentatives d’acheter leur silence, licenciement, engagement de procédures judiciaires ou encore campagnes de dénigrement [9] . De fait, qu’il s’agisse d’actions médiatiques ou juridiques, tout un chacun a entendu parlé de lanceurs d’alerte !
 
a) Une reconnaissance juridique tardive
 
Précoces, les USA ont mis en place dès la fin des années ’70 un arsenal juridique anti-corruption, suivis en cela par les britanniques [10].
 
En France, cette notion de lanceur d’alerte, aux contours originels assez flous [11] , a nourri à la fin des années ’90 les premiers travaux en « sociologie pragmatique » de chercheurs comme F. Châteauraynaud et D. Torny (amiante, radioactivité et maladies à prion) [12]   qui inventèrent le concept et théorisèrent les problèmes rencontrés par l'émergence d’une alerte et les controverses publiques qu’elle engendre, notamment autour des questions d’expertise. Ces travaux précurseurs ont en effet lentement infusé dans le corps politique, médiatique et social à partir des années 2000, quitte à en perdre la substance originelle, jusqu’à ce que la loi s’en empare. Il faut en effet attendre l’arrêt du 12 février 2008 de la Cour européenne des droits de l’homme pour toucher les critères fondamentaux d’un passage à l’alerte : importance de l’information pour l’intérêt général, véridiction des faits rapportés, relais potentiels. C’est donc une matrice « éthique » de l’alerte qui fait alors consensus, se rapprochant de « la version américaine du whistleblowing » où apparaissent des figures « héroïsées » par les médias tel Edward Snowden.
 
En droit français, la notion d'alerte existe donc dès cette époque mais elle prend des formes différentes, voire concurrentes selon les secteurs d'activité. Ainsi, après des alertes sanitaires devenues célèbres, lancées par Anne-Marie Casteret (affaire du sang contaminé, 1991), André Cicolella (éthers de glycol, 1994) ou Irène Frachon (Médiator, 2010), le législateur intègre dans la loi dite « Blandin » (16 avril 2013) une définition du lanceur d'alerte, limitée cependant à la santé publique et à l’environnement pour des risques imminents (ex : infectieux, chimiques…) ou diffus (ex : ondes électromagnétiques ; radioactivité ; perturbateurs endocriniens...).

b) Des améliorations continues sur la protection des lanceurs
 
C’est sur ce « terrain favorable » que l’élargissement au monde de la finance apparaît lui aussi nécessaire, rythmé par le scandale Luxembourg Leaks  (Antoine Deltour, 2012) ou encore celui du SwissLeaks (Hervé Falciani, 2014). Deux ans plus tard, la loi dite « Sapin II » érige un véritable statut du lanceur d’alerte (9 décembre 2016, sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique). En transposant en droit interne la quatrième directive européenne de lutte contre le blanchissement et la corruption (20 mai 2015), ce texte attendu par les milieux associatifs et scientifiques –entre autres- définit le lanceur d’alerte selon plusieurs critères (Cf note de bas de page pour plus d’informations [13]  ). 
 
Pourtant, les marges d’amélioration de cet arsenal juridique apparaissent rapidement (rapport d’évaluation parlementaire, 7 juillet 2021), notamment sur les protections à mettre en œuvre et les courroies de transmission à actionner en interne. C’est pourquoi la loi dite « Waserman » (21 mars 2022) élargit la définition du lanceur d’alerte et les champs pouvant être concernés par son alerte tout en améliorant la protection des lanceurs d'alerte et celle des personnes qui les accompagnent [14]  .
 


3 – DU SIGNAL À L’ALERTE : « EXTENSION DU DOMAINE DE LA LUTTE »

c) De l’origine du signal et de l’extension du champs de l’alerte
 
La loi « Sapin 2 » imposait que le lanceur d’alerte ait « personnellement » connaissance des faits qu’il signalait. La loi « Waseman » élargit ce cadre, un lanceur d’alerte pouvant signaler des faits qui lui ont été seulement rapportés : un salarié peut bénéficier du statut de lanceur d’alerte lorsqu’il alerte sur des faits qu’on lui aurait rapportés.
 
