UNE PUISSANCE AGRICOLE QUI NOURRIT MAL SA POPULATION
À première vue, les capacités productives du pays ne laissent guère de doute. Avec plus de vingt‑six millions d’hectares effectivement cultivés, la France dispose d’assez de terres et de rendements pour alimenter largement ses soixante‑huit millions d’habitants. Des simulations citées par Terre de Liens estiment même que, toutes choses égales par ailleurs, la SAU (Surface Agricole Utile) actuelle pourrait couvrir jusqu’à 130 % des besoins au régime alimentaire moyen. Pourtant, cette abondance théorique coexiste avec une pénurie très concrète dans les foyers les plus fragiles. Selon les chiffres repris dans les rapports, plus de huit millions de personnes déclarent des difficultés d’accès à une alimentation suffisante et de qualité. Le constat rejoint celui des travaux internationaux : la FAO souligne dans son rapport 2024 que la faim tient aujourd’hui davantage à des facteurs de pauvreté, de conflits, d’inégalités et de vulnérabilité des systèmes qu’à un manque global de calories produites.
Cette contradiction s’explique d’abord par l’orientation de la production. Près de 43 % de la surface agricole utile française est consacrée à des cultures d’exportation. Dans le même temps, le pays importe une part élevée de ce qu’il pourrait raisonnablement produire sur son sol : une fraction importante de ses fruits et légumes, de sa volaille, de ses pâtes alimentaires ou encore de certains produits transformés provient de l’étranger. Les rayons des grandes surfaces témoignent de ce grand écart : vins et produits de boulangerie « made in France » côtoient des fruits, des légumes et des plats ultra‑transformés qui ont parcouru des milliers de kilomètres.
Le second volet du paradoxe tient à la qualité de l’alimentation. Les rapports de Terre de Liens rappellent que le régime alimentaire moyen en France est trop riche en sucres et en produits animaux, trop pauvre en fibres et en légumineuses, et fortement marqué par les aliments ultra‑transformés. Les coûts associés – diabète, maladies cardiovasculaires, certains cancers – s’additionnent au point de représenter plusieurs milliards d’euros pour le système de santé. Là encore, les analyses de santé publique françaises et les signaux de l’OMS convergent avec ce diagnostic.
Un acteur domine clairement la mise en scène de cette abondance déséquilibrée : l’aval du système. En quelques décennies, la grande distribution a pris une place hégémonique dans les circuits d’approvisionnement, au point que trois enseignes se partagent désormais près des deux tiers du marché. De son côté, l’industrie agro‑alimentaire concentre la transformation de la majorité des produits. Ce couple agro‑industrie/grande distribution ordonne le système autour de produits standardisés, disponibles toute l’année, et surtout bon marché à la vente, quel qu’en soit le coût écologique ou social. Un rapport récent du Réseau Action Climat, consacré au rôle de la grande distribution, montre à quel point les stratégies promotionnelles, l’architecture des rayons et la politique de prix tirent la demande vers les produits ultra‑transformés au détriment des alternatives plus sobres. L’amont agricole, dans cette configuration, s’adapte autant qu’il oriente : il répond à des cahiers des charges pensés ailleurs.
Cette contradiction s’explique d’abord par l’orientation de la production. Près de 43 % de la surface agricole utile française est consacrée à des cultures d’exportation. Dans le même temps, le pays importe une part élevée de ce qu’il pourrait raisonnablement produire sur son sol : une fraction importante de ses fruits et légumes, de sa volaille, de ses pâtes alimentaires ou encore de certains produits transformés provient de l’étranger. Les rayons des grandes surfaces témoignent de ce grand écart : vins et produits de boulangerie « made in France » côtoient des fruits, des légumes et des plats ultra‑transformés qui ont parcouru des milliers de kilomètres.
Le second volet du paradoxe tient à la qualité de l’alimentation. Les rapports de Terre de Liens rappellent que le régime alimentaire moyen en France est trop riche en sucres et en produits animaux, trop pauvre en fibres et en légumineuses, et fortement marqué par les aliments ultra‑transformés. Les coûts associés – diabète, maladies cardiovasculaires, certains cancers – s’additionnent au point de représenter plusieurs milliards d’euros pour le système de santé. Là encore, les analyses de santé publique françaises et les signaux de l’OMS convergent avec ce diagnostic.
