
De Wolfsburg à Düsseldorf : un changement de paradigme
Lors de sa tournée estivale, la ministre allemande de l'Économie, Katherina Reiche, a volontairement ignoré les géants de l'automobile comme Volkswagen ou Mercedes. À la place, elle s'est affichée devant des systèmes d'artillerie lourde et des missiles IRIS-T, envoyant un message clair : l'avenir industriel de l'Allemagne passe par la défense.
Mais la réalité rattrape la volonté politique. Si la demande d'armements explose, notamment sous l'effet de la guerre en Ukraine et du réarmement occidental, l'Allemagne n'a toujours pas les capacités pour passer à une production de masse. La critique est partagée par Moritz Schularick, président de l'Institut de Kiel, qui souligne l'inefficacité structurelle d'un système reposant encore sur de faibles volumes et des coûts élevés.
Une industrie en mutation... mais sans accélération
Berlin a certes doublé sa production d'obus depuis 2022 et ouvert des milliers d'emplois dans le secteur de la défense. Mais cette montée en puissance reste freinée par la lourdeur bureaucratique et l'absence de flexibilité. Une nouvelle loi a été promulguée pour faciliter les commandes directes de matériel militaire (jusqu'à 443.000 € sans appel d'offres), mais ces mesures restent insuffisantes pour déclencher une réelle révolution industrielle.
La ministre Reiche a beau proclamer que « dissuasion rime avec production rapide », le système allemand est encore incapable de produire à grande échelle des équipements à bas coût, comme les drones ou les composants électroniques dual-use. En résumé : l'Allemagne fabrique quelques chars et missiles sophistiqués, mais pas une armée prête à la guerre prolongée.
Coopération franco-allemande : le mirage stratégique
Le constat est encore plus amer lorsqu'on observe l'état de la coopération avec la France. Le tandem Berlin-Paris est miné par des rivalités économiques et politiques profondes. Le projet FCAS (chasseur de 6e génération) est à l'arrêt depuis des mois à cause de querelles entre Dassault et Airbus. Le programme MGCS (char de combat du futur), censé représenter un nouveau pilier stratégique européen, n'avance que parce que sa mise en service est repoussée à l'horizon 2040 — autrement dit, loin des urgences actuelles.
Même les structures communes comme KNDS, issue de la fusion de Krauss-Maffei Wegmann et Nexter, fonctionnent en réalité comme deux entités séparées, prises dans une logique de méfiance et de protection des intérêts nationaux. La coopération européenne en matière de défense ressemble de plus en plus à une mise en scène diplomatique qu'à une stratégie industrielle coordonnée.
La guerre des chiffres : l'Europe décroche
L'Europe accuse un retard dramatique face à ses adversaires potentiels. La capacité de production allemande ne permet de livrer que 50 chars Leopard 2 par an, contre 135 Abrams produits chaque année par les États-Unis — sans parler de l'effort de guerre russe, qui a transformé son économie en machine industrielle à plein régime.
Le décalage est flagrant : l'Europe discute, réforme, planifie. Pendant ce temps, la Russie arme, produit et déploie. Et sans une industrie de défense robuste et unifiée, ni la dissuasion ni la souveraineté stratégique de l'Union ne seront crédibles à long terme.
Une Europe désarmée politiquement et industriellement
Le pari allemand sur les armes pourrait être un tournant majeur pour l'industrie du continent. Mais sans production de masse, sans simplification des chaînes de commande et sans réelle coopération avec la France et les autres partenaires, il risque de se transformer en cul-de-sac.
La défense européenne reste prise entre ses ambitions rhétoriques et ses divisions internes. Et tant que les usines ne tournent pas au rythme des besoins stratégiques, les discours sur l'autonomie stratégique resteront de simples vœux pieux — face à un monde qui, lui, n'attend pas.

https://www.lefigaro.fr/international/l-allemagne-accelere-dans-l-armement-mais-reste-bridee-20240615
https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/fcas-et-mgcs-les-projets-militaires-franco-allemands-en-panne-969432.html
https://www.france24.com/fr/europe/20240410-r%C3%A9armement-de-l-europe-o%C3%B9-en-est-on
https://www.ft.com/content/germany-rearmament-industrial
https://www.defensenews.com/global/europe/2025/03/22/franco-german-defense-projects-struggle-under-national-rivalry/
https://ecfr.eu/publication/the-limits-of-eu-defence-cooperation/
A propos de l'auteur
Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l'accent sur la dimension de l'intelligence et de la géopolitique, en s'inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l'École de Guerre Économique (EGE).
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/ et avec l'Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l'Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/
La responsabilité de la publication incombe exclusivement aux auteurs individuels.