Si la loi « Sapin 2 » permettait seulement aux membres du personnel et aux collaborateurs « extérieurs et occasionnels » d’effectuer un signalement interne, la loi du 21 mars 2022 étend cette possibilité aux anciens membres du personnel et à de nombreuses autres parties prenantes [15]  ainsi qu’à l’extension du champ de l’alerte. Son article 1er n’exige plus que la violation soit nécessairement « grave et manifeste », et que la menace ou le préjudice pour l’intérêt général soit « grave ». A présent, l’alerte peut porter sur la simple tentative de dissimulation d’une violation. Enfin, l’alerte n’a plus l’obligation de porter sur « un crime ou un délit », mais seulement sur « des informations » portant sur un crime ou un délit.
 
Enfin, une dénonciation est-elle forcément une alerte ? F. Châteauraynaud distinguait lui-même le dénonciateur qui rend publics des « actes illégaux » et le lanceur d’alerte qui travaille à « l’anticipation de menaces ou de risques qu’il s’agit d’éviter en réagissant à des signes précurseurs » [16]  . Ainsi, la loi « Sapin II » et la jurisprudence envisageaient deux régimes différents, selon qu’il s’agissait d’une dénonciation ou d’une alerte. Précisément, cette séparation juridique obligeait le dénonciateur, s’il souhaitait bénéficier du statut de lanceur d’alerte, de répondre à « l’exigence d’une alerte désintéressée et de bonne foi ». Au final, la loi « Waserman » a simplifié leurs conditions d’énonciation juridique, permettant alors une « unification » des deux régimes : désormais, « le salarié dénonciateur bénéficie automatiquement de cette protection dès l’instant où la dénonciation est faite de bonne foi » [17] .

d) Parcours et trajectoire du signal
 
Nous avons vu dans les Chroniques précédentes toute la difficulté pour un « veilleur » de faire valoir une information à l’interne d’une organisation, selon sa gouvernance, sa culture, ses valeurs et les personnes qui les incarnent. Ajoutons à cela que les alertes passent toutes par des seuils critiques qui conditionnent, en grande partie, leur trajectoire : l’alerte peut être reconnue par une institution et immédiatement inscrite dans un parcours balisé ; l’alerte est signalée par un groupe d’acteurs mais, contestée par d’autres, elle prend alors la forme d’une controverse ; l’alerte est fortement contestée ce qui permet de manifester les jeux de pouvoir en présence. D’après Châteauraynaud, « les alertes liées à des problèmes de fond, qu’il s’agisse de santé, d’environnement, de technologie, de finance ou d’organisation du travail ne suivent jamais une trajectoire prédéterminée ».
 
A ce sujet, la loi « Sapin 2 » établissait une chronologie des canaux d’alerte à utiliser en deux temps. Tout d’abord, un signalement interne devait obligatoirement avoir lieu : le lanceur d’alerte devait nécessairement passer par son entreprise ou son administration afin de signaler des faits dont il avait connaissance. Ensuite, et seulement en l’absence de traitement, un signalement externe pouvait avoir lieu auprès d’une l’autorité administrative ou judiciaire ou d’un ordre professionnel. Ce calendrier posait néanmoins de nombreuses difficultés : pressions et nombreuses tentatives de représailles ; procédure de signalement externe complexe et peu connue (à l’instar de l’enquête difficile menée par S. Rollet à partir de 2014 suite à l’éclatement de pneus Goodyear provoquant la mort de son époux routier). Comment alors le droit pouvait-il sécuriser la trajectoire de l’alerte et le parcours de son lanceur ?
 
