Campus & Métiers

Formation. Rencontre avec Hélène le Bouteiller, enseignante Humanités Ensicaen


Jacqueline Sala




Une initiative originale et fructueuse : le développement de l’enseignement de l’intelligence économique en école d’ingénieur

L’ENSICAEN est l’une des 204 écoles d’ingénieurs françaises accréditées par la CTI, adossée à 6 laboratoires en cotutelle avec le CEA, le CNRS et l’Université de Caen Normandie, elle délivre 4 diplômes d’ingénieurs en formation initiale (sous statut étudiant ou apprenti avec un recrutement à Bac+2/+3 sur concours CCP-INP ou sur dossier via les voies universitaires) et en formation continue (VAE,..). Chaque année l’école accueille plus de 850 étudiants sur son campus, également au travers des nombreux partenariats à l’international.

Hélène le Bouteiller vous avez la parole !

Le développement des humanités axe majeur pour la bonne professionnalisation des ingénieurs

Depuis une quinzaine d’années, la CTI, organisme indépendant chargé par la loi française d’accréditer depuis 1936 Les diplômes d’ingénieur, orientent avec force ses recommandations pour introduire outre les langues au moins 20% d’enseignement dit de « Sciences Humaines » dans les programmes.
L’ENSICAEN a ainsi construit un programme cohérent et diversifié comprenant des partenariats tel que le double diplôme de Management en programme grande école avec l’EM Normandie toute proche, mais aussi une structuration interne reposant sur des enseignants permanents et un réseau d’intervenants autour de 5 grands axes : Culture de l’entreprise (finance, management,…), Insertion professionnelle (Communication, coaching,…), Défis environnementaux (Analyse de cycle de vie, limites planétaires,…), Gestion de projet (Innovation, entreprenariat,…) et Enjeux stratégiques (Intelligence économique (IE) gestion du risque, géopolitique, éthique….).

L’axe IE a tout naturellement trouvé une place de choix grâce à l’investissement de notre regretté collègue Sylvain Anger-Valognes qui avait été à l’origine de l’initiative de campus intelligence économique en 2013, qui fut une belle expérience de formation continue sur le sujet. Aujourd’hui un module socle analyse stratégique et IE est inscrit au tronc commun de nos formations initiales au niveau MASTER 1 pour les étudiants et les apprentis.
Ce dernier axe s’affine progressivement et donne aux étudiants des bases pour cultiver leur esprit critique, nourrir leur culture générale mais aussi se doter de réflexes systémiques pour décrypter des environnements de plus en plus complexes et mouvants, afin d’y apporter des réponses pérennes et responsables.

Une déclinaison caennaise qui s’oriente naturellement vers l’IE

La matière est abordée avec pour trame IE le triangle Anticiper-Protéger-Interagir qui permet de faire vivre une communauté variée et renouvelée de conférenciers issus du monde de l’entreprise, des institutions de l’état ou encore du milieu universitaire qui viennent en complément de l’initiation structurante aux grandes notions transverses telles que la géopolitique, les outils d’analyse stratégique ou les techniques documentaires. En complément de cette phase plutôt magistrale, nous proposons un travail de recherche tutoré sur la base d’une banque de sujets actualisée chaque année en fonction des spécialités enseignées à l’école mais aussi des inflexions stratégiques ou de l’actualité du moment.

Des expérimentations fructueuses en constante adaptation

La décomposition du module en deux temps permet de stimuler la curiosité intellectuelle des étudiants tout en déployant une première expérience de la démarche stratégique que nous souhaitons rendre naturelle pour nos ingénieurs en devenir. En effet ils ne peuvent pas être cloisonnés et déléguer la compréhension stratégique sous prétexte de spécialisation technique. Ainsi ces matières « d’ouverture » sont naturellement accompagnées d’un coefficient significatif dans nos maquettes pédagogiques.

Car tout l’enjeu est là : ouvrir les étudiants à la réflexion et à l’appropriation des enjeux stratégiques en balisant leur compréhension par des repères stables que ce soit en termes de connaissance et de méthode. L’évaluation des connaissances sur l’acquisition des notions clé a lieu de manière très pragmatique sur une restitution de connaissances au moyen d’un QCM ciblé sur l’ensemble des conférences proposées (environ une vingtaine par année) et de quelques questions rédigées courtes.
Cette évaluation se fait à l’aide d’une fiche de synthèse manuscrite A4 individuelle autorisée par étudiant : l’occasion de tester leur capacité de synthèse et de rédaction et leur aptitude à la restitution. Pour le second volet, l’accent est mis sur l’acquisition d’une méthode de veille et d’investigation sur un sujet ciblé, travaillé en groupe. En pratiquant ainsi une veille et en proposant des axes concrets de recommandations ou de prospective, le but est d’amener les étudiants à naturellement adopter une démarche d’intelligence économique en marge de leurs activités techniques et à construire une vision commune.
Notre canevas méthodologique toujours en recherche d’améliorations et d’adaptations gagnera à s’étoffer de contributions transversales avec d’autres écoles d’ingénieurs proposant ce type d’enseignement. Nous avons déjà noué des liens fructueux avec des écoles de la région brestoise et nous envisageons de poursuivre la démarche.