Un acteur domine clairement la mise en scène de cette abondance déséquilibrée : l’aval du système. En quelques décennies, la grande distribution a pris une place hégémonique dans les circuits d’approvisionnement, au point que trois enseignes se partagent désormais près des deux tiers du marché. De son côté, l’industrie agro‑alimentaire concentre la transformation de la majorité des produits. Ce couple agro‑industrie/grande distribution ordonne le système autour de produits standardisés, disponibles toute l’année, et surtout bon marché à la vente, quel qu’en soit le coût écologique ou social. Un rapport récent du Réseau Action Climat, consacré au rôle de la grande distribution, montre à quel point les stratégies promotionnelles, l’architecture des rayons et la politique de prix tirent la demande vers les produits ultra‑transformés au détriment des alternatives plus sobres. L’amont agricole, dans cette configuration, s’adapte autant qu’il oriente : il répond à des cahiers des charges pensés ailleurs.
LE FONCIER, THEATRE DISCRET DE LA PERTE D’AUTONOMIE
Le cœur de la démonstration de Terre de Liens repose toutefois sur un autre plan de la carte : celui des cadastres. Qui possède les terres, qui les contrôle, qui décide, in fine, de ce qui y sera produit ? Sur ce terrain, les rapports 2023 et 2024 apportent des éclairages inédits.
Contrairement à l’image d’Épinal du « paysan propriétaire de ses terres », la majorité de la surface agricole utilisée est aujourd’hui travaillée en faire‑valoir indirect. Les chiffres consolidés pour 2021 et 2022 indiquent qu’environ 65 % de la SAU est louée. La propriété, elle, est extrêmement fragmentée. Près de 4,2 millions de personnes physiques détiennent à un titre ou un autre des terres agricoles. La plupart ne sont pas agriculteurs. Un agriculteur locataire se retrouve en moyenne face à quatorze propriétaires, souvent regroupés en indivisions familiales, ce qui complique à l’extrême toute tentative de transmission ordonnée d’une ferme.
Ce morcellement de la propriété coexiste avec une concentration de fait de l’usage. En quelques décennies, le nombre de fermes a reculé de manière continue tandis que leur taille moyenne doublait pour atteindre soixante‑neuf hectares en 2020. Moins d’exploitations, plus grandes, reliées à un archipel de petits propriétaires non actifs : l’asymétrie est frappante. Elle donne aux détenteurs de titres fonciers, mêmes modestes, un pouvoir considérable. Décider de louer ou non, de prolonger un bail, de vendre à un voisin plutôt qu’à un néo‑installé, d’attendre un reclassement en zone constructible, ce sont autant de gestes individuels qui, mis bout à bout, déterminent ce que deviendront plusieurs millions d’hectares dans les dix ans à venir.
À cette trame déjà complexe s’ajoute la montée en puissance des sociétés agricoles. Les formes sociétaires – GAEC, EARL, SCEA, sociétés commerciales – représentent aujourd’hui environ 42 % des exploitations, mais exploitent près des deux tiers de la SAU. Certaines de ces formes, en particulier les SCEA et les sociétés par actions, permettent explicitement à des investisseurs non exploitants de détenir la majorité du capital et, par conséquent, le contrôle des terres. Ces sociétés achètent des hectares, mais aussi des parts d’autres sociétés agricoles, ce qui dessine un marché parallèle du foncier où des centaines de milliers d’hectares changent de mains chaque année sans apparaître comme des « ventes de terres» dans les statistiques classiques.
La régulation a pris du retard sur ces évolutions. Le statut du fermage, conçu au lendemain de la guerre pour sécuriser les usages agricoles, peut se retrouver détourné lorsqu’un bail est logé dans une société elle‑même contrôlée par un groupe agro‑industriel ou un fonds. La loi Sempastous, adoptée en 2021 pour encadrer les transferts de parts sociales, ne s’applique qu’au‑delà de seuils d’agrandissement très élevés et comporte de nombreuses exceptions. La Cour des comptes, comme plusieurs parlementaires, ont alerté sur ce point : l’essentiel de la dynamique de concentration foncière se joue aujourd’hui à l’intérieur de structures sociétaires que le droit peine encore à appréhender.
