Intelligence des Territoires, PME, ETI

Décider dans un territoire, c’est agir sur un écosystème. Tribune libre Patrice Schoch

De la fermeture de Brandt à la réindustrialisation : comprendre les effets en chaîne des décisions territoriales


Jacqueline Sala
Dimanche 21 Décembre 2025


La liquidation judiciaire de Brandt, prononcée en décembre 2025, a brutalement rappelé une réalité souvent sous-estimée : une décision économique ou publique ne produit jamais un effet isolé sur un territoire. Derrière la fermeture d’un site industriel, ce sont des dizaines d’acteurs — salariés, sous-traitants, collectivités, services de l’État, médias, élus — qui se retrouvent affectés, parfois bien au-delà du périmètre initialement concerné.



Décider dans un territoire, c’est agir sur un écosystème. Tribune libre Patrice Schoch
Cette situation illustre une transformation profonde de l’action publique et territoriale. Les territoires ne sont plus de simples espaces administratifs, mais de véritables écosystèmes d’acteurs interconnectés, au sein desquels chaque décision agit comme une perturbation susceptible de se propager

Le territoire, un écosystème de parties prenantes

Dans le cas de Brandt, les effets directs sont immédiatement visibles : perte d’emplois, fragilisation économique locale, mobilisation des dispositifs d’accompagnement (niveau 1). Très vite, des effets indirects apparaissent : impact sur les sous-traitants, sur les acteurs de l’emploi et de la formation, sur le foncier et l’attractivité économique du bassin concerné (niveau 2).
 
À un niveau plus diffus, la décision nourrit des tensions politiques et sociales. Les collectivités locales, bien que non décisionnaires, se retrouvent au centre des attentes. Les médias locaux construisent des récits parfois divergents, tandis que des acteurs institutionnels régionaux ou nationaux entrent dans la discussion (niveau 3 et 4). À plus long terme, c’est l’image industrielle du territoire qui peut être durablement affectée (niveau 5).
 
Ce mécanisme combine deux dynamiques distinctes :
 
  • L’effet domino correspond à une propagation relativement linéaire : un acteur affecté en impacte un autre.
  • L’effet boule de neige, plus complexe, repose sur l’amplification progressive des impacts via la médiatisation, la mobilisation collective et la politisation des enjeux.

Une action positive peut aussi produire des effets en chaîne

Ces logiques ne concernent pas uniquement les crises. Elles sont tout aussi visibles lorsqu’un territoire engage une politique volontaire de réindustrialisation, par exemple en soutenant l’implantation d’une nouvelle usine ou la reconversion d’une friche industrielle.
 
Les impacts directs sont alors positifs : investissements productifs, créations d’emplois, signal politique fort en faveur de la souveraineté industrielle (niveau 1). Les acteurs de l’emploi, de la formation et les entreprises de sous-traitance anticipent de nouvelles opportunités (niveau 2).

Mais rapidement émergent des effets plus ambivalents. Tensions sur le marché du travail, concurrence pour le foncier, interrogations environnementales, inquiétudes de riverains ou d’acteurs économiques déjà installés (niveau 3). Lorsque ces préoccupations sont relayées par les médias ou amplifiées sur les réseaux sociaux, le projet peut devenir un symbole contesté du modèle de développement territorial (niveau 4).
 
À long terme, selon la manière dont ces interactions sont gérées, la dynamique peut soit enclencher un cercle vertueux de réindustrialisation, soit cristalliser des oppositions durables freinant d’autres projets structurants (niveau 5).
 

Comment anticiper ces effets ? Une approche par la modélisation des écosystèmes

Face à cette complexité croissante, de nouveaux outils émergent pour aider les décideurs à anticiper plutôt que subir. Parmi eux, la notion de jumeau numérique territorial gagne en pertinence. Il ne s’agit pas ici de modéliser des infrastructures physiques, mais de représenter les parties prenantes d’un territoire, leurs spécificités et leurs interactions.
 
Concrètement, la démarche repose sur plusieurs étapes :
 
1/ Identifier les acteurs concernés,
2/ Qualifier leur niveau d’influence et leurs ressources,
3/ Cartographier les relations qui les relient (économiques, informationnelles, d’influence),
4/ puis simuler l’introduction d’un choc — fermeture d’usine ou action publique — afin d’observer la propagation des impacts sur plusieurs niveaux successifs.
 
L’objectif n’est pas de prédire l’avenir, mais de rendre visibles des dynamiques invisibles, d’identifier les acteurs critiques et les points de bascule potentiels, et d’éclairer la décision publique.
 

Décider, c’est intervenir dans un système vivant

Qu’il s’agisse d’une fermeture industrielle subie ou d’une politique de réindustrialisation volontariste, une constante demeure : décider dans un territoire, c’est agir sur un écosystème. Les succès comme les échecs dépendent moins de la décision elle-même que de la capacité à comprendre, anticiper et piloter les interactions entre acteurs.

À l’heure où les territoires sont confrontés à des transitions industrielles, écologiques et sociales majeures, cette lecture systémique devient un levier stratégique indispensable pour une action publique plus robuste, plus lisible et plus légitime.

A propos de...

Patrice Schoch est enseignant-chercheur en sciences de gestion, spécialisé en intelligence économique territoriale, gouvernance des écosystèmes et parties prenantes. Il conduit ses travaux au sein de l’OCRE Research Lab (EDC Paris Business School) et s’intéresse particulièrement aux méthodes de veille et d’anticipation appliquées aux territoires.
Auteur de plusieurs publications sur l’intelligence stratégique publique, il pilote aujourd’hui NexTerra, un projet de recherche et développement consacré à la modélisation des parties prenantes territoriales et aux effets « boule de neige » des décisions collectives.