C’est bien là l’objet de la loi Waserman, en particulier sur les canaux de signalement, qui permet au lanceur de choisir librement l'alerte soit en interne dans son entreprise ou son administration, soit en externe auprès de la justice ou des autorités compétentes. Elle permet d’élever les standards en faveur d’une meilleure effectivité des dispositifs d’alerte au sein des entreprises françaises en ajoutant des garanties substantielles. Désormais, le lanceur d’alerte est libre d’effectuer son signalement en suivant la voie interne ou auprès soit de l’autorité compétente, soit du Défenseur des droits, soit de la justice ou d’un organe européen. Au nombre d’une petite cinquantaine, ces autorités externes devront traiter les signalements dans des délais prévus par la loi. Surtout, le lanceur d’alerte pourra recourir à l’alerte publique s’il constate l’absence du traitement de son signalement externe dans un certain délai. Cette alerte pourra également être justifiée s’il court un risque de représailles, si le signalement n’a aucune chance d’aboutir, s’il s’agit d’un cas de « danger grave et imminent » ou en cas de « danger imminent ou manifeste pour l’intérêt général ».
 
La loi a donc enrichi les modalités de protection, le nombre d’autorités pouvant accueillir le signalement ainsi que les obligations faites aux organisations de faciliter le parcours d’une alerte. A ce jour, de nombreuses voix constatent une « explosion » des signalements, encouragés par de nouvelles modalités d’alerte, nées avec l’internet qui fédère des mobilisations citoyennes [18]  en dévoilant « des asymétries d’information, à travers des leaks comme les Monsanto Papers » [19]  .
 
A ce titre, interrogée en mars 2025 sur France Info (cf. note [20] ), la Maison des lanceurs d’alerte révèle « avoir reçu (à elle seule - ndlr) 912 signalements au 11 mars 2025 », avec « un taux de recevabilité des alertes de 75% et qui concernent autant le secteur public, y compris au sein de la police et de la gendarmerie, que le privé : en majorité sur des faits liés à de la corruption, mais aussi des violences et de la maltraitance et sur des risques techniques, sanitaires et environnementaux ». Et d’affirmer qu’aucun parcours d’alerte n’est « facile ».

Chronique 6 - ALERTE ET SIGNAL : PROTÉGER ET PUNIR ? © Thierry PORTAL
e) Chaque alerte ouvre une forte zone de conflit
 
Interrogé cette fois-ci en mai 2022, le responsable de la Maison des lanceurs d’alerte (cf. note [21] ) estimait que «  dans toutes les lois sur l’alerte, le traitement n’a jamais été résolu (…) Seule la loi Blandin (…) sur la santé publique et l’environnement a envisagé le traitement de l’alerte, et elle a perdu la plupart de ses prérogatives. Les lanceurs d’alerte ne comprennent pas que leurs interlocuteurs ne prennent pas en compte leur signalement. C’est pour cette raison qu’ils finissent souvent par s’adresser aux médias, car leur signalement ne donne rien ».
 
Par exemple, les voies hiérarchiques peuvent être sourdes aux alertes, rendant caduques les recours ordinaires et inadéquates les procédures prévues comme ce fut visiblement le cas pour F. Gullung, enseignante en mathématiques au mi temps des années ’90, l’une des principales lanceuses  d’alerte dans l’affaire Notre-Dame de Bétharram [22]  . Elles peuvent même être parfois tentées de faire taire toute voix discordante comme l’exprimait dès 2020 une lanceuse d’alerte de la ville du Havre (reconnue en tant que lanceuse d’alerte en janvier 2025) au sujet du contournement supposé des règles de marchés publics ou encore comme le racontait l’ancien DGS de la ville de Menton, Alpes Maritimes au micro de France Info, reconnu lui aussi récemment comme lanceur d’alerte (mai 2025) [23]  . Enfin, les autorités qui sont désignées officiellement pour recueillir les signalements, comme les ordres professionnels, n’inspirent pas toujours confiance aux lanceurs d’alerte. 
 
