La Colombie de Petro, laboratoire latino-américain de la multipolarité
En annonçant son intention de rejoindre la Belt and Road Initiative, la Colombie rompt un tabou. Historiquement pilier latino-américain de l'influence américaine, partenaire privilégié de Washington, unique allié de l'OTAN dans la région, Bogotá envoie un message clair : l'ère de la dépendance exclusive aux États-Unis est terminée.
Gustavo Petro présente l'accord avec Pékin comme une simple "lettre d'intention", un outil pour diversifier les partenaires, attirer des capitaux, moderniser ports, routes, infrastructures rurales et technologies vertes.
Mais derrière ce discours de souveraineté économique se dessine une bascule stratégique.
La Chine n'est plus un acteur périphérique : deuxième partenaire commercial de la Colombie, en forte croissance, elle devient le financeur potentiel de grands projets portuaires sur le Pacifique, de réseaux énergétiques et de plateformes numériques. Huawei, BYD et d'autres entreprises chinoises sont déjà implantées. La perspective d'un futur accord de libre-échange donnerait à Pékin un accès encore plus direct au marché colombien, tandis que la Colombie espère réduire sa dépendance vis-à-vis d'un partenaire américain devenu imprévisible. Les surtaxes décidées par Donald Trump sur les produits colombiens ont joué le rôle d'électrochoc : si Washington se comporte comme un créancier sévère, pourquoi ne pas ouvrir la porte à un bailleur plus généreux, quitte à en payer plus tard le prix politique ?
Ce pari est pourtant à double tranchant. Une partie du patronat colombien redoute la perte d'accès préférentiel au marché américain, l'érosion des liens sécuritaires et la possibilité de se retrouver pris dans des mécanismes d'endettement difficiles à renégocier. La Colombie quitte le confort relatif d'une tutelle unique pour entrer dans une zone de turbulences où chaque projet d'infrastructure, chaque port, chaque tronçon de chemin de fer sera lu à travers la confrontation entre Washington et Pékin.
La Malaisie, nœud de la route de la soie numérique
À des milliers de kilomètres de là, la Malaisie vit une autre version du même scénario. Ici, le pivot n'est pas un corridor terrestre, mais un réseau invisible : le 5G. En confiant à Huawei un rôle central dans le déploiement de ses infrastructures numériques, Kuala Lumpur s'inscrit au cœur de la route de la soie digitale chinoise. Centres de données, réseaux 5G, projets d'intelligence artificielle : la Malaisie devient un laboratoire de la projection technologique de Pékin en Asie du Sud-Est.
La guerre commerciale déclenchée par les États-Unis a accéléré ce basculement. Les hausses de droits de douane imposées par l'administration Trump sur les produits chinois et asiatiques ont fragilisé le modèle exportateur malaisien, très dépendant du secteur électronique. Face à cette insécurité créée par son partenaire traditionnel, le gouvernement malaisien s'est tourné vers la Chine, qui offre des équipements complets, des financements, des programmes de formation pour ingénieurs et une intégration dans ses propres corridors numériques.
La contrepartie est claire : en adoptant massivement des technologies chinoises, la Malaisie expose ses réseaux aux standards, aux logiciels et aux architectures conçus à Pékin. La question n'est plus seulement économique mais sécuritaire. Les États-Unis dénoncent les risques de surveillance et de dépendance technologique. Des organisations de défense des droits s'inquiètent d'un possible usage de ces outils pour renforcer la surveillance intérieure. La route de la soie numérique promet la connectivité, mais elle transporte aussi des flux de données dont le contrôle est au cœur des nouvelles formes de puissance.
La Turquie et la Syrie sur la nouvelle route terrestre du Moyen-Orient
Dans le Moyen-Orient en recomposition, la Turquie avance une autre pièce stratégique : la Route de Développement Orientale, corridor destiné à relier les ports du Golfe à la Turquie via l'Irak et la Syrie. Cette artère, parallèle au cours de l'Euphrate, ne se limite pas à déplacer des marchandises. Elle redessine les hiérarchies régionales. Pour Ankara, devenir le débouché méditerranéen des flux issus du Golfe signifie être la porte d'entrée vers l'Europe pour les hydrocarbures, les biens manufacturés, les capitaux du monde arabe.
