Renseignement

Éric Denécé, spécialiste du Renseignement, nous a quittés. Guiseppe Gagliano

Une alliance stratégique entre la France et l'Italie, une page se tourne. Par Guiseppe Gagliano, Cestudec


Guiseppe Gagliano, Cestudec
Vendredi 13 Juin 2025


Dans une époque dominée par la désinformation, la manipulation médiatique et les conflits cognitifs, la leçon qu'Éric et moi avons voulu transmettre reste plus que jamais d'actualité : comprendre le pouvoir est le premier pas pour lui résister. Et seule une pensée rigoureuse, indépendante et pluridisciplinaire permettra à l'Europe de ne pas devenir une simple périphérie dans le grand jeu des puissances.



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Dans un monde marqué par des tensions croissantes, des guerres hybrides et des stratégies d'influence souvent invisibles au regard de l'opinion publique, ma collaboration avec Éric Denécé a représenté l'une des expériences les plus fécondes et les plus significatives de mon parcours intellectuel dans le domaine du renseignement stratégique. De Côme à Paris, entre le CESTUDEC et le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), nous avons construit au fil des années un pont culturel et stratégique solide, qui a permis de rapprocher deux traditions analytiques — l'italienne et la française — trop souvent restées disjointes malgré une vocation géopolitique commune.
Nos sincères condoléances à sa famille et à ses proches.

Éric, ancien analyste du contre-espionnage français et infatigable directeur du CF2R jusqu'à sa disparition prématurée, a toujours défendu avec vigueur l'autonomie de la recherche sur le renseignement, en dénonçant la colonisation stratégique et culturelle de l'Europe par des puissances extérieures. J'ai pleinement adhéré à cette vision, en l'adaptant au contexte italien et en m'efforçant, à travers mes travaux, de faire connaître au public italien la pensée d'Éric et l'école française du renseignement.
 
Notre collaboration s'est traduite par de nombreux échanges intellectuels : publications croisées, traductions, dossiers communs et projets éditoriaux. L'un des moments les plus représentatifs fut la publication sur le site du CF2R de plusieurs de mes articles reprenant, actualisant et développant les thèses d'Éric. Je pense notamment au dossier du 28 novembre 2023, La CIA et les plans secrets pour déstabiliser la Syrie : dans cette analyse, fondée sur des sources ouvertes et des documents déclassifiés, j'ai cherché à approfondir la lecture critique d'Éric sur le rôle déstabilisateur des services américains au Moyen-Orient. Nos approches méthodologiques, rigoureuses et critiques, s'étaient déjà harmonisées depuis longtemps.
 
Mais notre coopération ne s'est pas limitée à l'actualité géopolitique. J'ai eu l'honneur de traduire personnellement en italien l'une de ses études les plus précieuses : une analyse de l'évolution des services de renseignement cambodgiens de 1953 à nos jours, publiée par le CESTUDEC en 2018. Je ne me suis pas contenté de traduire ; j'ai introduit et contextualisé le texte pour le rendre accessible au public académique italien. Cette initiative fut pionnière : elle a permis de combler un vide dans la littérature italienne sur l'Asie du Sud-Est.

Autre moment clé : la parution du volume Les Conséquences Géopolitiques de la Guerre d'Ukraine, dirigé par Éric et publié par le CF2R

Même si mon nom ne figure pas sur la couverture, de nombreuses analyses du livre reflètent les positions que j'ai moi-même développées dans mes publications sur le site du CF2R ou au sein du CESTUDEC, notamment sur les dangers de la soumission stratégique de l'Europe aux États-Unis et sur la nécessité d'une vision autonome pour notre continent.
 
Notre lien s'est renforcé également dans le domaine historique. J'ai eu le plaisir de contribuer à l'ouvrage Renseignement et Espionnage de la Renaissance à la Révolution (XVe–XVIIIe siècles), dirigé par Éric Denécé , et préfacé par Yves Bonnet, ancien directeur de la DST. Ma contribution, centrée sur l'Italie, a permis d'apporter un éclairage inédit sur les pratiques italiennes du renseignement pré-moderne. J'ai également participé au numéro spécial de Histoire Magazine consacré au renseignement de l'Empire à la Seconde Guerre mondiale, avec un article intitulé Espionnage et contre-espionnage à Venise (XVIe et XVIIe siècles), dans lequel j'ai reconstitué la sophistication du contre-espionnage vénitien.
 
L'un des axes majeurs de notre convergence intellectuelle fut sans doute notre critique commune de l'atlantisme idéologique, qui compromet l'autonomie stratégique européenne. Dans de nombreux articles, entretiens ou ouvrages publiés dans des espaces communs tels que le CF2R ou Le Diplomate, nous avons dénoncé ensemble l'expansion de l'OTAN, la logique des sanctions contre la Russie et le contrôle exercé par Washington sur les infrastructures critiques du continent. Cette vision commune s'inscrivait également dans notre dialogue avec Jean-François Geneste, autre figure importante du réalisme stratégique français.
 
Notre entente a eu un véritable impact formateur. Par le biais de conférences, d'articles, de dossiers et d'initiatives pédagogiques, nous avons contribué à faire émerger une nouvelle génération d'analystes et d'experts en sécurité. Les méthodes de l'École de Guerre Économique, que j'ai adapté au contexte italien, se sont parfaitement combinées à la vision lucide et iconoclaste d'Éric. Aucun dogmatisme atlantiste, aucune illusion sur la mondialisation : seulement le réalisme, l'interdisciplinarité et l'indépendance de pensée.
 

Aujourd'hui, Éric n'est plus parmi nous.

 Mais son travail, sa pensée, son exigence intellectuelle vivent encore. À travers mes publications, mes traductions, mes interventions, je porte avec moi ce que nous avons construit ensemble. Notre collaboration n'a pas été un simple échange d'idées, mais un véritable exercice de diplomatie stratégique et culturelle. Un pont entre Côme et Paris, destiné à renforcer l'autonomie intellectuelle de l'Europe face aux nouvelles formes de puissance.
 
Dans une époque dominée par la désinformation, la manipulation médiatique et les conflits cognitifs, la leçon qu'Éric et moi avons voulu transmettre reste plus que jamais d'actualité : comprendre le pouvoir est le premier pas pour lui résister. Et seule une pensée rigoureuse, indépendante et pluridisciplinaire permettra à l'Europe de ne pas devenir une simple périphérie dans le grand jeu des puissances.

A propos de l'auteur

Vers un nouvel ordre numérique ? GAFAM sous pression, souveraineté européenne en question.
Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l'accent sur la dimension de l'intelligence et de la géopolitique, en s'inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l'École de Guerre Économique (EGE).
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/ et avec l'Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l'Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/
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