Surtout, le lanceur d’alerte s’oppose très vite à des « organisations fortes » [24]  qui n’hésitent pas à utiliser une panoplie de contre mesures allant de la contestation juridique au harcèlement moral, de la tentative de corruption à l’atteinte de la réputation par des « étouffeurs d’affaire » comme l’a démontré V. Castanet dans la réédition de son livre « Les Fossoyeurs » sur le scandale des Ephad Orpéa. Parce qu'elle met en cause un organisme, l'alerte suscite souvent des réactions violentes en retour : unification des mis en cause qui attisent rapidement la suspicion relative à la qualité des analyses servant de support à l'alerte ; interrogations sur le porteur de l'alerte, sur ses compétences, son indépendance d'esprit ou son financement.
 
A ce titre, Châteauraynaud évoque « la fabrique des contre-alertes » comme autant de processus d’endiguement des vigilances et d’anesthésie des sensibilités : déni, ensablement juridique, minimisation des risques, recul calculé… constituent autant de stratégies de ralentissement, de contrôle ou de refus de l’alerte. Une figure émerge selon lui, celle de « l’empreneur » qui porte ces différentes opérations de contre-feux via des « procédures bâillon », et dont les objectifs sont clairement de : reconfigurer les termes mêmes de l’alerte, en contester la légitimité, voir la réalité, et inhiber les processus de publicisation. A ce titre, le film Goliath (2021, de F. Tellier) expose les techniques de manipulations et d’intimidation d’un cabinet conseil qui œuvre pour la reconnaissance des glyphosates. Combien de scandales ont été ainsi évités par la mise à l’écart précoce de lanceurs d’alerte ? Combien d’entre eux se sont retrouvés ruinés ou socialement isolés avant que leurs droits ne soient enfin reconnus ? Atterrant !
 
Enfin, les réactions peuvent également être indirectes, visant ceux qui l'emploient ou qui pourraient porter son message comme l’expose le rapport CGEDD n°-008340-01 : « critiques auprès de la hiérarchie sur des comportements inappropriés, sur la focalisation sur des sujets hors priorité ou sans importance, menaces sur le financement d'études ou des coopérations à venir, menaces sur la publicité confiée à une publication scientifique (…). De même, quand le lanceur est salarié ou militant associatif, son entreprise ou association peut recevoir des menaces d'exclusion de marchés ou de subventions » [25]  , s'apparentant de fait à un trafic d'influence.

f) Lutter contre les « procédures bâillon »
 
Une procédure-bâillon consiste en une tentative d’intimidation judiciaire ou de poursuite contre la mobilisation publique par une action en justice destinée à faire taire un lanceur d’alerte. Il s'agit bien souvent d'une poursuite civile en diffamation, laquelle ne vise pas tant une victoire devant les tribunaux, que l’épuisement financier du lanceur en raison de procédures longues, jouées à armes inégales lors d’un procès inéquitable. D’après la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme, l’organisation attaque via une plainte en diffamation, une dénonciation calomnieuse, le faux et usage de faux, une violation du secret de l'instruction ou encore l'apologie du terrorisme, la violation du secret des affaires ou encore les infractions au code monétaire et financier…
 
Le principe d’interdiction des sanctions et discriminations énoncé par la loi « Sapin 2 » se concentrait principalement sur des mesures ayant un impact sur la carrière d’un salarié, telles que le licenciement, la formation, la promotion, la rémunération, l’affectation, etc. Sous l’influence de la directive européenne, la loi du 21 mars 2022 a intégré une liste plus exhaustive de représailles, plus subtiles ou indirectes, incluant notamment les tentatives d’atteinte à l’image / réputation (via les réseaux sociaux en particulier) ou de dénonciation calomnieuse, les campagnes d’intimidation, voire même l’orientation abusive vers un traitement médical ou psychiatrique… Toute action ou décision liée à l’une de ces mesures est automatiquement considérée comme nulle. L’interdiction de prononcer des mesures de représailles s’étend également aux menaces et aux tentatives de recourir à de telles mesures.
 