À l’échelle européenne, la France n’est pas une anomalie isolée. Les travaux du Transnational Institute et une résolution du Parlement européen en 2017 sur la concentration foncière en témoignent : partout en Europe, une fraction restreinte des exploitations – de l’ordre de 2 à 3 % – contrôle désormais plus de la moitié des terres. Les processus de « land grabbing » et d’agrandissement observés en Amérique latine trouvent ainsi leurs échos, certes sous d’autres formes, sur le continent.
Contrairement à l’image d’Épinal du « paysan propriétaire de ses terres », la majorité de la surface agricole utilisée est aujourd’hui travaillée en faire‑valoir indirect. Les chiffres consolidés pour 2021 et 2022 indiquent qu’environ 65 % de la SAU est louée. La propriété, elle, est extrêmement fragmentée. Près de 4,2 millions de personnes physiques détiennent à un titre ou un autre des terres agricoles. La plupart ne sont pas agriculteurs. Un agriculteur locataire se retrouve en moyenne face à quatorze propriétaires, souvent regroupés en indivisions familiales, ce qui complique à l’extrême toute tentative de transmission ordonnée d’une ferme.
Ce morcellement de la propriété coexiste avec une concentration de fait de l’usage. En quelques décennies, le nombre de fermes a reculé de manière continue tandis que leur taille moyenne doublait pour atteindre soixante‑neuf hectares en 2020. Moins d’exploitations, plus grandes, reliées à un archipel de petits propriétaires non actifs : l’asymétrie est frappante. Elle donne aux détenteurs de titres fonciers, mêmes modestes, un pouvoir considérable. Décider de louer ou non, de prolonger un bail, de vendre à un voisin plutôt qu’à un néo‑installé, d’attendre un reclassement en zone constructible, ce sont autant de gestes individuels qui, mis bout à bout, déterminent ce que deviendront plusieurs millions d’hectares dans les dix ans à venir.
À cette trame déjà complexe s’ajoute la montée en puissance des sociétés agricoles. Les formes sociétaires – GAEC, EARL, SCEA, sociétés commerciales – représentent aujourd’hui environ 42 % des exploitations, mais exploitent près des deux tiers de la SAU. Certaines de ces formes, en particulier les SCEA et les sociétés par actions, permettent explicitement à des investisseurs non exploitants de détenir la majorité du capital et, par conséquent, le contrôle des terres. Ces sociétés achètent des hectares, mais aussi des parts d’autres sociétés agricoles, ce qui dessine un marché parallèle du foncier où des centaines de milliers d’hectares changent de mains chaque année sans apparaître comme des « ventes de terres» dans les statistiques classiques.
La régulation a pris du retard sur ces évolutions. Le statut du fermage, conçu au lendemain de la guerre pour sécuriser les usages agricoles, peut se retrouver détourné lorsqu’un bail est logé dans une société elle‑même contrôlée par un groupe agro‑industriel ou un fonds. La loi Sempastous, adoptée en 2021 pour encadrer les transferts de parts sociales, ne s’applique qu’au‑delà de seuils d’agrandissement très élevés et comporte de nombreuses exceptions. La Cour des comptes, comme plusieurs parlementaires, ont alerté sur ce point : l’essentiel de la dynamique de concentration foncière se joue aujourd’hui à l’intérieur de structures sociétaires que le droit peine encore à appréhender.
À l’échelle européenne, la France n’est pas une anomalie isolée. Les travaux du Transnational Institute et une résolution du Parlement européen en 2017 sur la concentration foncière en témoignent : partout en Europe, une fraction restreinte des exploitations – de l’ordre de 2 à 3 % – contrôle désormais plus de la moitié des terres. Les processus de « land grabbing » et d’agrandissement observés en Amérique latine trouvent ainsi leurs échos, certes sous d’autres formes, sur le continent.
DES POLITIQUES PUBLIQUES PUISSANTES MAIS MAL ALIGNEES
La France ne manque ni de lois, ni de plans, ni de stratégies sur l’agriculture et l’alimentation. L’arsenal réglementaire est même impressionnant, si l’on additionne les couches nationales et européennes. Pourtant, lorsque l’on examine la façon dont ces instruments agissent concrètement, un décalage net apparaît entre les objectifs affichés et les trajectoires encouragées.
