Ecoutez ! GEOINT : Quand les Cartes Deviennent l'Arme Suprême du Renseignement

Intervenants de l'émission Source 

• Philippe Boulanger, professeur des universités en géographie à Sorbonne Université
• Jeff Reux, consultant avant-vente chez Esri France, chargé d’enseignement à Sorbonne Université, ainsi qu’à l’Institut Catholique de Paris
   

La révolution de l'informatique et des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) a propulsé l'humanité dans la « société de l’information », caractérisée par une accélération fulgurante et une inflation écrasante des données disponibles en sources ouvertes. Dans ce contexte, l’information est désormais perçue comme un outil hautement stratégique et un levier de survie, faisant de sa maîtrise l'enjeu central du XXIe siècle.

L'apparition de la guerre de l’information – définie comme une combinaison d'actions humaines ou technologiques visant l'appropriation, la destruction ou la modification de l'information – a élargi le spectre des menaces, validant les grilles de lecture relatives à la permanence des enjeux de puissance entre États. Pour y faire face, la France a élevé l'influence au rang de fonction stratégique, nécessitant une capacité accrue à la connaissance et à l’anticipation. C'est ici que le GeoINT intervient comme un pilier de la stratégie nationale et de l’intelligence économique.

Le GeoINT, (Géospatiale Intelligence) ou Géopolitique-Information géographique numérique, est un domaine de pointe qui intègre l'imagerie spatiale, la fusion de données géolocalisées, et l'analyse géopolitique. Pour le Ministère des Armées, confronté à des besoins de plus en plus précis et pointus, le renseignement tactique et stratégique avancé dépend directement de cette expertise.
 
La Direction du renseignement militaire (DRM) recrute activement des géomaticiens pour développer cette géo-intelligence. Pour former ces « hauts potentiels » techniques et littéraires requis par les armées, la DRM s’est associée à l’université de la Sorbonne pour proposer un master 2 spécialisé en GeoINT. L'objectif est de s'assurer que ces systèmes GeoINT soient au cœur des processus de renseignement pour répondre aux enjeux et aux défis actuels. En effet, lors de conférences spécialisées, le GeoINT est présenté comme étant la pierre angulaire du renseignement multi-sources.
 
Le GeoINT  s'inscrit pleinement dans la vision stratégique des armées françaises, qui cherchent à « gagner la guerre avant la guerre » en prenant en compte les nouveaux domaines d'action étendus des puissances adverses, notamment le milieu exo-atmosphérique, le cyberespace, et le champ informationnel.

La guerre de l'information se manifeste sous plusieurs aspects, formalisés par Christian Harbulot : la guerre par l’information (manipuler pour brouiller la prise de décision), la guerre pour l’information (maîtriser les canaux de diffusion et détenir les informations avant les concurrents), et la guerre contre l’information (limiter l’accès d’un concurrent à l’information).
 
Dans le contexte actuel de réveil brutal des puissances, la guerre informationnelle est vitale pour la survie des États démocratiques. Les États adverses, qualifiés d’« États carnivores », tentent de saper les fondements des sociétés occidentales par des campagnes de manipulation de l’information. Ces menaces se traduisent par des « stratégies hybrides et de contournement » combinant des modes d’actions militaires et non militaires, souvent indirects et difficiles à attribuer, dans le but d’affaiblir la cohésion nationale en interne.
 
Les outils de GeoINT et de renseignement sont essentiels pour parer ces attaques, car l'anticipation passe par une meilleure connaissance des stratégies ennemies. Le renseignement, qui doit permettre l’autonomie d’appréciation, de décision et d’action de l’État, est étroitement lié à la capacité d'influence et à sa diffusion dans tous les domaines.

Si le GeoINT est essentiel pour la Défense, la nécessité de maîtriser l'information et de se protéger contre les manipulations s'étend largement au domaine économique. La guerre de l'information représente un risque non seulement pour les États mais aussi pour les entreprises de toutes tailles, y compris les PME et les ETI.

L'intelligence économique (IE), introduite en France en 1992, englobe la recherche, le traitement et la distribution d'informations utiles pour améliorer la position concurrentielle de l'entreprise. Cependant, l'apparition des NTIC a nécessité de compléter l'IE avec l'aspect guerre de l'information.
 
Les entreprises sont vulnérables aux attaques informationnelles, telles que le dénigrement ou les infox (fausses informations délibérément biaisées). Par exemple, une PME a été victime d'une campagne mensongère lancée par un concurrent prétendant qu'elle était en liquidation judiciaire, provoquant des annulations de commandes. Un autre cas notable est l'arnaque contre Vinci en 2016, où des communiqués utilisant des noms de domaines proches (typosquatting) ont fait chuter le cours de l'action de 18 % en diffusant de fausses informations sur des malversations financières.
 
Face à ces menaces, les entreprises, et en particulier les ETI, doivent adopter une posture défensive et informative.
La veille stratégique est un outil défensif fondamental pour l'entreprise, permettant d'acquérir un avantage stratégique par la collecte et l’analyse d’informations "blanches" (accessibles en sources ouvertes). Cependant, l'explosion de données en accès libre rend le tri de l'information pertinente particulièrement difficile. Les dirigeants sont appelés à se sensibiliser aux méthodes employées dans les affrontements économiques et à mettre en place un système de veille rigoureux.

L'information, notamment sous sa forme géographique et numérique, est le nouvel enjeu de la puissance. L'importance du GeoINT pour le renseignement et la défense, couplée à la réalité de la guerre informationnelle dans la sphère économique, souligne que la maîtrise de l’espace informationnel est essentielle pour l’anticipation et la préservation du patrimoine immatériel.
 
Le conflit est constant et nécessite une adaptation continue, rendant essentiel le développement d'une culture de gestion du risque informationnel. Pour les dirigeants d'États comme d'entreprises, il ne s'agit plus seulement de s'adapter aux mutations, mais de les maîtriser et de les influencer.

Pour plonger au cœur de ces enjeux  – comment les cartes et la géo-intelligence se sont hissées au sommet des outils de puissance et de renseignement – ne manquez pas en replay  « Les cartes, maîtresses du monde » Épisode 2/4 : Geoint, les yeux du renseignement ,  diffusée le 23 septembre 2025, sur France Culture. C’est une occasion de comprendre pourquoi la connaissance et l'anticipation sont, plus que jamais, les pierres angulaires pour les professionnels de la sécurité nationale et économique.
 

Né de l’imagerie satellitaire militaire, il s’étend aujourd’hui à toutes les sources spatiales et numériques : drones, capteurs terrestres, réseaux sociaux. Sa valeur tient à sa capacité à transformer une masse d’informations disparates en cartes dynamiques qui révèlent des flux, des concentrations ou des vulnérabilités. Qu’il s’agisse de planifier une opération militaire, de gérer une crise humanitaire ou de surveiller les routes maritimes, le GEOINT permet de lire le monde à travers ses empreintes spatiales et d’en tirer des clés de décision.

Le GEOINT a joué un rôle central dans la guerre en Ukraine. D’abord utilisé pour suivre les mouvements de troupes russes et documenter publiquement les préparatifs de l’invasion, il a ensuite servi à analyser les frappes sur les infrastructures énergétiques. En combinant imagerie satellitaire, données de terrain et signaux électromagnétiques, les analystes ont pu cartographier les destructions, anticiper les coupures et orienter l’aide. Cet usage illustre la double fonction du GEOINT : outil opérationnel pour les armées et instrument de communication stratégique auprès des alliés et de l’opinion.