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Circuits courts : une confiance biaisée . Par Jean-Marie Carrara


Jacqueline Sala
Vendredi 5 Septembre 2025


Les circuits courts s’imposent désormais comme le symbole d’une alimentation responsable mais la multiplication des intoxications alimentaires, notamment en période estivale, interroge sur le risque de santé publique qui y est associé et sur la nécessité de définir des signaux d’alerte pertinents



Circuits courts : une confiance biaisée . Par Jean-Marie Carrara
L’achat en circuits courts semble être une parade à l’éloignement toujours plus grand entre producteurs et consommateurs et constituer même, pour certains, la base d’une souveraineté retrouvée.

Acheter directement au producteur semble garantir authenticité, sécurité et soutien économique aux producteurs locaux.

Pourtant, derrière cette image « vendue » comme rassurante se cache la raréfaction des vétérinaires de santé publique, ces acteurs invisibles qui protègent les populations contre les risques alimentaires et zoonotiques.
 

L’idéal philosophique du « proche »

Philosophiquement, la vogue des circuits courts traduit une aspiration à retrouver l’authenticité d’un lien non médiatisé.
Le marché local évoque une forme de contrat social primitif : celui où l’on connaît celui qui produit, où l’acte d’achat engage une relation de confiance directe.

Ce retour à la proximité exprime le besoin de ré-enracinement dans un monde où la mondialisation a dissous les repères.
Mais cette confiance accordée à la proximité s’apparente à une croyance : elle suppose que la vertu d’un produit découle de sa localisation, et non de l’existence d’un cadre collectif de contrôle.
 

Sociologie des nouvelles « tribus alimentaires »

Sociologiquement, les circuits courts engendrent des micro-communautés de consommateurs.

Acheter bio et local devient un marqueur identitaire, une appartenance à une tribu urbaine ou rurale qui valorise la proximité et la durabilité.
Ces groupes construisent leur propre récit : manger local, c’est « voter avec sa fourchette ».

Mais en se suffisant à eux-mêmes, ces archipels alimentaires affaiblissent le récit national de la sécurité sanitaire, autrefois incarné par les institutions vétérinaires et sanitaires publiques.
À mesure que se multiplient ces bulles, le socle commun se fragilise.
 

La psychologie de la confiance immédiate

Sur le plan psychologique, l’achat direct au producteur nourrit une illusion de maîtrise.

En rencontrant celui qui cultive ou élève, le consommateur projette une proximité affective qui abolit l’angoisse de la contamination ou de la fraude.
Cette confiance agit comme un apaisement face aux peurs contemporaines de l’alimentation industrielle.

Mais elle peut se retourner en sentiment de trahison lors d’un accident sanitaire : plus la confiance était forte, plus la désillusion est brutale.
Là où l’infrastructure publique de contrôle produit une vigilance discrète et constante, la confiance interpersonnelle expose à des ruptures soudaines pouvant se révéler d’une extrême gravité pour le consommateur.
 

Le rôle essentiel bien qu’invisible des vétérinaires de santé publique

C’est ici que surgit la tension principale.
Les vétérinaires de santé publique, dont le rôle est de surveiller la sécurité des filières alimentaires et de prévenir les zoonoses, se raréfient.
Leur présence, jadis massive, s’effrite au moment même où les circuits courts se développent.

Pourtant, l’équation sanitaire reste la même : la proximité géographique ne protège pas contre une salmonellose, une listeria ou un virus émergent et les circuits courts reposent sur un présupposé fragile : que la confiance personnelle peut se substituer au contrôle collectif.
 

L’accélération des problèmes sanitaires

Les chiffres confirment que ni l’industrie ni les circuits courts ne sont exempts de risques.

Selon l’EFSA (European Food Safety Authority), l’Union européenne enregistre encore plus de 4 000 foyers de toxi-infections alimentaires collectives chaque année, touchant près de 40 000 personnes.

En France, Santé Publique France recensait environ 1 200 épisodes par an avant la pandémie, la moitié liés à des salmonelles.
Du côté industriel, les crises sont spectaculaires : l’affaire Buitoni (2022) et ses dizaines de cas graves dont plusieurs décès d’enfants, le scandale du lait infantile Lactalis (2017), où des centaines de nourrissons ont été contaminés.

Mais les circuits courts ne sont pas épargnés :
  • Listériose mortelle chez un producteur artisanal de fromages au lait cru dans le Tarn (2011)
  • Salmonellose collective pour des charcuteries vendues sur des marchés locaux dans le Centre-Val de Loire
  • Salmonelloses et Listérioses pour des produits artisanaux vendus en vente directe ou via internet.
La multiplication de ces cas traduit une double dynamique : l’industrie expose par l’ampleur de ses volumes, les circuits courts par la fragilité de leurs contrôles.
 