La politique agricole commune reste le pilier financier du secteur. En France, elle représente un peu plus de neuf milliards d’euros par an, dont environ 70 % au titre du premier pilier, principalement distribué au prorata des hectares. Dans la plupart des exploitations, ces transferts pèsent plus de 70 % du revenu courant avant impôt. On pourrait y voir un formidable levier de transition. Mais la structure actuelle des aides, largement proportionnelle aux surfaces, favorise de facto les exploitations les plus grandes. Vingt pour cent des bénéficiaires captent plus de la moitié des aides directes. De surcroît, les enquêtes disponibles indiquent que les fermes les plus favorables à l’environnement, en termes de diversité culturale, de maintien des prairies permanentes et de réduction d’intrants, perçoivent souvent moins d’aides par hectare que la moyenne.
La Cour des comptes européenne, dans un rapport de 2024 spécifiquement consacré à l’agriculture biologique, a chiffré l’effort consenti par l’Union : douze milliards d’euros entre 2014 et 2022, soit à peine plus de 2 % du budget agricole cumulé sur la période. Le constat est sévère : les dépenses ont certes permis d’augmenter la surface en bio, mais les incohérences et les lacunes de la politique menacent la réalisation de l’objectif européen de 25 % de surface en bio en 2030. De son côté, France Stratégie, dans une analyse de 2019, souligne que la PAC reste centrée sur le soutien aux revenus à court terme, au détriment d’investissements transformatifs vers l’agro‑écologie.
Côté alimentation, la dispersion est tout aussi manifeste. Entre le Programme national nutrition santé, focalisé sur les comportements individuels, le Programme national pour l’alimentation, centré sur l’éducation et des projets exemplaires, les lois Egalim définissant des quotas de produits de qualité en restauration collective, et les stratégies climat, il existe une véritable constellation de dispositifs. Mais peu de coordination, peu de hiérarchisation, et surtout, une faiblesse chronique des moyens alloués à la transformation structurelle de l’offre. France Stratégie parle, sans détour, de politique alimentaire « morcelée » et appelle à une stratégie nationale unifiée alimentation‑nutrition‑climat.
Les rapports de Terre de Liens proposent de sortir de ce patchwork en plaidant, dans la lignée du réseau IPES‑Food, pour une véritable politique agricole et alimentaire commune. Une telle PAAC devrait articuler les leviers aujourd’hui traités séparément : aides à la production, politiques nutritionnelles, outils fonciers, fiscalité environnementale, politiques commerciales. Sur le papier, l’idée est cohérente. Dans la pratique, elle supposerait de reconfigurer des rentes et des équilibres politiques profondément ancrés, à Bruxelles comme dans les capitales.
La politique agricole commune reste le pilier financier du secteur. En France, elle représente un peu plus de neuf milliards d’euros par an, dont environ 70 % au titre du premier pilier, principalement distribué au prorata des hectares. Dans la plupart des exploitations, ces transferts pèsent plus de 70 % du revenu courant avant impôt. On pourrait y voir un formidable levier de transition. Mais la structure actuelle des aides, largement proportionnelle aux surfaces, favorise de facto les exploitations les plus grandes. Vingt pour cent des bénéficiaires captent plus de la moitié des aides directes. De surcroît, les enquêtes disponibles indiquent que les fermes les plus favorables à l’environnement, en termes de diversité culturale, de maintien des prairies permanentes et de réduction d’intrants, perçoivent souvent moins d’aides par hectare que la moyenne.
La Cour des comptes européenne, dans un rapport de 2024 spécifiquement consacré à l’agriculture biologique, a chiffré l’effort consenti par l’Union : douze milliards d’euros entre 2014 et 2022, soit à peine plus de 2 % du budget agricole cumulé sur la période. Le constat est sévère : les dépenses ont certes permis d’augmenter la surface en bio, mais les incohérences et les lacunes de la politique menacent la réalisation de l’objectif européen de 25 % de surface en bio en 2030. De son côté, France Stratégie, dans une analyse de 2019, souligne que la PAC reste centrée sur le soutien aux revenus à court terme, au détriment d’investissements transformatifs vers l’agro‑écologie.
