Intelligence des Territoires, PME, ETI

De la colonisation territoriale à la colonisation immatérielle. Par Jan-Cédric Hansen


Jacqueline Sala
Samedi 16 Août 2025


Les réseaux sociaux ont permis l’émergence de communautés numériques partageant des valeurs communes. Certaines d’entre elles peuvent compter plusieurs millions de personnes et être assimilées à véritables colonies extraterritoriales dont il convient de suivre l’évolution.



De la colonisation territoriale à la colonisation immatérielle. Par Jan-Cédric Hansen
Dans le monde gréco-romain, une colonie désignait l’extension d’un groupe humain qui exportait avec lui ses dieux, ses coutumes, sa langue, pour recréer ailleurs une portion de son monde.

De même, au début du XXᵉ siècle, les concessions dans certaines capitales étrangères permettaient de vivre comme à Londres, Paris ou Berlin tout en étant en Asie ou en Afrique.

Aujourd’hui, cette logique se recompose dans un contexte inédit : les colonies modernes sont immatérielles.
Une communauté peut désormais se maintenir comme telle, où qu’elle s’installe, grâce à la puissance des réseaux numériques et logistiques.
 

Le territoire, une idée en mutation

Dans l’Antiquité, le territoire définissait une appartenance par la colonie : un prolongement de Rome, d’Athènes, puis des empires coloniaux européens.

Le territoire garantissait l’identité collective et l’ordre politique. Au XIXᵉ siècle encore, concessions, protectorats et colonies organisaient la projection de puissance.

Longtemps, le mot « territoire » a désigné une réalité physique, délimitée par des frontières, incarnée dans une géographie, une administration, une histoire.

Mais à l’ère des réseaux numériques et de la globalisation des flux, sa signification mute profondément : il cesse d’être seulement une portion d’espace pour devenir un lieu d’appartenance choisie, indépendant de l’endroit où l’on vit.

Une communauté peut conserver son identité culturelle et linguistique sans s’ancrer dans un territoire donné : grâce aux réseaux, on regarde ses médias d’origine, on commande ses produits dans sa langue, on interagit avec sa diaspora.

L’obligation d’intégration par le sol s’efface. Le territoire devient espace d’accueil physique, mais plus nécessairement matrice d’assimilation.
 

Une négation implicite de l’intégration

Dans ce cadre, l’intégration devient une option, non une nécessité.

Les communautés disposent de leurs propres canaux d’information, de commerce, de sociabilité.

Elles n’ont plus besoin de l’intermédiation des institutions locales pour accéder à leurs biens, leurs récits, leurs normes.

Là où, hier encore, la survie dans un nouvel environnement imposait d’apprendre la langue du pays, d’adopter ses codes et de composer avec ses habitants, il est désormais possible de s’exonérer de ces contraintes.

L’infrastructure numérique devient le garant de la continuité culturelle.

Pour les entreprises, cette mutation est à la fois contrainte et opportunité : il faut repenser produits et services pour des communautés transnationales, mais cela ouvre aussi à de nouveaux modèles économiques — livraison transfrontalière, services multilingues, contenus personnalisés.
 

Colonies modernes et bulles culturelles

Nous reconstituons ainsi des « colonies » au sens antique : non plus par domination militaire, mais par autonomie culturelle permise par les réseaux.

Chaque communauté peut vivre partout « comme chez elle », exonérée d’apprendre la langue vernaculaire locale ou de s’intégrer d’une quelconque manière.

Philosophiquement, l’appartenance n’est plus imposée par l’espace, mais choisie par l’individu. Sociologiquement, cela conduit à des sociétés en archipels, où coexistent plusieurs cultures sans nécessairement se fondre.

Psychologiquement, cette continuité rassure l’exilé, mais fragilise le récit commun de la société d’accueil. Comme l’écrivait Lyotard, nous vivons à l’ère des « grands récits effondrés » : reste une mosaïque de micro-récits, juxtaposés mais rarement fédérateurs.
 

Le contre-exemple Poutine

De la colonisation territoriale à la colonisation immatérielle. Par Jan-Cédric Hansen
C’est ici que surgit le paradoxe russe.

