Intelligence des Risques

Intelligence des risques et Etat-stratège, les leçons du confinement. "Le danger principal n’est pas le virus, c’est notre manière de le penser"


Bernard Besson. ITV Cynthia Glock


Après avoir animé le webinar « Du confinement à l’intelligence stratégique » organisé par Veille Magazine le 7 mai dernier, Bernard Besson, ancien haut cadre de la police nationale et expert en intelligence stratégique , poursuit son analyse de l’après-crise sanitaire du Covid-19 en France. Ce spécialiste de l’appareil d’Etat propose des pistes pour limiter l’impact de cette crise sur la situation économique.



Entre le 16 mars et le 11 mai dernier, les Français ont reçu l’ordre du président de la République de rester confinés chez eux pour endiguer la propagation du Covid-19. Dès lors le pays, individuellement et collectivement, s’est organisé pour continuer à travailler, subsister, éduquer, mais aussi pour pallier les manques et l’impréparation, souvent de façon innovante. Cette situation inédite, qualifiée de « guerre » au plus haut niveau de l’Etat, est l’occasion de repenser la place des intelligences individuelles au sein de la collectivité. Les inquiétudes qui accompagnent désormais le déconfinement obligent à poursuivre la recherche de réponses novatrices, au-delà de schémas établis dont cette crise sans précédent a révélé les limites.

Intelligence des risques et Etat-stratège, les leçons du confinement. "Le danger principal n’est pas le virus, c’est notre manière de le penser"


Une intelligence inventive des entreprises et des territoires

« Il faut commencer par tirer les enseignements du passé, recenser les talents et les compétences qui ont œuvré lors de précédentes crises, affirme Bernard Besson. La première étape est de retrouver la mémoire des intelligences stratégiques passées pour limiter l’impact économique. Les DRH doivent être en première ligne pour cartographier les savoirs et les savoir-faire, réaliser l’audit des intelligences mobilisables dans les métiers comme dans les usages. Ils trouveront sans doute des réponses inattendues et prometteuses. Il faut ensuite combiner ces enseignements avec des stratégies adaptées. Dressons commune par commune, entreprise par entreprise, la liste des problèmes et des besoins, pour les mettre en cohérence avec les solutions qui, en France ou ailleurs, dans n’importe quel secteur, sont susceptibles d’y répondre », poursuit l’expert.

L’exemple a été donné, avec la mobilisation de constructeurs automobiles, partout dans le monde, qui ont mis leurs bureaux d’études et leurs chaînes de production sur le pont pour fabriquer des masques et des respirateurs. « Les crises ont toujours été sources d’innovation, rappelle Bernard Besson. Nous n’avons plus le temps de bâtir des cathédrales avant d’agir. Le déconfinement peut - doit - être l’occasion de mobiliser les savoir-faire libérés par les faillites et de faire des victimes de nouveaux acteurs économiques. Il existe dans les tiroirs de nos entreprises des brevets qui vont devenir rentables ! »

Dans cette dynamique, les territoires ont un rôle majeur.

La loi d’urgence du 23/03/2020 , complétée d’ordonnances spécifiques, permet notamment aux communautés territoriales d’accompagner les entreprises et les associations sur les plans économique, financier et fiscal.
« Les maires sont ceux qui ont la connaissance la plus concrète des problèmes et des solutions, affirme Bernard Besson. Ils sont les animateurs de l’intelligence de crise qui, avec l’effondrement du tissu économique, deviendra une intelligence inventive territorialisée.
Il faut échanger les pratiques de terrain, commenter les postures intellectuelles, notamment au sein de clubs d’intelligence économique, où les entreprises peuvent s’autodiagnostiquer. la France a besoin de réinventer un forum national, de dialoguer, et de retrouver la confiance en ses capacités, qui sont nombreuses et reconnues internationalement ».

En creux, ces propositions induisent l’idée qu’il ne faut pas tout attendre de l’échelon central.

 « Les Français comptent beaucoup – trop – sur les institutions et leurs réglementations. Si l’Etat s’effondre, la Nation se délite. En temps de crise, c’est dangereux. Il faut que les administrations se décloisonnent et s’affranchissent du poids des technostructures administratives.
Or les grands corps d’Etat n’aiment guère l’idée d’un regard externe potentiellement critique », rappelle Bernard Besson.

Ainsi la délégation interministérielle à l’intelligence économique, dont la création en 2009 avait été impulsée par Alain Juillet (qui avait été nommé Haut représentant pour l’intelligence économique en 2003) n’aura eu qu’une existence éphémère, « absorbée » à bas bruit par Bercy[1] en 2016.
« Notre culture nationale se caractérise par une pensée analytique, en silos. Nous avons toujours appris à segmenter les problèmes pour les résoudre. Dans un environnement mondialisé et digitalisé, il va falloir aussi apprendre à les relier, en adoptant une vision systémique ».

Nos sociétés n’étant pas à l’abri de prochaines crises sanitaires ou d’autres types de catastrophes, il s’agit dès à présent de bâtir une véritable politique d’intelligence des risques, regroupant l’ensemble des intelligences centrales, territoriales, publiques, privées, individuelles et collectives.
Les risques sont contagieux, ils interagissent, l’un d’eux en entraîne toujours un autre. Cette intelligence des risques est donc par nature systémique ».   

Le stratégique se trouve dans l’ignorance traduite en questions

Une telle politique ne peut être coordonnée que par un chef d’orchestre légitime, C’est le rôle d’un Etat-stratège, qui libère l’échange des savoirs et des savoir-faire entre le privé et le public, qui relie les problèmes d’un métier aux solutions d’un autre, en court-circuitant si nécessaire les technostructures, sans crainte du désordre ni du chaos.
L’Etat-stratège doit être curieux, mettre au grand jour ce qui nous manque et que nous ne maîtrisons pas. L’ignorance, traduite en questionnements, est stratégique ».  Le Covid-19 pourrait-il constituer un levier suffisamment puissant pour (re)bâtir un tel Etat-stratège en France, sur la base d’une nouvelle mémoire collective ?

La France est un pays inventif, qui a déjà maintes fois démontré sa capacité à rebondir dans le chaos. Nos imprévoyances peuvent être compensées par cette inventivité, à condition d’écouter enfin ceux qui jusqu’ici se taisaient ou n’étaient pas audibles.

En effet la crise que nous traversons modifie déjà profondément notre rapport au travail, à l’éducation, à l’environnement, à la consommation, à l’urbanisme…le champ des possibles est vaste, les initiatives foisonnent. Cependant elles ne pourront s’avérer pleinement vertueuses que si elles sont unifiées.
Or un Etat-stratège français dans une Europe qui ne l’est pas est une incongruité. Le Covid-19 a malheureusement brutalement mis à jour le manque d’unité de l’Europe en matière de gestion de crise.
Si la gestion efficace de l’Allemagne était prévisible, le manque de préparation de la France a été un choc. Parallèlement, la capacité d’anticipation de la Grèce ou du Portugal, moins bien dotés que les deux leaders européens, a été remarquable.
« L’anticipation est un art qui demande de la curiosité et de l’imagination. C’est une culture."

"Notre culture évolue sous la férule de l’expérience, des échecs, des comparaisons. Le Covid-19 constitue un accélérateur. Cette crise qui nous force à sortir des schémas établis, alliée au constat de l’intelligence économique des autres, sont de puissants pédagogues pour nous guider sur le chemin de la résilience. Le danger principal n’est pas le virus, c’est notre manière de le penser ».