|
|
Interview Croisée suite à l'étude Gafanomics 2025 - Cyrille Vart & Maureen Coisne
Face à l’hégémonie des GAFAM et à la fragilité des modèles européens, sanctuariser la R&D, mutualiser l’innovation et réinventer la négociation deviennent des impératifs stratégiques. Entre alliances industrielles, culture du test et pression sociétale, l’Europe dispose encore de leviers pour rééquilibrer le rapport de force et bâtir une souveraineté numérique durable.
DC : Comment les entreprises traditionnelles européennes, dont les budgets R&D sont souvent limités à 2 ou 3 %, peuvent-elles développer l'agilité et la résilience nécessaires pour suivre la vitesse d'innovation imposée par les géants du numérique, notamment dans le domaine de l'IA ?
C.V : (Cyrille Vart) C'est une question complexe, car passer du jour au lendemain à 14 ou 15 % de R&D est difficile voire impossible, surtout lorsque l'on doit maintenir des marges. Un premier élément de réponse réside dans la « sanctuarisation de la R&D ». Il faut que l'allocation à l'innovation soit considérée comme une « dépense permanente », non ajustable en fonction du climat des affaires. On observe malheureusement encore trop souvent dans les entreprises un caractère de variable d’ajustement, ce que j'appelle l'effet d'accordéon. Un deuxième élément essentiel est ou serait la « mutualisation de la R&D » entre plusieurs entreprises, notamment au sein de consortiums, cette mutualisation étant trop rare. Il est crucial d' « envisager des alliances » et des systèmes d'innovation plus ouverts, où les fruits communs sont partagés. Si, sur la partie commerciale, le partage est difficile à cause de l'avantage compétitif, il y a d'autres aspects, comme l'infrastructure, où collaborer et partager les frais communs pourrait être bénéfique, évitant que trois ou quatre entreprises fassent la même recherche. Enfin, je soulignerais le besoin de l’utilisation de « portfolio management de l'innovation » plus fréquent. Il faut être capable de décider plus rapidement ce qu'on commence et surtout ce qu'on arrête. De plus, en Europe, il y a souvent une séparation entre l'innovation et le business. Nous devons adopter une culture du feedback permanent avec les métiers et les clients, quitte à prévenir ces derniers que l'essai pourrait ne pas aboutir. Nous voyons aussi moins de beta testing en Europe qu'aux États-Unis, où les champions du numérique associent leurs utilisateurs et exposent très tôt leurs projets, apprenant ainsi plus rapidement de leur base de fidèles. M.C. : (Maureen Coisne) Sur les coalitions, il est important que les grands groupes développent et s’investissent dans des stratégies d'Open Innovation très structurée. Il faut éviter de gérer ces sujets en silos. Les équipes Open Innovation qui travaillent avec des start-ups ne doivent pas être décorrélées des métiers ; il faut qu'elles soient connectées ou que le sujet de la collaboration soit décentralisé au niveau de chaque métier. Enfin, concernant la culture du test, il faut reconnaître que les équipes R&D gèrent souvent un legacy IT, c’est-à-dire une infrastructure informatique en place depuis longtemps, contraignante car pas très modulaire et uniquement focalisée sur des projets de maintenance ou d'amélioration incrémentale. Pour les sujets très exploratoires, il serait intéressant d'avoir de petites équipes qui travaillent sur une plateforme informatique parallèle pour expérimenter et itérer rapidement sans se voir imposer ces contraintes. C'est un peu comme adopter une culture start-up pour des projets de pointe très précis, mais au sein de l’entreprise, en interne.
DC : Au vu de l'utilité des GAFAM qui nous obligent à composer avec eux et non à nous battre contre eux, quelles stratégies de négociation concrète doivent adopter les entreprises européennes pour éviter le piège de la dépendance et des coûts imprévus ?
C.V : La négociation est compliquée car l'attitude par défaut des GAFAM est de présenter des conditions générales de vente (CGV) non négociables. La première chose à se rappeler, c'est que l'Europe est un marché significatif pour ces acteurs, pesant par exemple plus de 25 % du chiffre d'affaires de Google ou de Meta. Ils ne peuvent pas ignorer 132 millions de consommateurs et des centaines de milliards d'investissements. Il est impératif revisiter les stratégies de groupements d'achat. Bien que compliquée par la réglementation européenne sur la concurrence, cette capacité à se regrouper pour négocier des conditions spécifiques est perdue et doit être réinventée. « L'idée est de faire masse et de reprendre l'habitude de négocier ». Les entreprises européennes devraient adopter une stratégie de fournisseur majeure, challenger et joker. « Aucun acteur majeur ne doit avoir plus de 40 % des données, du CA et offrir à une startup la possibilité d’obtenir 20 % du reste. » Il faut se poser la question de ce que l'on veut obtenir. La négociation ne doit pas porter uniquement sur les coûts, mais surtout sur des points cruciaux comme la propriété intellectuelle, la propriété des clients et la propriété du chiffre généré par l'alliance. Il faut s'assurer d'avoir un "petit portfolio" d'alternatives pour pouvoir négocier. M.C. : Sur le plan de la négociation, il faut considérer deux aspects : technique et légal. D'un point de vue technique, il faut impérativement éviter les effets de locking (verrouillage) et permettre la mise en concurrence. Il faut aussi maximiser la transparence et éviter l'effet "boîte noire" sur le fonctionnement de la collaboration. D'un point de vue légal, on retrouve des sujets plus classiques : droit de réversibilité et être prévenu en cas d'augmentation tarifaire. C.V : Je voudrais insister sur l'importance de casser l'asymétrie de l'information technologique. Les GAFAM aiment dire que leur technologie est trop compliquée pour être comprise. Il est essentiel de mettre des profils technologiques dans les équipes de négociation. Cela permet d'éviter les revendications mensongères comme "technologiquement, ce n'est pas possible" lorsqu'on demande la décomposition des services. Sans compréhension technique, il est d'une difficulté extrême de négocier.
DC : Concrètement : comment la pression de la transparence sur l'énergie consommée par les IA oblige-t-elle les GAFAM à s'adapter, développant des produits spécifiques alors que cela coûte plus cher ?
C.V : C'est un excellent exemple de l'efficacité de la pression. Au début de l'IA générative, le sujet de la consommation d'énergie n'était même pas évoqué. Suite à la pression médiatique, des consommateurs et des entreprises, les GAFAM ont été obligés d'avoir un discours, de présenter des schémas, et d'ouvrir un peu les données. L'Europe est un marché majeur, et les GAFAM ont senti un frein à l'adoption lié à la mauvaise image environnementale. Même si le discours n'est pas celui d'une transparence absolue, au moins le dialogue existe. Cela a été vertueux, car cela a forcé les GAFAM à se pencher sur le sujet, à publier des plans d'optimisation et à intégrer des solutions spécifiques, même si l'optimisation est un sujet mouvant. C'est une bonne démonstration : lorsque la pression est unifiée de la part de tout un continent, ils s'adaptent. M.C. : J'ai aussi l'impression que la pression vient avant tout de la société civile. On voit des associations et des médias écologistes publier des études approfondies sur l'IA. Par exemple, une association travaille à cartographier les data centers pour que les journalistes et la société civile puissent mieux comprendre et questionner ces sujets de manière plus granulaire. À long terme, la pression pourrait également provenir de l'émergence de solutions alternatives plus frugales. L'expérimentation de solutions souveraines, telles que des micro centres de données qui consomment moins d'eau, crée un débat public sur les alternatives, même si elles ne sont pas encore assez importantes pour forcer les GAFAM à une remise en question complète.
|