STRATEGIES

Ecoutez ! La domination technologique de la Chine : Une Europe face à l'inéluctable réorientation mondiale. Alain Juillet


David Commarmond
Lundi 23 Juin 2025


Alors que la Chine affirme sa position de leader mondial en matière d'innovation et de capacité industrielle, l'Europe se trouve à un carrefour critique. Face à un marché américain en voie de fermeture et à l'immense surcapacité de production chinoise, l'analyse d'Alain Juillet, expert en intelligence économique, met en lumière l'impératif pour le Vieux Continent de s'adapter à une nouvelle ère de multipolarisation et de repenser ses stratégies commerciales et culturelles pour assurer sa survie économique.



Introduction

Dans le cadre du programme "Renaissance Industrielle" de la Société d'Encouragement pour l'Industrie Nationale, Alain Juillet, ancien directeur du renseignement de la DGSE et Haut responsable chargé de l'intelligence économique, a livré une analyse lucide de la situation géopolitique et économique mondiale.

Son intervention, réalisée le 6 juin 2025, abordait le futur des relations commerciales entre l'Europe et la Chine, soulignant une transformation radicale des dynamiques de pouvoir mondiales. L'Europe, prise en étau entre le protectionnisme américain et la puissance chinoise, doit impérativement changer de cap.

La domination chinoise et la riposte protectionniste américaine.
Alain Juillet dresse un constat alarmant de la suprématie technologique chinoise. Selon l'Australian Strategic Policy Institute (ASPI), la Chine domine la recherche mondiale sur environ 90 % des technologies clés identifiées, étant leader sur 27 des 34 technologies d'avenir et détenant un monopole sur 10 d'entre elles. Cette avance technologique s'accompagne d'une surcapacité de production massive, notamment dans des secteurs comme les panneaux solaires et les batteries, qui dépasse largement la demande mondiale.

Face à cette ascension, les États-Unis, sous l'impulsion de l'approche "America First" de Donald Trump, ont décidé de rééquilibrer leur balance commerciale déficitaire, non seulement avec la Chine mais aussi avec l'Europe. La doctrine Monroe est réactivée, visant à favoriser l'industrie américaine par des taxes sur les importations, allant jusqu'à 130 % initialement. L'objectif de Trump est clair : relancer l'économie industrielle américaine en interne pour améliorer le niveau de vie de ses citoyens et réduire le seuil de pauvreté. Cette politique américaine pousse inévitablement l'Europe, principal partenaire commercial des États-Unis, à chercher de nouveaux débouchés, la Chine apparaissant alors comme le marché le plus pertinent.

La multipolarisation du monde et le réalignement européen inévitable L'ancien monde dominé par l'Occident, notamment après 500 ans de suprématie européenne puis américaine, est révolu. Les prévisions du FMI sont sans équivoque : la Chine deviendra la première puissance mondiale d'ici 2049/2050, suivie par l'Inde et les États-Unis en 2075. L'Asie représente déjà 51 % du commerce mondial, confirmant son statut de pôle économique central. Dans ce contexte, la Chine, membre des BRICS, promeut activement la multipolarisation, où chaque groupe de pays développe sa propre politique économique régionale.

Pour l'Europe, le choix est clair : pour compenser les pertes d'exportations vers les États-Unis, il est impératif de se tourner vers la Chine et les autres pays émergents des BRICS. Sans cette réorientation, l'Europe risque une marginalisation complète.

Cependant, cette transition est complexe, car l'Europe souffre d'une vision politique à court terme, contrastant avec la stratégie à très long terme de la Chine, héritée de Deng Xiaoping. De plus, les divisions internes européennes, comme l'Allemagne qui a depuis vingt ans privilégié ses relations commerciales avec la Chine au détriment d'une politique européenne cohérente, pourraient affaiblir la position de l'Union.

L'intelligence économique et l'adaptation culturelle comme impératifs
Alain Juillet insiste sur la nécessité pour l'Europe d'adopter une approche pragmatique et de l'intelligence économique pour interagir avec la Chine. L'époque où l'Europe pouvait imposer sa vision et ses valeurs est révolue. Il est crucial de comprendre les besoins des Chinois et de capitaliser sur les domaines où l'Europe excelle pour y vendre ses produits.

L'intelligence économique implique également de maîtriser les rapports de force et de ne pas faire preuve de naïveté.
Les entreprises européennes, dont 20 % ont été contraintes de transférer des technologies pour accéder au marché chinois en 2019, doivent se préparer à des négociations exigeantes. Il faut exiger la réciprocité en matière de transfert technologique si l'on veut que les entreprises chinoises s'installent en Europe. Surtout, la réussite des relations avec la Chine dépend d'une profonde compréhension de sa culture. Les Chinois, par exemple, sont collectifs et ne disent jamais "non" directement, des spécificités qui exigent des formations et une adaptation de la part des négociateurs européens. Comme l'a dit Churchill, "un État n'a pas d'amis, un État a des ennemis et des partenaires temporaires" ; cette maxime s'applique plus que jamais aux relations économiques internationales.

 

Conclusion

La vision d'Alain Juillet est un appel pressant à un changement de paradigme pour l'Europe. Confrontée à la fermeture du marché américain et à la puissance incontestable de la Chine, l'Europe n'a d'autre choix que de se réorienter vers l'Asie et les pays émergents.

Cela exige une politique économique commune forte, une intelligence économique accrue et une profonde adaptation culturelle pour naviguer dans un monde multipolaire et basé sur les rapports de force. Il est temps pour l'Europe de se libérer de schémas de pensée dépassés et de reconnaître la fin de sa domination, pour s'insérer efficacement dans la nouvelle dynamique mondiale.

Regards croisés avec Alain Juillet - 6 juin 2025