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Entretien avec Thibault Du Manoir de Juaye. "La manipulation sur les réseaux sociaux. La réponse du Droit." LexisNexis


Jacqueline Sala
Jeudi 13 Novembre 2025


À l’ère numérique, la manipulation de l’information n’est plus un simple risque, c’est un défi systémique. Elle infiltre les entreprises, sape la confiance dans les institutions, et menace la stabilité même de nos démocraties. Les réseaux sociaux, initialement conçus pour rapprocher les individus, sont devenus des caisses de résonance où la rumeur, la désinformation et la manipulation prospèrent à une vitesse inédite.



Préface de Roch-Olivier Maistre.
Thibault du Manoir de Juaye est avocat à la Cour. Il a déjà publié plusieurs ouvrages sur le thème du droit et de l’intelligence économique et du secret des aff aires.
Roch-Olivier Maistre est magistrat à la Cour des comptes, ancien président de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM).

Entreprises : la manipulation, un risque stratégique majeur

Veillemag: Comment la manipulation de l’information menace-t-elle la démocratie ?

 Thibault du MANOIR de JUAYE : Les campagnes de désinformation, souvent orchestrées par des puissances étrangères, visent à affaiblir la confiance dans les institutions et à influencer les scrutins. Les émeutes de 2023, amplifiées par la viralité des réseaux, ont montré la puissance de ces nouveaux leviers de mobilisation… et de chaos.
L’État n’est pas épargné. Les campagnes de désinformation, souvent pilotées par des puissances étrangères ou des groupes d’intérêts, visent à affaiblir la confiance dans les institutions, à influencer les scrutins, à polariser la société. Les exemples abondent : piratages de campagnes électorales, diffusion de fake news en période de crise, manipulation des débats publics par des armées de bots ou de faux comptes. Les émeutes de 2023, amplifiées par la viralité des images et des appels à l’action sur les réseaux, ont montré la puissance de ces nouveaux leviers de mobilisation… et de chaos.

La manipulation électorale est devenue un enjeu central. Le document rappelle que la diffusion de fausses informations, la création de faux profils, l’utilisation de deepfakes ou la propagation de rumeurs peuvent altérer la sincérité d’un scrutin. Les lois françaises et européennes (DSA, loi SREN, RGPD) tentent d’encadrer ces dérives, mais la rapidité de propagation et la difficulté à identifier les auteurs rendent la répression complexe, parfois illusoire.
 
 

La réponse du droit : un arsenal en construction

Veillemag: Le droit est-il suffisamment armé pour lutter contre la manipulation de l’information ?

 Thibault du MANOIR de JUAYE : Le droit européen et français tente de structurer une riposte à la hauteur des enjeux. Le Digital Services Act (DSA) européen impose désormais aux grandes plateformes une transparence accrue sur leurs algorithmes, l’obligation de retirer rapidement les contenus illicites, d’ouvrir l’accès aux données pour les chercheurs, de se soumettre à des audits indépendants, et prévoit des sanctions pouvant atteindre 6 % du chiffre d’affaires mondial. En France, la loi SREN du 21 mai 2024 renforce la régulation en imposant le retrait des contenus illicites – qu’il s’agisse de terrorisme, de pédopornographie ou de haine –, en contrôlant la publicité politique, en protégeant les mineurs et en donnant à l’administration le pouvoir de bloquer les sites dangereux.

La répression des manipulations et de la désinformation s’organise également autour de plusieurs leviers. En matière électorale, la loi du 22 décembre 2018 permet au juge des référés d’ordonner sous 48 heures le retrait de fausses informations diffusées massivement et délibérément en période de scrutin. La diffusion de fausses nouvelles troublant la paix publique reste sanctionnée par l’article 27 de la loi de 1881, tandis que le Code monétaire et financier punit sévèrement la manipulation boursière, avec des peines pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison et cent millions d’euros d’amende.

Sur le plan commercial, le Code de la consommation cible la publicité mensongère, les faux avis, l’abus de faiblesse et impose la transparence sur les partenariats d’influenceurs. La lutte contre la contrefaçon et l’usurpation d’identité s’appuie sur le Code de la propriété intellectuelle et le Code pénal, qui répriment également la divulgation d’informations confidentielles.

La protection des droits fondamentaux et de la vie privée s’articule autour du RGPD, qui encadre strictement la collecte, le profilage et l’utilisation des données personnelles, assortissant tout manquement de lourdes sanctions. La protection des mineurs s’intensifie avec la majorité numérique, le contrôle parental, l’interdiction de la publicité ciblée et l’obligation de vérification de l’âge sur les sites sensibles.

Enfin, la lutte contre la manipulation à des fins de haine ou de terrorisme s’appuie sur le Code pénal, qui sanctionne l’apologie et la provocation au terrorisme, avec des peines aggravées en cas de diffusion sur les réseaux sociaux. L’ARCOM et l’OFAC disposent du pouvoir d’ordonner le retrait ou le blocage de contenus terroristes ou haineux en moins d’une heure.
 

Des limites persistantes

Veillemag: Quelles sont les limites actuelles de la lutte contre la manipulation ?

Thibault du MANOIR de JUAYE : Le contournement technique, la viralité et la fragmentation de l’espace numérique rendent la répression difficile. La justice ne peut poursuivre qu’une minorité d’auteurs, tandis que la dynamique de masse échappe à tout contrôle.
 

Conclusion : la lucidité comme antidote

Veillemag: Quel est le meilleur antidote face à la manipulation de l’information ?

Thibault du MANOIR de JUAYE : La bataille contre la manipulation est loin d’être gagnée. Elle exige une mobilisation collective, une vigilance de chaque instant, et une adaptation permanente des outils juridiques et techniques. Car à l’ère des foules numériques, comme l’écrivait Gustave Le Bon, « la suggestion et la contagion » n’ont jamais été aussi puissantes. Et la manipulation, ce poison invisible, n’a jamais été aussi redoutable.


A propos de l'auteur

Thibault du Manoir de Juaye est un avocat français qui a fait du droit un outil stratégique au service de l’intelligence économique. Fondateur de son cabinet en 1995, auditeur de l’IHEDN et de l’IHEMI, il s’est imposé comme pionnier de l’intelligence juridique, reliant protection juridique et compétitivité des entreprises.
Auteur de plusieurs ouvrages de référence (Le droit pour dynamiser votre business, Le droit de l’intelligence économique, Les robes noires dans la guerre économique, Le secret des affaires), il a contribué à diffuser une culture du droit comme levier de puissance économique. Engagé dans divers cercles spécialisés, il a aussi conseillé des institutions et entreprises sur la sécurité et le secret des affaires.
Son parcours illustre la montée en puissance du droit comme pilier de la stratégie et de la sécurité dans un monde marqué par la compétition globale.