Enfin, il semble que la loi « Waserman » ait pris une disposition « créative » lorsqu’un lanceur d’alerte se fait attaquer via une « procédure bâillon » – de diffamation ou de dénonciation calomnieuse - : il peut demander au juge qu’une provision en frais de justice soit versée par l’attaquant. S’il est reconnu qu’il agissait de bonne foi, il peut garder définitivement la provision versée par l’attaquant, même s’il perd son procès. 
 

g) La solitude du Lanceur d’alerte
 
Pour toutes ces raisons, l’alerte est davantage qu’une « simple transmission d’information », s’agissant d’un appel à l’action pour susciter une réaction urgente engageant des mesures adéquates. On passe donc d’un signal fiable à un signal fort qui remet en cause le « business as usual » !
 
Or, quelque soit l’intensité de la communication de ses alliés et relais, le lanceur d’alerte continue à porter seul le sujet. Malgré ses soutiens et quand bien même « héroïsé » par l’opinion publique, la solitude du lanceur s’accompagne d’inertie, constitutive de son propre destin et frein majeur au déploiement de l’alerte.
 
Les multiples urgences que nous vivons, en particulier climatique, devraient nous inciter à renforcer les modalités collectives pour le portage des alertes, afin de leur permettre de changer la donne en transformant véritablement le « système ». Parlerait-on par hasard de nouvelles formes de résistances, comme le font F. Chateauraynaud et D. Ibanez lorsqu’ils posent le diagnostic ultime ? : « Comment parvenir à des mobilisations collectives adéquates ? C’est évidemment la question centrale » [26]  .

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5 – LES OBLIGATIONS DU TRAITEMENT DU SIGNAL EN INTERNE

D’après F. Decomps [27]  , « la Conformité (en anglais Compliance) désigne l’adhésion et la démonstration de l’adhésion à des règles, à des standards, à des normes et surtout à des lois ou à des réglementations, nationales ou internationales, indépendamment de leur bien-fondé ». D’après cet expert en Compliance, « la Conformité lutte contre des risques inhérents aux organisations », parmi lesquels on trouvera, à grands traits :
 
  • Risques liés à l’insuffisance des procédures, procédures non appliquées ou non applicables ; risques liés au contrôle (absence ou défaillance de dispositifs de contrôle interne
absence de fonction de gestion des risques, de déontologue, de Compliance Officer)… 

  • Cadre légal imprécis ou inapplicable (dans certains pays) ; risque  culturel ; risque de moralité des dirigeants (cupidité, népotisme, désir de puissance) ;
  • Risques organisationnels (plus value versus sûreté ; 
dilution des responsabilités ; dispersion des centres de décision ; risques managériaux (absence de système de retour d’expérience ; manque de procédures de prévention, de protection contre les dangers identifiés).


h) Le traitement en interne
 
Dans les entreprises qui ont mis en place des procédures solides pour faciliter les saisines et protéger les lanceurs d’alerte, le problème est traité via une procédure interne de recueil et de traitement de ces signalements, communément appelé « dispositif d'alerte ».
 
L’article 17 de la loi Sapin prévoyait huit mesures obligatoires pour les entreprises ou groupe d’entreprises de plus de 500 salariés et dont le CA est supérieur à 100 millions d’euros : code de conduite anti corruption, dispositif d’alerte interne, cartographie des risques, procédures d’évaluation des tiers, procédures de contrôles comptables anti corruption, dispositif de formation, régime disciplinaire, dispositif de contrôle et d’évaluation interne. De plus, les entreprises de plus de 50 salariés avaient l’obligation de mettre en place des « procédures appropriées de recueil des signalements émis par les membres de leur personnel ou par des collaborateurs extérieurs et occasionnels ». Enfin, véritable soupape de sécurité lorsque les autres systèmes de backup et les autres canaux de remontée de l’information font défaut, l’alerte éthique est également un moyen pour l’entreprise de se protéger en étant informée des incidents et des irrégularités potentielles qui la touchent ou la concernent.
 