Des enjeux méthodologiques et thématiques

Les deux grands enjeux auxquels nous faisons face sont sans surprise l’irruption de l’intelligence artificielle (IA) qui formate la compréhension du monde contemporain et la complexité à décrypter un monde désormais global dont le changement s’accélère. Par ailleurs, nos étudiants ont une compréhension morcelée et biaisée par les multiples réseaux sociaux et plateformes, à l’aune d’une culture générale initiale assez hétéroclite issue des programmes du lycée et d’une grande diversité socio-culturelle.

En ce sens l’expérience la plus probante que nous faisons vivre à nos étudiants est certainement l’interview d’expert que nous leur faisons mener dans le cadre des TD de recherches. L’objectif est de confronter les renseignements obtenus sur le web (par recherche raisonnée ou par IA) avec un point de vue « humain » c’est-à-dire d’un acteur du secteur. Cela permet de corriger ou d’atténuer les biais d’une vision au mieux rationnelle au pire orientée d’une information standardisée par les algorithmes. C’est l’occasion aussi d’approfondir l’art du questionnement et la mise en perspective pour s’engager sur une réflexion originale qui sera issue de la capacité à analyser des éléments complexes à l’aune du retour d’expérience ou de l’intuition. Beaucoup d’étudiants au départ impressionnés par la démarche, témoignent d’un grand enthousiasme après avoir nourri une discussion constructive avec leur interlocuteur. Il est évident qu’il faut aussi les accompagner dans cette recherche de contact et ainsi appréhender la logique de réseau : en ce sens la coopération avec les alumnis mais aussi toute l’équipe enseignante et des laboratoires de recherche est un levier majeur. Nous espérons ainsi cultiver la capacité à questionner et à assumer une vision stratégique.

Avec les enjeux de réindustrialisation ou encore de souveraineté, la prise en compte des signaux faibles et des éléments systémiques autres que purement technologiques semble être une nécessité pour nos ingénieurs ne serait-ce que pour les contraintes juridiques d’extra-territorialité mais aussi le champ des normes et des brevets, ou encore les contingences d’approvisionnement pour ne citer que quelques axes particulièrement critiques. L’engagement vertueux de l’Ensicaen à s’ouvrir aux enjeux stratégiques dans la cadre de la formation de haut niveau en ingénierie que l’école dispense, puise certainement ses sources sur le terreau fertile localement en matière d’IE, initié par le préfet Pautrat lorsqu’il a conçu le premier schéma régional d’intelligence économique à la fin des années 90 mais aussi sur la variété des disciplines enseignées qui conduit l’équipe pédagogique à s’adapter sans cesse à un éco-système riche et dynamique.

Une démarche gagnant-gagnant pour tous : étudiants, équipes pédagogiques et eco-système

Pour conclure, nous pourrions souligner la richesse de la démarche de l’enseignement de l’analyse stratégique en école d’ingénieur en 3 points majeurs.
Tout d’abord pour les étudiants qui y trouvent une sensibilisation qui sera un atout pour la bonne réussite de leurs missions professionnelles, tout en vivant des temps en promotion complète c’est-à-dire mixés avec des spécialités variées et ainsi à confronter des visions variées mais aussi un réel levier pour les équipes pédagogiques qui travaillent la transversalité, dialoguent avec les étudiants sur d’autres perspectives que purement techniques.
Enfin c’est indéniablement une opportunité simple et efficace de mobiliser des parties prenantes très diverses : chefs d’entreprises, acteurs des clusters territoriaux, spécialistes des neurosciences ou de géopolitique ou encore les services étatiques tels que la DGSI ou la région. Notre expérience est donc très positive quoiqu’encore fragile du fait du petit nombre d’enseignants dédiés à la démarche et se nourrit d’une belle vitalité locale, renforcée par les liens du réseau IHEDN et du réseau des anciens de l’école. Il reste encore beaucoup d’axes à approfondir en particulier en termes de méthodologie proposée, de réseau inter école et aussi de développement de la recherche sur ces sujets en lien avec les spécialités technologiques, sectorielles voire territoriales des établissements.

Hélène le Bouteiller, merci.

Hélène le Bouteiller, enseignante Humanités Ensicaen depuis septembre 2021, double diplôme initial école de commerce France et Allemagne (NEOMA / ESB), parcours varié en Allemagne, Autriche et Europe de l’est en audit interne, développement d’affaires (industrie et grande distribution), puis en France comme journaliste et animatrice de formation, enseignante en ZEP et un temps engagée dans l’entreprenariat d’insertion pour un public en situation de handicap mental. Auditrice SR 230 IHEDN.