L'inclusion de la Syrie dans ce projet est lourde de signification. Après plus d'une décennie de guerre, le pays est exsangue, fragmenté, largement dépendant de la Russie et de l'Iran. En proposant d'intégrer Damas à ce corridor, Ankara cherche à revenir par la grande porte dans le dossier de la reconstruction syrienne, à stabiliser à ses conditions les zones sous influence turque au nord, et à se doter d'un instrument supplémentaire de pression sur les ressources hydriques en contrôlant les axes proches de l'Euphrate.
Ce corridor n'est pas seulement un outil d'intégration économique. Il est perçu comme un concurrent potentiel d'autres routes : celles que l'Iran tente d'étendre entre son territoire, l'Irak et la Syrie ; celles que la Chine développe dans le cadre de sa propre BRI. Les Émirats arabes unis et le Qatar, intéressés par le financement du projet, y voient à la fois une diversification de leurs débouchés et un moyen de peser davantage au Levant. Le résultat est un enchevêtrement de routes, de ports, de partenaires où chaque chantier devient un terrain de rivalité entre puissances régionales et globales.
Une même logique géo-économique : l'infrastructure comme arme silencieuse
De Bogotá à Kuala Lumpur et de Johor à l'Euphrate, le schéma est le même.
Les infrastructures – jadis symbole neutre de "développement" – se transforment en instruments de contrôle. Un port, c'est une voie d'exportation, mais aussi une possible base logistique duale. Un réseau 5G, c'est de la productivité, mais aussi un outil d'écoute et de surveillance. Un corridor terrestre, c'est du commerce, mais aussi la capacité de projeter rapidement troupes, matériels ou influence politique.
La Chine a systématisé cette logique : elle finance, construit, équipe et, parfois, exploite.
En retour, elle obtient des concessions de long terme, des dépendances financières, des alignements diplomatiques. La Turquie s'en inspire à son tour au Moyen-Orient, mêlant entreprises publiques, ambitions géopolitiques et promesse de reconstruction.
Les États du Sud global, eux, tentent de tirer parti de cette compétition pour obtenir investissements, technologies et marges de manœuvre face aux anciennes puissances occidentales.
Les marges de manœuvre et les pièges du Sud global
Colombie, Malaisie, Turquie et Syrie ont un point commun : toutes cherchent à exploiter la rivalité entre grandes puissances pour maximiser leurs gains. Gustavo Petro espère rééquilibrer la Colombie entre États-Unis et Chine. La Malaisie veut protéger son industrie et devenir hub numérique régional. Ankara vise le rôle de pivot incontournable entre Golfe, Levant et Europe, tout en capitalisant sur la reconstruction syrienne.
Mais dans chacun de ces cas, la promesse d'autonomie se heurte au risque d'une nouvelle dépendance. La dette contractée pour financer les infrastructures, les technologies importées clés en main, les flux de données et de capitaux contrôlés de l'extérieur peuvent se transformer en leviers de pression. Les États-Unis ont montré, par leurs sanctions et leurs droits de douane, comment on peut punir un partenaire récalcitrant. La Chine dispose, avec ses banques, ses entreprises et ses réseaux, de moyens tout aussi efficaces, mais enveloppés dans le langage du "gagnant-gagnant".
Le Sud global n'est plus un simple "cortile de casa" d'une seule puissance, mais un champ de bataille feutré où routes, câbles, antennes et terminaux de fret dessinent les lignes de front. De la Colombie à la Syrie, la question n'est plus de savoir s'il faut participer à ces nouvelles routes, mais à quelles conditions, avec quelles garanties et au service de quels intérêts.
Les infrastructures promettent la croissance. Elles n'assurent pas, à elles seules, la souveraineté.
Sources
https://www.notiziegeopolitiche.net/colombia-via-della-seta-un-passo-verso-la-cina-che-scuote-lamerica-latina/
https://www.reportdifesa.it/la-via-della-seta-digitale-cinese-accelera-il-5g-in-malesia-una-risposta-ai-dazi-di-trump/
https://it.insideover.com/economia/la-siria-entra-nella-via-della-seta-quella-turca-pero.html
A propos de l'auteur
Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l'accent sur la dimension de l'intelligence et de la géopolitique, en s'inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l'École de Guerre Économique (EGE).
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/ et avec l'Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l'Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/
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