Gestion de crise

Compromis, compromission : une confusion grammaticale aux effets politiques. Jan-Cédric Hansen


Jacqueline Sala
Mercredi 29 Octobre 2025


Dans une France traversée par la défiance et la polarisation, le compromis apparaît moins comme une concession que comme une méthode de survie démocratique. Loin de la compromission, il peut devenir l’art de transformer les fractures en équilibres acceptables, condition d’une stabilité politique et sociale durable.



La langue ne se contente pas de dire le monde ; elle le configure. Comme l’écrivait le philosophe et linguiste Walter Benjamin « Il n’y a pas de langage en soi, mais seulement des langues, et chaque langue exprime une vision du monde, une façon d’être au monde ». Ainsi, les structures grammaticales abritent aussi nos dilemmes moraux, nos contradictions politiques, nos fragiles équilibres sociaux.
Le mot « compromis » en est l’un des témoins les plus éloquents : il loge en son cœur une antinomie qui dépasse la syntaxe, une tension entre l’être et l’accompli.

Une antinomie grammaticale révélatrice : le substantif et le participe passé comme figures du rapport au monde

Compromis, compromission : une confusion grammaticale aux effets politiques. Jan-Cédric Hansen
« Compromis » en tant que substantif — ce qui est — incarne la stabilité, l’identité, la permanence : la chose nommée, le territoire du sens établi. Il rassure, structure, fixe.

« Compromis » en tant que participe passé du verbe compromettre — ce qui a été fait — porte la trace d’un acte, d’un changement, d’un mouvement accompli. Il marque la traversée, l’expérience.

Roman Jakobson dirait que l’un relève de la fonction référentielle du langage — stabiliser le sens —, tandis que l’autre renvoie à sa fonction conative : agir sur le réel.

C’est dans cette oscillation que s’ancre notre rapport social au monde. Comme le soulignait Hannah Arendt, « L'action, avec toutes ses incertitudes, est un rappel permanent que les hommes ne sont pas nés afin de mourir, mais afin de commencer quelque chose de neuf » ; or, tout commencement implique de perturber un ordre préexistant. Rechercher le compromis est précisément cet art fragile de faire advenir une innovation.

En voulant s’approprier le vol des oiseaux, l’être humain a finalement créé l’avion grâce à l’élaboration d’un compromis entre l’objectif (voler) et le moyen de l’atteindre (voilure articulée qui combine sustentation et propulsion). Ce compromis a abouti à l’avion en acceptant le découplage de la sustentation et de la propulsion (voilure fixe et moteur à part).

Cependant, il existe une troisième forme grammaticale dont le champ lexical vient perturber le sens du compromis :
L’adjectif — ce qui qualifie — exprime la propriété, l’attribut, la variation : il précise, altère ou enrichit ce qui est, en marquant sa singularité ou son état.

L’homophonie du substantif, du participe passé et de l’adjectif « compromis » introduisent une confusion sémantique non négligeable puisque leurs champ proxémique respectifs ne sont absolument pas congruents.
 

Le compromis, un mot en équilibre instable entre deux proxémies

Le sème « compromis » se tient à la croisée de deux proxémies — deux territoires sémantiques que tout oppose et que nous ne prenons pas le soin de clarifier suffisamment dans l’usage courant.

En fait tout découle de l’emploi grammatical du verbe « compromettre » selon que l’on décrit l’action de la compromission exercée par le sujet sur l’objet (emploi transitif) ou bien l’action de la compromission limitée au seul sujet (emploi intransitif).

Dans l’emploi transitif – le plus commun – le champ lexical est celui de « mettre dans une situation qui peut devenir critique, exposer à un danger ». La proxémie qui en découle est celle de l’endommagement probable (entacher, risquer, altérer, …).

