Avoirs russes gelés : la rupture stratégique européenne
La décision de l'Union européenne de geler à durée indéterminée 210 milliards d'euros de réserves de la Banque centrale de Russie marque un tournant qui dépasse largement le cadre des sanctions. Il ne s'agit ni d'une mesure temporaire, ni d'un levier de négociation, ni même d'un geste symbolique. C'est un acte d'expropriation permanente de richesse souveraine. Et, en tant que tel, il introduit une rupture profonde dans l'architecture juridique, financière et géopolitique sur laquelle l'Europe a bâti sa crédibilité internationale.
Derrière le langage feutré de Bruxelles – « signal clair », « responsabilité », « justice » – se cache un changement de nature qui modifie les règles du jeu. Les sanctions, par définition, sont réversibles et politiquement négociables. L'expropriation ne l'est pas. On sort ici de la logique de la pression diplomatique pour entrer dans celle d'une guerre économique ouverte.
Un précédent qui inquiète le monde
Le cœur du problème n'est pas la Russie. C'est le précédent.
Geler définitivement les réserves d'un État souverain revient à affirmer que la propriété internationale n'est plus protégée par le droit, mais conditionnée à l'alignement politique. Aujourd'hui Moscou, demain n'importe quel pays entrant en conflit avec l'Occident européen.
Geler définitivement les réserves d'un État souverain revient à affirmer que la propriété internationale n'est plus protégée par le droit, mais conditionnée à l'alignement politique. Aujourd'hui Moscou, demain n'importe quel pays entrant en conflit avec l'Occident européen.
Le message envoyé par Bruxelles est dévastateur pour la confiance mondiale : les actifs détenus en Europe ne sont plus sûrs. Pour les puissances émergentes, les pays du Golfe, l'Asie et l'ensemble des détenteurs de réserves internationales, l'Europe cesse d'être un espace neutre et prévisible. La conséquence ne sera pas immédiate, mais structurelle : diversification accélérée, retrait discret des actifs européens, renforcement de circuits financiers alternatifs.
Le nœud juridique : quand le droit devient un instrument
La rhétorique de la « juste cause » sert à masquer un vide juridique évident. La confiscation de biens souverains sans décision d'une juridiction internationale compétente viole des principes fondamentaux du droit international. Ce n'est pas une question idéologique, mais technique. C'est le socle même des relations entre États.
L'Europe, qui se présentait comme une puissance normative, garante de l'État de droit, accepte désormais une justice sommaire appliquée par décision politique. La Belgique, dépositaire matériel d'une grande partie de ces avoirs via Euroclear, redoute déjà les conséquences juridiques. À juste titre. Les contentieux à venir ne se limiteront pas aux tribunaux européens, mais s'étendront à l'échelle mondiale.
Scénarios économiques : représailles et instabilité
Moscou a d'ores et déjà annoncé des contre-mesures. Il ne s'agira pas de simples gestes symboliques. La Russie conserve des leviers économiques, industriels et financiers non négligeables. Mais surtout, elle bénéficie d'un avantage stratégique : pouvoir se présenter comme victime d'une expropriation, renforcer sa cohésion interne et consolider des alliances avec ceux qui observent avec une méfiance croissante la dérive occidentale.
Une guerre économique, une fois engagée, ne reste jamais contenue. Elle affecte les chaînes de valeur, les investissements et des marchés financiers déjà fragiles. L'Europe, déjà confrontée à la stagnation, à l'endettement et au réarmement, s'expose à une nouvelle vague d'instabilité susceptible de se retourner contre ses propres économies.
Évaluation stratégique : l'Europe perd son autonomie
Sur le plan stratégique, cette décision n'affaiblit pas la Russie autant qu'elle renforce sa posture défensive et sa légitimation interne. En revanche, elle affaiblit l'Europe, qui sacrifie ses dernières marges d'autonomie stratégique pour devenir un acteur financier directement engagé dans le conflit.
Utiliser les avoirs russes pour financer l'Ukraine revient à assumer un rôle structurel dans la poursuite de la guerre. L'Europe n'est plus un médiateur potentiel, mais une partie prenante. Cela réduit drastiquement les marges de manœuvre diplomatiques futures et lie le destin européen à une guerre d'usure sans perspective politique claire.
La géopolitique de l'erreur
L'acte le plus grave n'est pas moral, mais politique. L'Europe renonce à sa fonction historique d'espace d'équilibre pour s'engager dans une logique punitive qui procure un gain symbolique à court terme et des dommages stratégiques à long terme. Au lieu de travailler à une solution négociée, elle choisit la voie rapide de l'expropriation, exposant ses citoyens à des risques financiers et géopolitiques difficilement maîtrisables.
Ce n'est pas un coup porté à Poutine. C'est un coup porté à la crédibilité européenne. Un autogoal stratégique qui marque le passage d'une puissance normative à un acteur belligérant sur le terrain économique. Et lorsque le droit est plié aux contingences politiques, le prix n'est jamais payé par les gouvernements, mais par les sociétés qu'ils prétendent représenter.
A propos de l 'auteur
Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales.
La responsabilité de la publication incombe exclusivement aux auteurs individuels.

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