Management

Dirigeants : transformez votre vulnérabilité en actif stratégique. Par Jan-Cédric Hansen

10 octobre. Journée de la Santé mentale


Jacqueline Sala
Vendredi 10 Octobre 2025


On parle beaucoup de la santé mentale des salariés, mais jamais de celle des dirigeants. Pourtant, leur solitude décisionnelle est un risque stratégique majeur — pour eux, pour leurs entreprises, et pour la société toute entière. Et si la solution passait par un changement radical de paradigme : transformer la vulnérabilité en atout compétitif ?



Dirigeants : transformez votre vulnérabilité en actif stratégique. Par Jan-Cédric Hansen
Il est un paradoxe discret, mais redoutable : alors que la santé mentale des salariés devient une priorité sociétale, celle des dirigeants demeure un angle mort du management. L’article récent de Forbes France sur « la grande solitude des patrons » décrit bien la détresse silencieuse des chefs d’entreprise confrontés à l’incertitude économique, à la pression sociale et à la peur de l’échec.
Mais la question mérite d’être revisitée sous un prisme plus fondamental : celui de la stratégie managériale. Car la solitude du dirigeant ne relève pas seulement de la psychologie individuelle — elle est un risque stratégique et systémique pour l’entreprise et, par ricochet, pour la société.

 

Le masque d’infaillibilité : rites et représentations du pouvoir

Les penseurs de la décision l’ont tous noté : gouverner, c’est prendre le risque d’être seul. De Sénèque à Machiavel, de Montaigne à Arendt, la responsabilité suprême tend à isoler. Elle laisse accroire que le dirigeant doit être seul pour trancher dans l’incertitude, pour assumer l’irreprésentable. Dans l’entreprise contemporaine, cette solitude de fait se double d’une exposition médiatique, juridique et morale inédite. Le chef d’entreprise moderne est sommé de prendre des décisions à la fois stratégiques, éthiques, empathiques et rentables.

Mais cette représentation du dirigeant héroïque est en elle-même un piège. Le fantasme du héros, du sauveur ou du chef omniscient — celui qui doit tout savoir, tout prévoir, tout réparer — engendre une charge mentale dévastatrice et alimente la solitude. Ces archétypes, profondément enracinés dans notre imaginaire collectif, prolongent le modèle du chef providentiel hérité du XIXᵉ siècle industriel et du XXᵉ siècle managérial. Ils entretiennent une illusion dangereuse : celle que le pouvoir exige l’isolement pour garantir la lucidité.

L’adage souvent cité selon lequel « pour prendre une décision, il faut un nombre impair, et trois, c’est déjà trop » illustre parfaitement ce leurre. Il enferme le dirigeant dans un isolement qui conduit à des endommagements psychiques dont lui-même n’a pas conscience jusqu’à ce que sa psyché s’effondre. En réalité, le dirigeant ne décide pas seul : il donne une vision, fixe la doctrine, oriente la construction stratégique et arbitre entre les options tactiques que lui soumettent ses collaborateurs, à condition que ces derniers soient effectivement bien dirigés et encouragés à penser. La véritable autorité n’est pas celle qui confond intuition et décision raisonnée, mais celle qui fait émerger une pensée collective prospective, constructive et efficiente.

Encore faut-il que l’organisation accepte que son dirigeant, comme ses collaborateurs, puisse douter, questionner, débattre, déléguer, …  sans perdre la face. Le management moderne pourrait ainsi réinterroger la notion de responsabilité, non plus comme un héroïsme individuel ou sacrificiel, mais comme une pratique éthique de décision collective face à l’aporie, un engagement à résoudre ensemble des dilemmes pour lesquels il n’existe pas de solutions préétablies.

La sociologie et l’ethnologie nous apprennent que toute société se structure autour de figures symboliques. Le chef d’entreprise en incarne une : celle du garant de la cohésion et du sens. Ce rôle est ritualisé — dans la communication interne, les réunions stratégiques, les annonces publiques — et impose un masque social : celui de l’infaillibilité. Ce masque, pourtant, éloigne le dirigeant du collectif. Dans bien des organisations, il ne peut ni exprimer ses doutes, ni partager ses angoisses sans risquer de fragiliser l’image de solidité qu’il incarne. C’est une ethnographie de la distance, qui nourrit la solitude et son prix psychique.
 

Fatigue existentielle du pouvoir : symptômes et remèdes

Sous l’angle psychanalytique, le pouvoir confronte le sujet dirigeant à une tension entre son idéal du moi et les contraintes du réel. Le “surmoi” du chef — forgé par la réussite, la performance, la loyauté — peut devenir tyrannique. Beaucoup de dirigeants vivent ainsi dans un état psychique paradoxal : ne jamais montrer de faille, tout en incarnant l’authenticité. Cette contradiction structurelle génère ce que les cliniciens nomment la “fatigue existentielle du pouvoir”. Le fantasme du héros s’y rejoue sans cesse : il donne du sens, mais finit par dévorer celui qui le porte.

Le travail sur soi, l’analyse, le coaching stratégique ou la supervision ne relèvent donc pas du luxe, mais de la maintenance psychique du système de décision. Prévenir le burn-out du dirigeant, c’est préserver la cohérence stratégique de l’entreprise tout entière. Les entreprises les plus résilientes sont celles qui ont su inventer des contre-rituels : cercles de dirigeants, espaces d’échange sans hiérarchie, supervision de pairs. Ces formes symboliques inversent la logique du pouvoir vertical et recréent du lien horizontal propice à la l’analyse partagée et à la co-construction de solutions adéquates.
 

Cindyniques et gouvernance : une veille des vulnérabilités

Les cindyniques — sciences des dangers s’intéressant aux vulnérabilités des organismes — offrent un outil analytique et de management particulièrement contributif pour éloigner le dirigeant de la solitude, tout en renforçant son leadership. Des concepts clés comme le contexte, le milieu, l’environnement ou encore l’axiologie, la déontologie, l’épistémique, la statistique, la téléologie, …  revisités par les cindyniques changent la donne.

La stratégie managériale doit donc intégrer une veille de ce type de vulnérabilité, au même titre que le monitoring financier ou opérationnel. Des indicateurs de charge décisionnelle, des relais de gouvernance, des modalités de délégation et de subsidiarité, peuvent devenir des outils de résilience.

Il est temps de reconnaître que la prise en compte de la vulnérabilité psychique du dirigeant, comme de ses collaborateurs, est un actif stratégique, au même titre que le capital humain ou la cybersécurité. Le dirigeant qui sait reconnaître ses limites et se reporte sur son équipe renforce la fiabilité du système collectif qu’est l’organisme au sens cindynique constituant l’entreprise.
 

A propos de Jan-Cédric Hansen

Dr Jan-Cédric Hansen
Praticien hospitalier, expert en pilotage stratégique de crise, vice-président de GloHSA et de WADEM Europe, Administrateur de StratAdviser Ltd - http://www.stratadviser.com/

En collaboration avec

Jean-Marie Carrara. Docteur en Pharmacie et diplômé de Biologie Humaine.
ll est auditeur en Intelligence Economique et Stratégique à l'Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (IHEDN)