Alors que les russophones d’Ukraine vivaient déjà dans cette logique d’archipel culturel — regardant les chaînes russes, parlant la langue, consommant les produits — Vladimir Poutine choisit d’annexer le territoire. Pourquoi posséder ce qui est déjà culturellement lié ?

La réponse est politique : dans une logique impériale, la souveraineté passe par la possession du sol.

Mais cette vision est en décalage avec notre époque, où l’appartenance culturelle s’affranchit du territoire.
 

Ukraine : pays artificiel ou identité plurielle ?

Le discours officiel russe présente l’Ukraine comme une création artificielle de 1991.

L’histoire dit tout l’inverse.

La Rous’ de Kiev, dès le IXᵉ siècle, est le berceau de la civilisation slave orientale.

Moscou n’apparaît que plus tard, au XIIIᵉ siècle, dans un contexte de recomposition après l’invasion mongole.

L’Ukraine a ensuite circulé entre plusieurs appartenances impériales : Lituanie, Pologne, Autriche-Hongrie, Russie/URSS. Mais loin de dissoudre son existence, cette pluralité l’a forgée : identité hybride, faite de résilience et de continuité.

Dire que l’Ukraine a connu plusieurs appartenances, c’est constater que sa singularité n’a jamais été abolie.

Elle existe donc bel et bien en tant qu’entité historique autonome.
 

Le contrepoint britannique

Ce paradoxe éclaire aussi le cas britannique. L’empire colonial a longtemps fonctionné sur un modèle de coexistence, comme Rome ou la France : plusieurs peuples, plusieurs cultures, sous un même parapluie impérial. Mais le Brexit marque un repli : sur le territoire métropolitain, on réaffirme l’exigence d’une appartenance exclusive, d’un récit national homogène.

Les Britanniques rejoignent-ils Poutine en ce sens ? Pas par la guerre, mais par la croyance commune qu’un territoire doit être homogène et possédé pour être souverain. Une logique contraire à l’évolution contemporaine des sociétés en réseaux.
 

Une lecture cindynique : crise et catastrophe

D’un point de vue cindynique, le territoire se dilate et se contracte en fonction des réseaux activés. La crise survient quand ces univers parallèles entrent en friction, sans médiation suffisante entre endovolume (la communauté connectée) et exovolume (l’environnement d’accueil).

Le cadre se déforme ainsi :
  • Structurellement, les territoires éclatent en archipels culturels ;
  • Organisationnellement, les États peinent à réguler ces pluralités ;
  • Fonctionnellement, la gouvernance se tend entre intégration et autonomie ;
  • Communicationnellement, les récits nationaux se fissurent.
La crise est cette déformation réversible. La catastrophe advient si le cadre rompt : dissolution du récit commun, disparition de la distinction entre intérieur et extérieur.
 

Vers une nouvelle appartenance

La question n’est donc plus : « Qui possède ce territoire ? », mais : « Comment coexister dans un monde où l’appartenance est démultipliée et circulante ? ».

D’ailleurs dans le monde économique, la logique de possession est déjà largement remplacée par celle d’usage au point que certaine solution « supposées diplomatiques » proposées par Trump sont directement inspirées de cette logique d’usage.

Poutine, en voulant restaurer la logique territoriale d’hier, s’oppose au cours de l’histoire.

Les Britanniques, en se refermant, s’y apparentent partiellement.

Mais la dynamique profonde est ailleurs : dans la capacité à construire un nouveau récit collectif, capable de transcender la pluralité d’appartenances pour restaurer le contrat social du vivre ensemble où la tribu au sens postmoderne ne s’affronterait plus à la société, ou le besoin d’affirmer cette appartenance à la tribu n’aurait plus à passer par la mise en avant de « totems » vestimentaires ou alimentaires ou cultuels.
 

Une exigence absolue

En tout état de cause, l’évolution de ce nouveau communautarisme doit être suivi attentivement afin d’anticiper l’impact sur le quotidien que ses évolutions peuvent avoir sur tout ou partie de la population d’un territoire géographique.
 

A propos de l'auteur

Dr Jan-Cédric Hansen
Praticien hospitalier, expert en pilotage stratégique de crise, vice-président de GloHSA et de WADEM Europe, Administrateur de StratAdviser Ltd
Site de référence : http://www.stratadviser.com/