STRATEGIES

L'Europe face à Trump : quand la régulation numérique devient une arme de guerre économique

Par Giuseppe Gagliano, Cestudec


Jacqueline Sala
Mercredi 27 Août 2025


La récente confrontation entre l'Union européenne et Donald Trump à propos de la régulation des géants technologiques illustre parfaitement les dynamiques de la guerre économique telles qu'analysées par la tradition française et par la pensée de Christian Harbulot. Loin d'être un simple différend juridique ou commercial, ce bras de fer révèle le choc entre deux visions du monde : celle d'une Amérique qui considère sa suprématie technologique comme un levier de puissance globale, et celle d'une Europe qui cherche à affirmer son droit souverain à encadrer les activités économiques sur son territoire au nom de la protection des citoyens et de la stabilité de son marché intérieur.



La souveraineté numérique comme champ de bataille

L'Europe face à Trump : quand la régulation numérique devient une arme de guerre économique
L'offensive verbale de Trump, dénonçant les taxes et régulations comme des « discriminations », n'est pas anodine. Elle traduit la perception américaine que la régulation européenne – Digital Services Act et Digital Markets Act en tête – s'apparente à une entrave directe à l'expansion des champions américains du numérique.

Or, pour Bruxelles, il s'agit au contraire d'un exercice de patriotisme économique : la défense d'un espace numérique autonome et résistant à la dépendance stratégique vis-à-vis des plateformes étrangères *.

Le DSA et le DMA : des instruments de puissance

En imposant aux plateformes des obligations strictes de modération, de transparence et de concurrence loyale, l'Europe a construit l'arsenal juridique le plus avancé au monde en matière numérique. Les amendes colossales infligées à Apple ou Meta ne sont pas de simples sanctions, mais de véritables démonstrations de force destinées à rappeler que le marché européen n'est pas une terre sans loi. Dans une logique d'intelligence économique, Bruxelles cherche à influencer le comportement des acteurs étrangers, tout en créant un cadre plus favorable à l'émergence d'alternatives locales.
 
L'enjeu dépasse la simple régulation : il s'agit de préserver la souveraineté cognitive et informationnelle de l'Europe. En obligeant Google, Amazon ou TikTok à respecter les règles européennes, l'UE affirme que la maîtrise de l'espace numérique est une condition essentielle de son indépendance stratégique. Dans le langage de Christian Harbulot, on pourrait dire que l'Europe tente de passer d'une position défensive à une posture offensive dans la guerre économique mondiale.

Trump et la logique des représailles

Face à cette affirmation de puissance normative, Donald Trump déploie la logique classique des rapports de force : menaces de droits de douane, restrictions aux exportations, mise en accusation de l'Europe comme «profiteuse » de la prospérité américaine. C'est une stratégie de guerre économique à ciel ouvert, où les mesures tarifaires deviennent des armes destinées à dissuader toute tentative de régulation qui pourrait nuire aux intérêts des GAFAM.
 
Mais derrière cette rhétorique se cache une réalité plus profonde : la dépendance américaine à l'égard de ses propres géants technologiques est telle qu'ils deviennent un prolongement direct de la politique étrangère de Washington. Protéger Apple, Google ou Microsoft, c'est protéger les piliers de la puissance américaine au XXIe siècle, tout comme on protégeait jadis l'industrie sidérurgique ou pétrolière.

Le patriotisme économique européen à l'épreuve

La question cruciale est de savoir si l'Europe saura transformer son avance réglementaire en véritable levier de puissance économique. Réguler est une chose, créer des champions industriels capables de rivaliser sur le terrain de l'innovation et de l'investissement en est une autre. Christian Harbulot l'a souvent souligné : le patriotisme économique ne peut se limiter à défendre le marché intérieur, il doit aussi stimuler la naissance d'acteurs capables de porter l'influence européenne à l'échelle globale.
 
Pour l'instant, l'Europe s'appuie surtout sur sa capacité à être le « régulateur du monde ».
Mais sans un écosystème industriel robuste – dans le cloud, l'intelligence artificielle, les semi-conducteurs –, cette force normative risque de se transformer en vulnérabilité. Car les États-Unis peuvent toujours contre-attaquer avec leurs armes traditionnelles : sanctions secondaires, contrôle de l'accès aux technologies critiques, pression diplomatique et commerciale.

Guerre économique et intelligence stratégique

Dans ce contexte, l'intelligence économique devient un outil indispensable.
Cartographier les dépendances européennes, identifier les vulnérabilités dans les chaînes de valeur numériques, anticiper les contre-mesures américaines : autant de tâches qui doivent structurer la réponse européenne. La guerre économique ne se gagne pas uniquement par la loi, mais aussi par l'information, la capacité à prévoir les attaques de l'adversaire et à mobiliser ses propres ressources.
 
L'Europe a déjà fait un premier pas avec le DSA et le DMA. Mais pour que cette régulation ne soit pas perçue comme un simple obstacle administratif, elle doit s'accompagner d'une stratégie d'investissement massif dans les technologies clés. Autrement dit, la souveraineté numérique européenne ne sera crédible que si elle combine patriotisme économique, intelligence économique et vision industrielle.

Conclusion : un tournant stratégique

La confrontation entre Bruxelles et Washington sur la tech est bien plus qu'un différend passager.
Elle symbolise le tournant stratégique d'une Europe contrainte de s'affirmer dans la guerre économique mondiale. En revendiquant son droit souverain à réguler le numérique, l'Union envoie un signal : elle n'acceptera plus d'être un simple terrain de jeu pour les puissances extérieures. Mais la bataille est loin d'être gagnée. Car dans cette guerre économique, celui qui régule ne suffit pas : il faut aussi celui qui invente, qui produit et qui projette sa puissance.

Sources

- Face aux menaces de Trump, l'Europe défend son « droit souverain » à réguler la tech | Les Echos - https://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/face-aux-menaces-de-trump-leurope-defend-son-droit-souverain-a-reguler-la-tech-2182810

- Politico - EU faces first test of fragile trade truce with Trump - https://www.politico.eu/article/eu-faces-first-reality-check-fragile-trade-truce-donald-trump/

- Le Figaro - Guerre commerciale : l'Union européenne dit avoir le «droit souverain» de réglementer la tech 
https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/guerre-commerciale-l-union-europeenne-dit-avoir-le-droit-souverain-de-reglementer-la-tech-20250826  

A propos de l'auteur

Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l'accent sur la dimension de l'intelligence et de la géopolitique, en s'inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l'École de Guerre Économique (EGE).
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/ et avec l'Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l'Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/
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