Dans l’emploi intransitif – juridique – le champ lexical est celui de « s'engager par un acte à s'en rapporter au jugement d'un ou plusieurs arbitres pour régler ses différends avec autrui ; avoir recours à un arbitrage ». La proxémie qui en découle est celle de la recherche de la transaction (accord, entente, convention, ajustement, …).

Cette antinomie rend le mot foncièrement ambigu. Comme l’a montré Pierre Bourdieu, le langage n’est jamais neutre. Il est un champ de bataille ou chacun y défend le sens qu’il entend donner aux mots qu’il emploie selon les notions et représentations qu’il en a. Souvent sans se soucier des biais cognitifs qui le trompent et en s’affranchissant de retourner au dictionnaire et à la grammaire.

Les tribuns savent évoluer au sein de ce champ de bataille. Qu’ils aient lu ou non Gustave le Bon, ils instrumentalisent l’emploi transitif du verbe et de ses dérivés pour semer le doute, faisant passer la recherche du compromis pour une soumission, un renoncement irréversible. En politique comme en management, la rhétorique binaire consistant à opposer « intransigeance » à « négociation » se nourrit de cette équivoque linguistique.

Un expert racontait avoir formé pendant plusieurs années les acheteurs d’une grande chaîne de supermarchés. Le compromis, le win-win, l’équilibre… autant de termes constants dans leur bouche. Dans les faits, les négociations étaient conduites dans un esprit de recherche de soumission du fournisseur plutôt que dans celui d’un véritable compromis. Le fait que cette soumission puisse aboutir à la ruine du fournisseur était perçu non comme un signal d’alarme, mais comme la confirmation d’une faiblesse intrinsèque de sa part — voire comme un effet secondaire bienvenu, puisqu’elle ouvrait encore davantage le champ de la concurrence.

Ce qui était interprété comme une victoire dissimulait en réalité un effet pervers : l’érosion de la confiance et la fragilisation du système d’approvisionnement. L’acheteur, satisfait de son succès apparent, omettait d’intégrer dans son bilan le coût de sélection d’un nouveau fournisseur — identification, fiabilité, contrôle… — autant d’étapes chronophages et coûteuses. L’accord obtenu n’était pas un compromis, mais un accord compromis.
 

Le compromis, une méthode d’action et de régulation des contradictions

Le compromis occupe une place singulière : il ne relève ni de la morale, ni de la stratégie, mais s’inscrit dans la praxis. Il s’agit d’une manière d’affronter les contradictions du réel sans chercher à les résoudre par la force.

Contrairement aux idées reçues, le compromis ne se présente pas comme une trahison. Au contraire, il joue un rôle fondamental en reliant les acteurs en présence. Loin de constituer une faiblesse, sa force réside dans sa capacité à structurer les relations et les débats. Adopter le compromis suppose d’accepter la coexistence de deux logiques : celle de la cohérence et celle de l’exposition. Chercher un compromis ne revient pas à renier sa cohérence interne, ni à imposer sa posture ou ses convictions à l’autre, mais suppose au contraire d’intégrer l’autre dans un espace partagé où subsistent des tensions et des différences acceptables et acceptées.  

Le compromis se rapproche en cela de l’éthique en ce sens que c’est d’abord et avant tout une méthode permettant de sortir d’une aporie en acceptant d’affronter la complexité de la situation, de réguler les antinomies des parties prenantes et de dépasser les convictions de chacun. Le compromis n’est pas une dialectique au sens marxiste du terme mais bien une maïeutique de la concorde.
 

A propos de...

Dr Jan-Cédric Hansen
Praticien hospitalier, expert en pilotage stratégique de crise, vice-président de GloHSA et de WADEM Europe, Administrateur de StratAdviser Ltd - http://www.stratadviser.com
Lien : https://www.linkedin.com/in/jancedrichansen/?originalSubdomain=fr

En collaboration avec

Jean-Marie Carrara. Docteur en Pharmacie et diplômé de Biologie Humaine.
ll est auditeur en Intelligence Economique et Stratégique à l'Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (IHEDN)
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