Depuis la Loi « Waserman », les entreprises de plus de 50 salariés et personnes morales de droit public employant au moins 50 agents ou salariés, ainsi que les communes de plus de 10 000 habitants doivent mettre en place des canaux de signalement sécurisés qui garantissent la confidentialité de l’identité de l’auteur du signalement et son anonymat. 
 
On notera également que les dispositifs d’alerte et de protection des lanceurs d’alerte doivent être intégrés dans le règlement intérieur de l’entité. Surtout, les personnes ou services en charge du recueil et du traitement des signalements doivent être en mesure de le faire de façon impartiale et doivent donc disposer des compétences, de l’autorité ainsi que des moyens nécessaires : la confidentialité et l’intégrité des informations communiquées lors du signalement doivent être garanties par la procédure de traitement de ces signalements et ces informations ne peuvent être accessibles à d’autres personnes que celles désignées dans la procédure. Enfin, la loi « Waserman » introduit une obligation de publicité de cette procédure d’alerte, l’entité devant mettre à disposition des informations claires et accessibles de façon permanente sur la procédure d’alerte (par voie électronique ou sur le site web par exemple).

i) Alerte et protection des lanceurs d’alerte par l’organisation
 
La mise en œuvre d'une politique d'entreprise visant à réprimer les représailles est essentielle pour créer un environnement sûr. Mettre en œuvre des politiques anti-représailles et sensibiliser tous les employés à leurs droits et protections en vertu des lois sur les lanceurs d'alerte est une obligation pour les organisations de plus de 50 personnes [28]  .
  • Le dispositif d’alerte interne est articulé autour de plusieurs garanties fondamentales :
     
  • Sécurité et confidentialité permettant de recevoir les signalements des lanceurs d’alerte ; une conformité RGPD pour le traitement de données
  • Enregistrement de tout signalement reçu et Accusé de réception de chaque signalement devant être fourni dans les 7 jours ; un retour sur le suivi du signalement envoyé au lanceur dans les 3 mois. Une personne ou un service impartial en charge du suivi
 
  • Les principales étapes pour construire ce dispositif interne sont les suivantes :
 
  • Rédiger le process de signalement, étape par étape et désigner les référents internes en charge de recevoir les alertes
  • Définir le dispositif le plus adapté aux besoins de l’organisation et vérifier que l’outil sélectionné soit bien en règle d’un point de vue RGPD
  • Valider le dispositif avec les représentants du personnel et lancer une communication interne et s’assurer que toutes les équipes soient bien informées du dispositif retenu
 
  • Un tel dispositif passe par deux types de canaux de communication :
 
  • Les canaux classiques : cela inclut tous les modes de communication qui sont déjà à disposition des équipes : visite physique à l’instance responsable des remontée d’alerte, courrier postal, fax, email, téléphone. Toutefois, ces modes de communication sont difficilement anonymes, ce qui pourrait être dissuasif pour certains lanceurs d’alertes.
     
  • Les canaux spécialisés, qui garantissent l’anonymat : hotline téléphonique ; centre d’appels accessible 24 heures sur 24, encadré par du personnel formé ; applications mobiles dédiées ; réseaux sociaux consacrés au signalement des actes répréhensibles ; plateformes digitales d’alerte ; formulaire en ligne...
 
A bientôt pour une prochaine Chronique ?
 
