
Face aux ingérences étrangères, la France assume une diplomatie de contre-feu.
« Qui sait, peut-être qu’aucun Russe ne sera pris à défendre le programme du Kremlin en France ? Ce serait un coup dur… » La pique, lancée jeudi 2 octobre sur X par le ministère français des Affaires étrangères, visait directement son homologue russe. Moscou venait de dénoncer sur le réseau social d’Elon Musk la création d’un registre de l’influence étrangère, qui oblige désormais tout acteur lié à un pays extérieur à l’Europe à déclarer ses intérêts.
Loin d’un simple trait d’esprit, cette réplique s’inscrit dans une stratégie assumée par la diplomatie française depuis septembre : entrer de plain-pied dans une « guerre informationnelle » contre des puissances comme la Russie, les États-Unis ou la Chine.
Selon le Service européen pour l’action extérieure, la France est aujourd’hui le deuxième pays le plus ciblé par des campagnes de manipulation numérique, derrière l’Ukraine. Rompant avec la posture du « silence stratégique protecteur », le Quai d’Orsay a lancé « French Response », un compte officiel destiné à contrer les attaques mensongères en ligne, et renforcé sa veille pour détecter les opérations hostiles visant ses intérêts.
Avec près de 7 000 abonnés début octobre, ce compte se veut un relais complémentaire aux canaux institutionnels, pensé pour s’adapter au ton direct et parfois polémique des échanges diplomatiques en ligne.
Humour, ironie et sarcasme
Réactivité, ironie et codes de la culture web : telle est la recette de French Response, l’équipe de six veilleurs du Quai d’Orsay chargée de traquer les conversations virales et d’y insérer la voix de la diplomatie française. Leur arme ? Le fact-checking, mais aussi un ton sarcastique, comme lorsqu’ils ont accusé Pavel Dourov, fondateur de Telegram, d’ingérence prorusse dans l’élection moldave.
Pour Arnaud Mercier, professeur à l’Institut français de presse, cette stratégie traduit une rupture assumée : « sur les réseaux sociaux, il faut accepter la logique de contre-culture et transgresser les règles de prudence diplomatique ». L’humour, l’ironie et le sarcasme deviennent ainsi des outils pour tourner en dérision les manipulations et fragiliser leurs auteurs.
Prévention, veille et riposte
Bien avant la création de French Response, certains comptes institutionnels français avaient déjà expérimenté la riposte en ligne. L’Élysée s’était illustré en mai avec un mème démentant une rumeur, vu deux millions de fois, tandis que l’ambassade de France en Afrique australe avait tourné en dérision une vidéo russe douteuse, repartagée plus de 6 000 fois. Mais ces initiatives restaient tributaires de la personnalité des ambassadeurs, souligne un rapport parlementaire.
Le véritable tournant intervient après deux crises révélant la portée concrète de la désinformation : les manifestations anti-françaises de 2020, nourries par des propos déformés d’Emmanuel Macron, puis les attaques contre des institutions françaises au Burkina Faso en 2022.
C’est dans ce contexte que le Quai d’Orsay a été chargé d’élaborer une stratégie d’influence inscrite dans la Revue nationale stratégique. Fondée sur la prévention, la veille et la riposte, elle s’appuie aussi sur Viginum, service créé en 2021 pour contrer les ingérences numériques, qui a déjà identifié 77 opérations malveillantes entre 2023 et 2025.
Combler le retard
Pour les experts, la diplomatie française a engagé un virage indispensable mais tardif face à la désinformation. Julien Nocetti (Ifri, Géode) souligne l’ampleur de l’enjeu sur X, tout en alertant sur une asymétrie technologique avec des acteurs aussi puissants qu’Elon Musk et ses centaines de millions d’abonnés.
Frédéric Charillon (Université Paris-Cité, Essec) rappelle que les ingérences numériques prorusses sont à l’œuvre depuis 2016, avec le Brexit et l’élection de Donald Trump, et que la France tente aujourd’hui de combler son retard « avec les moyens du bord ». Désormais, elle doit affronter simultanément les offensives informationnelles venues de Russie, des États-Unis et de Chine, sans avoir encore trouvé de parade globale.
Face à des puissances étrangères dotées de moyens massifs – services de renseignement et « usines à trolls » –, la France reste sous-dotée en ressources humaines. Le Quai d’Orsay consacre bien 500 000 euros par an à des projets d’ambassades, mais seuls une vingtaine de postes ont été créés, souvent confiés à des profils juniors ou à des volontaires internationaux, souligne un rapport parlementaire.
Autre limite pointée : une stratégie trop défensive, qui enferme Paris dans le « démenti permanent » et risque d’amplifier des contenus marginaux. Les autrices du rapport appellent à un équilibre entre riposte et offensive, inspiré de l’expérience militaire, afin d’empêcher les adversaires de prendre l’avantage informationnel.
Détecter et contrer la désinformation, mais à la manière d’une démocratie
Dans cette « bataille des perceptions », l’Élysée trace une ligne rouge : combattre la désinformation sans jamais recourir aux mêmes méthodes que ses adversaires. Pas question, au nom de l’État de droit, de lancer des campagnes trompeuses qui ruineraient la crédibilité française.
Pour Frédéric Charillon, la riposte peut rester pleinement démocratique en s’appuyant sur la vérité et le journalisme d’investigation, quitte à révéler ce que les régimes autoritaires préfèrent taire. Le défi, ajoute-t-il, consiste à capter l’attention d’un public jeune en adoptant ses codes, sans céder sur le fond. Autrement dit : emprunter la forme de l’adversaire, mais jamais ses pratiques.