Intelligence des Territoires, PME, ETI

Création de l'Indicateur de désindustrialisation. Entretien avec Arnaud de Morgny. CR451


Jacqueline Sala
Lundi 6 Octobre 2025


Face à l’érosion silencieuse de son tissu productif — deux millions d’emplois industriels perdus et une part du PIB tombée à 10 % en 2024 — la France manquait d’un outil capable de détecter les signaux faibles du décrochage. Là où baromètres et indices existants se contentent d’observer a posteriori, le CR451 a conçu un instrument inédit d’intelligence économique prévisionnelle : un indice de risque de désindustrialisation, pensé comme une alerte stratégique dans une logique de guerre économique.




Qu’est-ce qui a motivé la création de cet indicateur ? Y a-t-il eu un événement déclencheur ou un constat alarmant ?

L’indice est né d’un constat d’impuissance analytique : la France a perdu près de deux millions d’emplois industriels et la part de l’industrie dans le PIB est tombée à 10 % en 2024. Les outils existants (rapports, baromètres) sont descriptifs et rétrospectifs, incapables d’anticiper les signaux avant-coureurs de décrochage.

Plusieurs indicateurs existent déjà pour mesurer la compétitivité, les conditions d’implantation ou la résilience industrielles à différentes échelles. Chacun se distingue par son périmètre, sa méthodologie et sa finalité.

Il y a d’abord le baromètre industriel de l’Etat (DGE – ministère de l’Économie, France, 2021). Ce baromètre national évalue « le nombre net d’ouvertures de sites industriels, c’est-à-dire le nombre total d’ouvertures de sites industriels auquel on soustrait le nombre de fermetures. Il inclut les augmentations et réductions significatives d’activités industrielles sur un site existant, lorsque l’impact de celles-ci pour le territoire est de fait assimilable à l’ouverture ou la fermeture d’un nouveau site ». Il est typique de ce que j’appelle les indices post mortem ou post nativitatem-si on est davantage positif- ils constatent une situation : les décès moins les naissances d’entreprises industrielles. Il est utile pour constater une évolution pas pour anticiper une situation.

Le deuxième est le Globalk Manufacturing Risk Index (Cushman & Wakefield, International, 2022). IL s’agit d’un indice comparatif mondial couvrant 45 pays. « L'indice de risque manufacturier (MRI) évalue les emplacements les plus appropriés pour la fabrication mondiale parmi 45 pays de la région EMEA, des Amériques et de l'Asie-Pacifique. Chaque pays est noté en fonction de 20 variables de niveau 2/3 qui composent les variables de niveau 1 (conditions, coûts et risques), dont les pondérations varient ». L’évaluation repose sur une « pondération entre coûts, accès aux marchés et conditions réglementaires ».

Son usage principal est la « décision d’implantation ou de délocalisation » des sites industriels par les multinationales.
Il y en a bien d’autres ( IW Standort Ranking (Institut der deutschen Wirtschaft, Cologne, 2020–2024), DIW Competitiveness Indicators (Deutsches Institut für Wirtschaftsforschung, Berlin, 2019–2024), Reshoring Index (Kearney, États-Unis, 2014–2024), …). Aucun cependant ne permet d’anticiper la disparition (délocalisation, faillite, radiation administrative par ex.) d’un site industriel encore moins d’un site industriel en France.
 
Ces instruments partagent une logique d’observation macroéconomique fondée sur des données agrégées, contrairement à l’Indice de risque de désindustrialisation du CR451, qui se distingue par sa focalisation micro-industrielle, son analyse multicritère par entreprise et sa lecture stratégique des vulnérabilités. Comme l’outil n’existait pas, nous l’avons forgé.
Le CR451 a donc élaboré un instrument d’intelligence économique prévisionnelle, fondé sur la logique de guerre économique — où la désindustrialisation est vue comme un symptôme d’affaiblissement stratégique national.

Pouvez-vous détailler les neuf axes et expliquer comment ils se traduisent concrètement dans l’évaluation ?

Chaque axe correspond à un champ de vulnérabilité mesuré par des critères pondérés :
 
  1. Positionnement stratégique : dépendance à un nombre limité de clients/fournisseurs, dépendance au coût de l’énergie, investissements industriels en France.
  2. Vulnérabilité technologique : dépendance à des technologies externes, ruptures d’innovation.
  3. Politique et réglementation : exposition aux normes, pressions géopolitiques, risques extraterritoriaux.
  4. Situation financière : endettement, résultat opérationnel en France, capacité d’autofinancement.
  5. Fiscalité et financement public : taxes sectorielles et imposition, dépendance aux aides publiques et crédits d’impôt
  6. Structure actionnariale et gouvernance : part d’actionnariat français, part de Français membres du COMEX.
  7. Emploi et compétences : évolution des effectifs, rareté des savoir-faire locaux, formation.
  8. Ancrage territorial : relations avec les écosystèmes locaux, partenariats, enracinement.
  9. Image et notoriété : réputation, controverses, visibilité dans le débat public sur le développement de l’économie française, dysfonctionnement sociaux sérieux.
 
En pratique, nous avons cherché en sources ouvertes toutes les informations sur les entreprises que nous avons étudiées. Puis nous les avons classées par axes et critères puis nous les avons évaluées.

Par exemple pour ArcelorMittal, nous avons considéré une très forte dépendance aux subventions. Le choix par ArcelorMittal entre un projet subventionné par l’UE ou un autre subventionné par la France semble avoir été conditionné par le montant de la subvention-confortant notre analyse-.
 