Une lecture cindynique riche d’enseignements

À la lumière des cindyniques, la situation peut se lire comme une déformation du cadre qui régit la sécurité alimentaire :
  • Au niveau structurel, les filières éclatent en microcircuits qui échappent aux grandes infrastructures de contrôle.
  • Au niveau organisationnel, les institutions peinent à déployer des vétérinaires en nombre suffisant pour assurer un maillage territorial.
  • Au niveau fonctionnel, la gouvernance hésite entre valoriser l’autonomie des circuits courts et garantir la sécurité de l’ensemble.
  • Au niveau de la communication, le récit de la proximité masque le risque, en substituant le langage de la confiance au langage du contrôle.
La crise surgit lorsqu’une contamination traverse ces circuits supposés sûrs, mettant en friction l’endovolume (la communauté confiante, autocentrée) et l’exovolume (l’environnement institutionnel et sanitaire).

La catastrophe advient si cette confiance se rompt durablement : dissolution du récit même de la durabilité alimentaire et perte de distinction entre « sûr » et « dangereux ».
 

Un retour à la nature biaisé

Philosophiquement encore, le circuit court repose sur une idéalisation de la nature comme garante de vérité.

Or la nature brute n’est pas toujours protectrice (l’amanite phalloïde est naturelle mais son ingestion est pourtant mortelle).
Aussi, c’est précisément parce que l’alimentation est un fait social total — biologique, économique, culturel, politique — qu’elle requiert une vigilance institutionnelle.

Croire que la proximité peut remplacer cette médiation est un leurre et revient à oublier que la sécurité est une construction collective, fruit d’une expertise, d’un cadre, d’une mémoire des crises passées.
 

Pour une articulation nouvelle : confiance et vigilance

Face à ces tensions, le défi est moins d’opposer circuits courts et sécurité publique que de les articuler harmonieusement.
Philosophiquement, il s’agit de dépasser l’illusion du « naturel » en reconnaissant que la vigilance fait partie intégrante de notre rapport au monde.

Sociologiquement, il s’agit de recréer un récit commun qui unisse les tribus alimentaires et l’institution sanitaire.
Psychologiquement, il faut redonner confiance dans le rôle protecteur de l’expertise, pour que la vigilance ne soit pas vécue comme une contrainte mais comme un soin collectif.

D’un point de vue cindynique, l’enjeu est clair : restaurer la plasticité du cadre, avant qu’il ne se rompe.
Cela suppose d’investir dans les vétérinaires de santé publique, de renforcer les médiations entre producteurs et institutions, et de réinscrire la proximité dans un horizon de responsabilité partagée.
 

Les crises récentes montrent que ni l’industrie agroalimentaire ni les circuits courts ne sont à l’abri d’un souci sanitaire

La première, par ses volumes, expose beaucoup de consommateurs, les autres, exposent leurs fidèles par la faiblesse de leurs contrôles.  Dans les deux cas, c’est le cadre collectif de vigilance qui est mis à l’épreuve. 

Philosophiquement, le territoire alimentaire ne peut plus être réduit à une proximité rassurante : il doit être pensé comme un espace de responsabilité partagée. 

Sociologiquement, la multiplication des micro-communautés de confiance menace de fragmenter ce socle commun. 

Psychologiquement, l’illusion d’une sécurité donnée par la proximité ne résiste pas à la brutalité d’un accident sanitaire.  Et cindyniquement, la déformation du cadre menace de devenir rupture si la rareté des vétérinaires de santé publique persiste.

Les signaux d’alarme doivent être clairs et s’allumer à la moindre alerte car le véritable enjeu n’est pas de choisir entre circuits courts et filières industrielles, mais de reconstruire une architecture commune de vigilance, capable de relier confiance et contrôle pour tous les consommateurs. 

Faute de quoi, l’alimentation, lieu de notre cohésion la plus intime, pourrait devenir le foyer de fractures sanitaires et sociales profondes.

Source
Né en 1958 à Rabat (Maroc), Jean-Marie CARRARA a effectué toutes ses études à Lille (France). D’abord attiré par la santé de l’Homme, il devient Docteur en Pharmacie et diplômé de Biologie Humaine.
Comme la santé des entreprises et des organisations sont essentielles pour l’Homme, il compléta sa formation par un DESS d’Administration des Entreprises et un DESS de Finance et de Fiscalité Internationales.
Il est auditeur en Intelligence Economique et Stratégique à l'Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (JHEDN)
Source www.sicafi.eu
Contact mail : info@sicafi.eu