Côté alimentation, la dispersion est tout aussi manifeste. Entre le Programme national nutrition santé, focalisé sur les comportements individuels, le Programme national pour l’alimentation, centré sur l’éducation et des projets exemplaires, les lois Egalim définissant des quotas de produits de qualité en restauration collective, et les stratégies climat, il existe une véritable constellation de dispositifs. Mais peu de coordination, peu de hiérarchisation, et surtout, une faiblesse chronique des moyens alloués à la transformation structurelle de l’offre. France Stratégie parle, sans détour, de politique alimentaire « morcelée » et appelle à une stratégie nationale unifiée alimentation‑nutrition‑climat.
Les rapports de Terre de Liens proposent de sortir de ce patchwork en plaidant, dans la lignée du réseau IPES‑Food, pour une véritable politique agricole et alimentaire commune. Une telle PAAC devrait articuler les leviers aujourd’hui traités séparément : aides à la production, politiques nutritionnelles, outils fonciers, fiscalité environnementale, politiques commerciales. Sur le papier, l’idée est cohérente. Dans la pratique, elle supposerait de reconfigurer des rentes et des équilibres politiques profondément ancrés, à Bruxelles comme dans les capitales.
LE PORTAGE FONCIER, UN LEVIER AMBIGU DE TRANSITION
Un des apports originaux des travaux de Terre de Liens est de mettre en lumière le rôle potentiel du portage foncier. L’idée est simple : un acteur tiers – collectivité, foncière citoyenne, Safer, coopérative – acquiert la terre pour la mettre à disposition d’un agriculteur via un bail, en différant ou en annulant pour lui la charge d’un achat. Ce mécanisme peut prendre trois formes principales.
Le « stockage » à court terme, d’abord, qui consiste à acheter ou préempter des terres mises en vente afin de les soustraire, le temps de constituer un projet, à l’agrandissement ou à la spéculation. Puis le portage de moyen terme, sur cinq à trente ans, qui permet à un agriculteur de démarrer son activité sans supporter immédiatement le poids du foncier, voire de prévoir un rachat ultérieur à un prix encadré. Enfin, le portage conservatoire, qui vise à sortir définitivement une partie des terres du marché spéculatif en les logeant dans des fondations ou des structures à but non lucratif.
Lorsqu’il est conçu comme un instrument d’intérêt général, ce portage peut répondre à plusieurs besoins stratégiques. Il facilite l’installation de porteurs de projet qui ne disposent ni de terres familiales ni de capital important, en particulier pour des systèmes agroécologiques, intensifs en travail et peu mécanisés. Il permet aussi d’envisager la restructuration de très grandes exploitations devenues intransmissibles ou économiquement vulnérables, en les divisant en unités de taille plus raisonnable. Enfin, il offre un support juridique aux baux ruraux environnementaux, qui conditionnent l’usage à des pratiques protectrices de la ressource en eau, des sols ou de la biodiversité.
Ce même mécanisme, toutefois, peut être capté par des logiques purement financières. Les rapports de Terre de Liens détaillent des montages où des foncières d’investissement achètent massivement des terres pour les louer via des baux de longue durée, assortis de loyers majorés et de clauses d’achat obligatoires en fin de période. Dans ces schémas, l’agriculteur n’est plus que l’opérateur d’une logique de valorisation d’actifs. La valeur ajoutée de son travail sert d’abord à rémunérer coupons et plus‑values, avant de financer d’éventuels changements de pratiques. Il ne s’agit plus alors de faciliter la transition, mais de sécuriser des placements.
Là encore, la frontière entre les deux mondes est politique. Les rapports insistent sur la nécessité de réserver les soutiens publics – qu’ils soient fiscaux, budgétaires ou réglementaires – aux structures de portage répondant à un ensemble de critères précis : non‑spéculation, limitation des loyers à la fourchette des fermages, transparence complète sur les apporteurs de capitaux, gouvernance incluant agriculteurs, citoyens et collectivités, objectifs agroécologiques explicites. La Cour des comptes comme certains services de l’État commencent à intégrer ces distinctions dans leurs réflexions, mais la traduction normative reste, pour l’heure, embryonnaire.
Le « stockage » à court terme, d’abord, qui consiste à acheter ou préempter des terres mises en vente afin de les soustraire, le temps de constituer un projet, à l’agrandissement ou à la spéculation. Puis le portage de moyen terme, sur cinq à trente ans, qui permet à un agriculteur de démarrer son activité sans supporter immédiatement le poids du foncier, voire de prévoir un rachat ultérieur à un prix encadré. Enfin, le portage conservatoire, qui vise à sortir définitivement une partie des terres du marché spéculatif en les logeant dans des fondations ou des structures à but non lucratif.