Avez-vous identifié des tendances communes parmi les dix entreprises étudiées ?

Selon l’analyse des entreprises que nous avons effectuée, nous identifions 3 axes majeurs de fragilités : le champ 3. Politique &Réglementation, le champ 5. Fiscalité &financement public et enfin le champ 9. Image &Notoriété.
 

Au-delà de ces fragilités stratégiques majeures, les tendances dominantes sont :
  • Dépendance énergétique et normative croissante, particulièrement aux politiques européennes ;
  • Délocalisation ou contraction des sites français, au profit d’investissements hors UE ;
  • Faible présence française dans les instances dirigeantes, renforçant le « largage des amarres »;
  • Baisse continue des effectifs industriels, malgré des investissements R&D ou de transition ;
  • Forte exposition médiatique et controverses sociales (ex. SEB/PFAS, ArcelorMittal/CO₂).
Certaines entreprises affichent encore un indice de risque faible, parce qu’elles sont, en quelque sorte, déjà « désindustrialisées » pour la France c’est-à-dire ont déjà délocalisé ou vendu une part importante de leur activité française.
 

L’outil pourrait-il être utilisé par les collectivités territoriales pour anticiper des plans de sauvegarde de l’emploi ?

Oui. L’indice est conçu comme un outil d’alerte territoriale.

Il permet d’anticiper les plans de sauvegarde de l’emploi en repérant les signaux précurseurs : désinvestissement, perte de compétences, ruptures d’approvisionnement, annonces etc. Il offre aux collectivités territoriales ou EPCI une base factuelle pour mobiliser les dispositifs publics avant la fermeture d’un site. Du reste, nous avons publié la méthodologie complète pour calculer cet indice afin que toute personne ou entité intéressée puisse l’utiliser. Nous sommes aussi preneurs de retours et de commentaires méthodologiques. Enfin, si de besoin, nous pouvons aussi former des acteurs à l’utilisation de cet outil.

L’indicateur pourrait-il évoluer vers un Observatoire national du risque de désindustrialisation ?

Le CR451 prévoit explicitement cette évolution : une deuxième phase est programmée pour 2026 afin de pérenniser la démarche dans le cadre d’un Observatoire rassemblant données, acteurs publics, industriels, analystes et experts.

Notre centre, seul, n’a pas la possibilité d’élargir de manière systématique le nombre d’entreprises à analyser ni même d’actualiser les calculs déjà réalisés. Nous sommes l’équivalent de 3 chercheurs permanents et d’une dizaine de chercheurs associés. S’il n’y avait pas eu une concordance d’emplois du temps entre fin juin et juillet entre plusieurs personnes, l’indice de risque de désindustrialisation n’aurait pas pu être calculé. J’en avais l’idée depuis longtemps mais il manquait une équipe prête à faire de la recherche en source ouverte et à arbitrer pour évaluer. Seul s’était impossible.

L’objectif de cet observatoire est de rassembler savoir-faire technique, analyse et financements pour élargir le spectre de cet indice. Nous réfléchissons d’ailleurs à un indice par secteur industriel selon plusieurs niveaux d’agrégation qui permettraient d’analyser l’économie à différentes échelles tels que définis par la NAF (Nomenclature d’Activités Française).
 

Une remarque plus personnelle sur ce travail ?

Ce dispositif marque une rupture méthodologique : il transpose à l’économie réelle les analyses de la guerre de l’information et de la guerre économique développés à l’École de Guerre Économique.

L’indice n’est pas un exercice statistique, mais un instrument stratégique, intégrant les dimensions financières, informationnelles, culturelles et cognitives, normatives et territoriales. Il constitue un premier jalon vers une culture de la prévention et de l’anticipation des ruptures industrielles, là où la France se limitait jusque-là à constater leurs effets. La réalisation de cet indice fut une expérience très instructive et passionnante.
Enfin cet outil fut l’occasion pour moi de démontrer in concreto ce que j’explique aux étudiants : quand vous identifiez le besoin d ‘outil et qu’il n’existe pas, forgez-le 

Arnaud de Morgny, merci pour ces analyses et ces éclairages

Arnaud de Morgny est chercheur-praticien et stratégiste en intelligence économique à l’École de Guerre Économique, où il est directeur-adjoint du Centre de recherche appliquée CR451. Spécialiste des stratégies cognitives, de la guerre économique et des déstabilisation informationnelles, il est l’inventeur de l’Indice de risque de désindustrialisation, premier outil français d’évaluation multicritère des vulnérabilités industrielles. Présenté au Sénat en 2025, cet indice vise à anticiper les signaux avant-coureurs d’affaiblissement industriel. Ses travaux portent sur les logiques d’accroissement de puissance par l’économie et l’usage stratégique de l’information dans l’économie.

A propos du CR451

 

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Le CR451 est le Centre de Recherche Appliquée de l’École de Guerre Économique (EGE), fondé en janvier 2022.
Dirigé par Christian Harbulot, expert en intelligence économique, le CR451 se concentre sur l’étude des conflits informationnels, de la guerre économique et des rapports de force géopolitiques. Il vise à développer des grilles de lecture innovantes pour comprendre les dynamiques de puissance modernes, notamment face à l’influence des GAFAM et aux nouvelles formes de confrontation économique.
Le centre mène des recherches appliquées, organise des séminaires, produit des podcasts et publie des études de cas.

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