Bienvenu(e)s en Terra Incognita ! © Thierry Portal
 


Notes

[1] Foucault M., L'ordre du discours 1970, Leçon inaugurale au Collège de France pour la chaire d'histoire des systèmes de pensée
[2] Silberzahn P., Bienvenue en incertitude : survivre et prospérer dans un monde de surprises, Diateino, 2021
[3] Alloing C., Moinet N., Les signaux faibles : du mythe à la mytification, Hermès 76, 2016
[4] Rapport CGEDD n°-008340-01 CGEIET/SG n°-2012/14
[5] idem
[6] Portal T., Roux-Dufort C., Prévenir les crises, ces Cassandre(s) qu’il faut savoir écouter, 2013, Armand Colin – Prix FNEGE 2015 du ‘Meilleur essai’.
[7] Rapport CGEDD n°-008340-01 CGEIET/SG n°-2012/14
[8] https://www.researchgate.net/publication/282850248_Les_signaux_faibles_a_l'aune_des_lanceurs_d'alerte
[9] Le cinéma aussi s’en fait régulièrement l’écho, en portant à l’écran les combats aux USA des Pentagon Papers (2018) révélés en 1971 par le Washington Post, de l’avocat R. Bilot (Blackwaters, 2019), d’E. Brockovitch (2020), ou en France de l’affaire du glyphosate (Goliath, 2021), entre autres…
[10] USA : Foreign Corrupt Pratices Act, 1977 – International Anti-Bribery Act, 1998 – loi Sarbannes Oxley, 2002 – Loi Doff Franck, 2010 – Grande Bretagne : United Kingdom Bribery Act, 2010 puis le Modern Slavery Act, 2015
[11] Whistleblower : littéralement « souffler dans le sifflet », terme utilisé pour la 1ere fois dans l’ère moderne par Ralf Nader en 1970 pour désigner « une dénonciation légitime ».
[12] Châteauraynaud F. et Torny D., Les Sombres Précurseurs. Une sociologie pragmatique de l'alerte et du risque, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 1999. À travers trois dossiers, les auteurs illustraient les différentes dimensions de l’alerte et de sa validation publique : le dossier de l’amiante, marqué par une « période muette » de quinze ans, celui de la radioactivité, et enfin celui des maladies à prions qui témoignait de l’invention de nouvelles formes de vigilance face aux risques d’un monde en réseaux.
[13] Plusieurs critères : une personne physique (et non pas un syndicat ou une association) qui a une connaissance personnelle des faits divulgués (et non pas le porte-parole d'un tiers), désintéressée (aucune rémunération) et de bonne foi ; les faits révélés doivent être soit des crimes et délits, des violations graves et manifestes d'un engagement international, d'un acte unilatéral d'une organisation internationale pris sur le fondement d'un tel engagement, de la loi ou du règlement, soit une menace ou un préjudice grave pour l'intérêt général. Sont exclus les faits, informations ou documents couverts par le secret de la défense nationale, le secret médical ou le secret des relations entre un avocat et son client. 
[14] Ces « facilitateurs » pourront être des personnes physiques ayant aidé un particulier à faire un signalement mais aussi des associations ou des syndicats. 
[15] Elargissement aux candidats à un emploi, aux dirigeants, actionnaires, associés et tout titulaire de droits de vote au sein de l’assemblée générale de l’entité, aux membres de l’organe d’administration, de direction ou de surveillance de l’entité, aux cocontractants et sous-traitants ainsi qu’aux membres de leur organe d’administration, de direction ou de surveillance ou de leur personnel
[16] Châteauraynaud F., Alertes et lanceurs d’alerte, Paris PUF, col. Que sais-je, 2020
[17] https://www.village-justice.com/articles/les-derniers-fragments-double-regime-denonciation-alerte-salarie-note-sous-cass,47732.html
[18] Portal T., magazine de la communication sensible, 2009 :  https://www.communication-sensible.com/download/mobilisations-citoyennes-sur-internet.pdf
[19] Chateauraynaud F., Des alertes aux processus critiques de longue durée : les risques sanitaires entre logiques procédurales et formes de mobilisation, ADAP N° 106, mars 2019
[20] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-choix-franceinfo/temoignages-la-republique-sacrifie-ses-meilleurs-soldats-malgre-une-protection-renforcee-par-la-loi-le-statut-toujours-aussi-precaire-des-lanceurs-d-alerte_7114422.html
7 Weber M., Le savant et le Politique, conférences, 1917-1919 : « Pour l’éthique de la conviction, l’important est donc d’agir d’une manière qui soit cohérente avec les principes fixés au départ. Quelles qu’en soient les conséquences, il ne faut pas déroger de ses principe ». 
[21] https://www.actu-juridique.fr/affaires/entreprise/glen-millot-la-culture-de-lalerte-doit-evoluer-dans-les-entreprises/
[22] https://lcp.fr/actualites/betharram-l-enseignante-lanceuse-d-alerte-reitere-son-temoignage-reprochant-une-absence
[23] https://france3-regions.franceinfo.fr/provence-alpes-cote-d-azur/alpes-maritimes/menton/affaires-de-menton-le-justice-exige-la-reintegration-du-directeur-general-des-services-considere-comme-un-lanceur-d-alerte-3154757.html
[24] Portal T., Roux-Dufort C., Prévenir les crises, ces Cassandre(s) qu’il faut savoir écouter, 2013, Armand Colin – Prix FNEGE 2015 du ‘Meilleur essai’.
[25] Rapport CGEDD n°-008340-01 CGEIET/SG n°-2012/14
[26] https ://lapenseeecologique.com Interroger la trajectoire politique de l’alerte. Du lanceur d’alerte au rapport de forces
[27] François DECOMPS a occupé des fonctions de Direction et Management en Supply Chain & Achats avec une forte dimension internationale. Depuis quelques années, il intervient à l’Ecole des Mines Paris et à l’Ecole de Management de Strasbourg (Management de l’éthique et de la conformité). Il est certifié Corporate Compliance & Ethics Professionals.  
[28] Pour les entreprises de moins de 50 salariés, aucune obligation n’existe même si elles se trouvent encouragées à mettre volontairement en place un système de recueil des signalements pour éviter des signalements externes systématiques.
 