Lorsqu’il est conçu comme un instrument d’intérêt général, ce portage peut répondre à plusieurs besoins stratégiques. Il facilite l’installation de porteurs de projet qui ne disposent ni de terres familiales ni de capital important, en particulier pour des systèmes agroécologiques, intensifs en travail et peu mécanisés. Il permet aussi d’envisager la restructuration de très grandes exploitations devenues intransmissibles ou économiquement vulnérables, en les divisant en unités de taille plus raisonnable. Enfin, il offre un support juridique aux baux ruraux environnementaux, qui conditionnent l’usage à des pratiques protectrices de la ressource en eau, des sols ou de la biodiversité.
Ce même mécanisme, toutefois, peut être capté par des logiques purement financières. Les rapports de Terre de Liens détaillent des montages où des foncières d’investissement achètent massivement des terres pour les louer via des baux de longue durée, assortis de loyers majorés et de clauses d’achat obligatoires en fin de période. Dans ces schémas, l’agriculteur n’est plus que l’opérateur d’une logique de valorisation d’actifs. La valeur ajoutée de son travail sert d’abord à rémunérer coupons et plus‑values, avant de financer d’éventuels changements de pratiques. Il ne s’agit plus alors de faciliter la transition, mais de sécuriser des placements.
Là encore, la frontière entre les deux mondes est politique. Les rapports insistent sur la nécessité de réserver les soutiens publics – qu’ils soient fiscaux, budgétaires ou réglementaires – aux structures de portage répondant à un ensemble de critères précis : non‑spéculation, limitation des loyers à la fourchette des fermages, transparence complète sur les apporteurs de capitaux, gouvernance incluant agriculteurs, citoyens et collectivités, objectifs agroécologiques explicites. La Cour des comptes comme certains services de l’État commencent à intégrer ces distinctions dans leurs réflexions, mais la traduction normative reste, pour l’heure, embryonnaire.
ENJEUX STRATEGIQUES : UN VIRAGE INEVITABLE, UNE FENETRE D’ACTION ETROITE
Au terme de cette lecture croisée, la cohérence interne de l’analyse proposée par Terre de Liens apparaît robuste. Le diagnostic de surproduction apparente, de déséquilibres alimentaires internes, de dépendance accrue aux intrants et au commerce international, de concentration foncière et de financiarisation de l’agriculture est largement confirmé par des sources externes. La critique des incohérences de la PAC et des politiques alimentaires françaises est partagée par la Cour des comptes européenne, par France Stratégie, par plusieurs think tanks spécialisés.
Les points qui prêtent davantage débat tiennent moins au constat qu’aux modalités de la transition. Les rapports disent peu des effets à court terme d’une réduction rapide de certaines exportations ou de la reconversion de filières entières sur l’emploi industriel, la balance commerciale ou les équilibres territoriaux. Ils traitent avec prudence – pour ne pas dire méfiance – la possibilité d’associer certains capitaux privés à la transition sous contrainte stricte. Ils sous‑évaluent peut‑être la conflictualité intrinsèque d’une réforme profonde de la PAC au sein d’une Union où les intérêts des États membres divergent.
Pour autant, la trajectoire de statu quo paraît de moins en moins crédible. L’accélération du changement climatique, la multiplication des épisodes de sécheresse, la volatilité géopolitique des marchés d’intrants et de denrées, la montée des pathologies liées à l’alimentation, la raréfaction des candidats à l’installation dans un contexte foncier verrouillé, sont autant de signaux qui convergent. Ils indiquent qu’une transformation de fond du système alimentaire et agricole est non seulement souhaitable, mais probablement inévitable à horizon de une à deux décennies.
La question, dès lors, se pose en termes de tempo et de gouvernance. La France choisira‑t‑elle de piloter ce virage en s’appuyant sur ses atouts – un appareil statistique performant, des outils de régulation foncière encore en place, une base citoyenne mobilisée, une tradition agricole forte – ou laissera‑t‑elle les crises successives l’imposer par à‑coups, avec des coûts économiques, sociaux et politiques autrement plus élevés ? C’est sur ce terrain, plus que sur celui du diagnostic, que se jouera la crédibilité de son discours sur la «souveraineté alimentaire ». Et dans le cas contraire nous aurons droit à la litanie : « impossible à anticiper », c’est une « surprise stratégique », il faut « réindustrialiser », quand il sera déjà trop tard pour le faire.
Les points qui prêtent davantage débat tiennent moins au constat qu’aux modalités de la transition. Les rapports disent peu des effets à court terme d’une réduction rapide de certaines exportations ou de la reconversion de filières entières sur l’emploi industriel, la balance commerciale ou les équilibres territoriaux. Ils traitent avec prudence – pour ne pas dire méfiance – la possibilité d’associer certains capitaux privés à la transition sous contrainte stricte. Ils sous‑évaluent peut‑être la conflictualité intrinsèque d’une réforme profonde de la PAC au sein d’une Union où les intérêts des États membres divergent.
Pour autant, la trajectoire de statu quo paraît de moins en moins crédible. L’accélération du changement climatique, la multiplication des épisodes de sécheresse, la volatilité géopolitique des marchés d’intrants et de denrées, la montée des pathologies liées à l’alimentation, la raréfaction des candidats à l’installation dans un contexte foncier verrouillé, sont autant de signaux qui convergent. Ils indiquent qu’une transformation de fond du système alimentaire et agricole est non seulement souhaitable, mais probablement inévitable à horizon de une à deux décennies.
La question, dès lors, se pose en termes de tempo et de gouvernance. La France choisira‑t‑elle de piloter ce virage en s’appuyant sur ses atouts – un appareil statistique performant, des outils de régulation foncière encore en place, une base citoyenne mobilisée, une tradition agricole forte – ou laissera‑t‑elle les crises successives l’imposer par à‑coups, avec des coûts économiques, sociaux et politiques autrement plus élevés ? C’est sur ce terrain, plus que sur celui du diagnostic, que se jouera la crédibilité de son discours sur la «souveraineté alimentaire ». Et dans le cas contraire nous aurons droit à la litanie : « impossible à anticiper », c’est une « surprise stratégique », il faut « réindustrialiser », quand il sera déjà trop tard pour le faire.
A propos de l'auteur
Docteur et enseignant-chercheur en Intelligence économique et gestion de crise, Thierry Lafon est titulaire d'un MBA à l'EGE, avec 30 ans d'expérience au sein de La Poste Groupe, d'ETI et de PME. Expert en analyse stratégique, projets IT et achats responsables. Réserviste citoyen (Gendarmerie Nationale), créateur et administrateur national du Collège Enseignant-Chercheur du SYNFIE et membre fondateur du Cercle K2. Il es passionné par la résilience organisationnelle et la transmission académique.
Sources
1. Insécurité alimentaire mondiale et causes structurelles
FAO, The State of Food Security and Nutrition in the World 2024
FAO, The State of Food Security and Nutrition in the World 2024
- Politiques alimentaires françaises fragmentées, faible articulation nutrition/environnement/agriculture
France Stratégie, Pour une alimentation saine et durable. Analyse des politiques de l’alimentation en France (septembre 2021)
- PAC et transition agroécologique : impact limité, besoin de réorientation
France Stratégie, Faire de la politique agricole commune un levier de la transition agroécologique (octobre 2019)
- Soutien européen à l’agriculture biologique : 12 Md€, résultats insuffisants
Cour des comptes européenne, Special report 19/2024 – Organic farming in the EU. Gaps and inconsistencies compromise policy success
https://www.eca.europa.eu/en/publications?ref=sr-2024-19
https://www.eca.europa.eu/ECAPublications/SR-2024-19/SR-2024-19_FR.pdf
https://www.eca.europa.eu/ECAPublications/SR-2024-19/SR-2024-19_FR.pdf
- Financements publics du système alimentaire français
I4CE, Les financements publics du système alimentaire français : quelle contribution à la transition écologique ? (septembre 2024)
https://www.i4ce.org/publication/financements-publics-systeme-alimentaire-francais-contribution-transition-ecologique-climat/
https://www.i4ce.org/wp-content/uploads/2024/09/Les-financements-publics-du-systeme-alimentaire-francais.pdf
https://www.i4ce.org/wp-content/uploads/2024/09/Les-financements-publics-du-systeme-alimentaire-francais.pdf