 

A propos de Thierry Portal

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Lecturer, auteur primé FNEGE, direction pédagogique (Management des crises), chargé d’enseignement, Consultant senior Crisis Management, trainer et co-scénariste. Je suis passionné par le sujet des crises / risques depuis plus de trente ans : « indépendant, je forme, écris et conseille ».

Entre 2022 et 2024, j'ai co dirigé la pédagogie du MBA Management et communication de crise chez De Vinci Exedec (Prix Innovation 2022 et le Prix du Lancement Eduniversal 2023). Avant cela, j'intervenais déjà dans de nombreux établissements d'enseignement supérieur (Master 2) dont : Paris Saclay (Sciences Po et droit), Panthéon Sorbonne (Ecole de Management / Gestion globale Risques et Crises), Ileri (Institut Libre des Relations Internationales et des Sciences Politiques), Université Technologique de Troyes (UTT) et diverses autres écoles et universités spécialisées en Cybersécurité, Ressources Humaines, Environnement, Communication, Commerce...
 
De 2001 à 2024 : près d'agences et cabinets conseils en communication sensible/crise, plus de vingt (20) années passées à décrypter les jeux d’acteurs dans l’écologie des organisations (exemple : intelligence économique - due diligence des parties prenantes), débroussailler les sujets complexes (ex : tendances puis scénarios à risques) et déminer les terrains délicats (ex : anticipation et signaux faibles annonciateurs de crise).
 
Auparavant, j’étais membre de plusieurs cabinets d'élus locaux avec comme mission essentielle la coordination municipale et la communication locale, en lien étroit avec le politique, les services et les administrés.
 
Ancien chargé de mission près du Ministère de l’écologie pour mettre en place les premières expérimentations d’information préventive sur les risques majeurs (ex : dicrim).