- Rôle structurant de la grande distribution dans l’offre alimentaire
Réseau Action Climat, Alliée ou frein à une alimentation saine et durable ? Le rôle de la grande distribution (2025)
- Vers une politique agricole et alimentaire commune européenne (PAAC)
IPES‑Food, Towards a Common Food Policy for the European Union (2019)
https://www.ipes-food.org/_img/upload/files/CFP_FullReport.pdf
https://ipes-food.org/report/towards-a-common-food-policy-for-the-eu/
https://ipes-food.org/report/towards-a-common-food-policy-for-the-eu/
- Concentration et accaparement des terres en Europe
Transnational Institute, Land concentration, land grabbing and people’s struggles in Europe (2013)
https://www.tni.org/files/download/land_in_europe-jun2013.pdf
van der Ploeg et al., Land concentration and land grabbing in Europe: a preliminary analysis (Canadian Journal of Development Studies, 2015)
https://repub.eur.nl/pub/79608/CJoDS36-2015-2-Borras.pdf
van der Ploeg et al., Land concentration and land grabbing in Europe: a preliminary analysis (Canadian Journal of Development Studies, 2015)
https://repub.eur.nl/pub/79608/CJoDS36-2015-2-Borras.pdf
- Résolution du Parlement européen sur la concentration foncière
Parlement européen, Report on the state of play of farmland concentration in the EU: how to facilitate the access to land for farmers (2017)
- Résolution correspondante (texte juridique, EUR‑Lex) :
https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=oj:JOC_2018_298_R_0016
AC : critiques des “green credentials”, mais vision plus graduelle de la réforme European Environmental Bureau (EEB), réaction à un rapport de la Cour des comptes européenne sur la PAC :
https://eeb.org/fr/eu-body-calls-farm-policys-green-credentials-into-question/
- Positionnement plus prudent sur l’usage du commerce extérieur
FAO – bien que critique sur certaines dépendances, la FAO souligne aussi le rôle complémentaire des échanges pour des pays structurellement déficitaires
https://www.fao.org/publications/fao-flagship-publications/the-state-of-food-security-and-nutrition-in-the-world/en
- Etat des terres agricoles en France - Rapport #1 Publié en février 2022 :
https://ressources.terredeliens.org/les-ressources/etat-des-terres-agricoles-en-france
https://www.helloasso.com/associations/terre-de-liens/paiements/commander-le-rapport-etat-des-terres-agricoles-en-france
13. La propriété des terres agricoles en France - Rapport #2 Publié en février 2023 :
https://ressources.terredeliens.org/les-ressources/la-propriete-des-terres-agricoles-en-france
https://ressources.terredeliens.org/les-ressources?task=download&collection=u_util_jquery_docs_upload&xi=0&file=u_util_jquery_docs_upload&id=1373
14. Le portage foncier agricole - Rapport #3 Publié en février 2024:
https://ressources.terredeliens.org/les-ressources/la-propriete-des-terres-agricoles-en-france
https://ressources.terredeliens.org/les-ressources?task=download&collection=u_util_jquery_docs_upload&xi=0&file=u_util_jquery_docs_upload&id=1373
14. Le portage foncier agricole - Rapport #3 Publié en février 2024:
https://ressources.terredeliens.org/les-ressources/le-portage-foncier-agricole-rapport-3
https://ressources.terredeliens.org/les-ressources?task=download&collection=u_util_jquery_docs_upload&xi=0&file=u_util_jquery_docs_upload&id=1615
15. Souveraineté alimentaire : un scandale made in France - Rapport #4 Publié en février 2025
https://ressources.terredeliens.org/les-ressources/souverainete-alimentaire-un-scandale-made-in-france-rapport-4
https://ressources.terredeliens.org/les-ressources?task=download&collection=u_util_jquery_docs_upload&xi=0&file=u_util_jquery_docs_upload&id=1814
https://ressources.terredeliens.org/les-ressources?task=download&collection=u_util_jquery_docs_upload&xi=0&file=u_util_jquery_docs_upload&id=1615
15. Souveraineté alimentaire : un scandale made in France - Rapport #4 Publié en février 2025
https://ressources.terredeliens.org/les-ressources/souverainete-alimentaire-un-scandale-made-in-france-rapport-4
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