Management

L’amnésie corporate doit-elle constituer une norme managériale ? Jean-Marie Carrara


Jacqueline Sala
Lundi 12 Mai 2025


L’amnésie corporate est une pratique managériale qui tend à se répandre ; les entreprises privilégiant une vision tournée vers le présent et l’avenir plutôt que vers leur passé. Cette posture découle d’une mentalité de type « tomorrow is another day »et reflète une volonté de se libérer des contraintes historiques pour s’adapter à un environnement économique, présent et futur, en mutation toujours plus rapide.



Comprendre cette évolution est essentiel, car elle influence la gestion des actifs immatériels, tels que la mémoire organisationnelle, pourtant cruciaux pour la compétitivité et la résilience des entreprises.

Cet article analyse cette tendance et explore ses implications stratégiques en les illustrant d’exemples récents. Il propose des recommandations pour valoriser le passé en le transformant en un levier d’efficacité et de performance

La nécessité d’être disruptif

L’amnésie corporate s’explique par la nécessité d’être agile dans un monde où l’innovation et la disruption sont des impératifs pour assurer la pérennité de l’entreprise.

Les entreprises, sous la pression des actionnaires et de cycles économiques toujours plus courts, valorisent les résultats immédiats et les projections futures, en oubliant souvent les leçons tirées du passé.

Au premier abord, cette approche peut être séduisante.

En se concentrant sur l’avenir, les organisations évitent l’inertie que pourraient engendrer des pratiques obsolètes ou une nostalgie stérile.

Cependant, cette vision présente des failles significatives. Oublier les échecs passés peut conduire à répéter des erreurs stratégiques, comme des lancements de produits mal préparés ou des investissements hasardeux.

De même, négliger les succès historiques affaiblit la cohésion interne, car les collaborateurs perdent un sentiment d’appartenance à la réussite d’une histoire commune.

En intelligence économique, l’amnésie corporate est un risque majeur.

Elle prive les entreprises d’une analyse rétrospective essentielle pour anticiper les tendances, comprendre les dynamiques internes et externes, et renforcer leur positionnement sur leurs marchés actuels et futurs.
 

Un court-terme qui fragilise la pérennité

Les attentes court-termistes des investisseurs poussent les dirigeants à privilégier des gains rapides, reléguant la gestion de la mémoire organisationnelle à une priorité secondaire.

Pourtant, dans un contexte de concurrence accrue, où l’authenticité et la différenciation sont des atouts, le passé peut devenir un levier stratégique.

Les entreprises, grandes comme petites, qui valorisent leur histoire, gagnent en légitimité et en fidélité, tant de la part des clients que des employés. En revanche, celles qui adoptent une amnésie volontaire, notamment dans la tech, risquent de perdre leur ancrage culturel et de fragiliser leur résilience face aux crises.

La vague de licenciements massive résultant d’une intégration mal maîtrisée de l’IA chez les développeurs informatiques a déstabilisé de nombreux acteurs de ce secteur qui se trouvent, aujourd’hui, fort marris de manquer des compétences dont elles ont encore besoin mais dont elles ne disposent plus.

L’enjeu, pour l’intelligence économique, est de réconcilier la projection vers l’avenir avec une gestion active de la mémoire, transformant le passé en un outil d’analyse, de décision et de communication.
 

La valorisation du passé : un argument marketing

Au-delà de l’artisanat et de son savoir-faire parfois ancestral reconnu, prenons quelques exemples de grands groupes valorisant la force de leur passé comme support marketing et de cohésion de leurs équipes.

L’Oréal et la célébration de son héritage : En juin 2024, L’Oréal a marqué ses 115 ans en lançant une campagne mondiale qui mettait en avant son histoire d’innovation, depuis la création de la première teinture capillaire par Eugène Schueller en 1909. Cette initiative a renforcé l’image de marque et l’engagement des équipes, tout en attirant une nouvelle génération de consommateurs sensibles à l’authenticité.

Airbus et l’archivage numérique : En septembre 2024, Airbus a lancé un projet d’archivage numérique de ses 50 ans d’histoire, rendant ses archives accessibles aux employés pour inspirer les nouvelles générations et informer les stratégies futures. Ce projet illustre une volonté de contrer l’amnésie corporate en intégrant le passé dans la culture d’entreprise.

BNP Paribas et son musée virtuel : En mai 2024, BNP Paribas a inauguré un musée virtuel retraçant 200 ans d’histoire bancaire, utilisé pour renforcer son image de stabilité et fédérer ses collaborateurs autour d’une identité commune. Cette initiative montre comment le passé peut être un actif stratégique.

Start-ups et perte de mémoire : Une étude de Station F, publiée en juillet 2024, révèle que 60 % des start-ups européennes négligent leur histoire fondatrice, ce qui limite leur capacité à construire une culture d’entreprise solide et à fidéliser leurs talents. Ce constat souligne les dangers de l’amnésie corporate dans les jeunes entreprises.

Tesla et l’oubli stratégique : Tesla, sous la direction d’Elon Musk, incarne l’amnésie corporate en se focalisant sur les innovations futures, comme le Cybertruck, tout en négligeant les leçons des problèmes de production passés mais cette approche, qui a conduit à des retards et des surcoûts.
 
 

Quelle stratégie adopter ?


Pour contrer l’amnésie corporate et faire du passé un levier stratégique, les entreprises doivent adopter une approche très structurée :

La création d’archives numériques accessibles
Mettre en place des bases de données centralisées pour documenter les projets, succès et échecs passés.
Ces archives doivent être facilement consultables par les équipes, comme l’a fait Airbus, pour informer les décisions stratégiques.

La formation des managers à la mémoire organisationnelle
Intégrer des modules sur l’histoire de l’entreprise dans les programmes de formation des cadres, afin de sensibiliser à l’importance des leçons du passé, comme l’illustre l’initiative de L’Oréal.
Recueillir de façon très détaillée les pratiques et habitudes des personnes partant à la retraite.

Une communication interne et régulière basée sur l’histoire
Utiliser des récits historiques pour renforcer la cohésion des équipes, en s’inspirant de l’exeple de BNP Paribas, qui a mobilisé ses collaborateurs via son musée virtuel.

Une veille historique en intelligence économique
Analyser les dynamiques passées (cycles économiques, crises sectorielles) pour anticiper les tendances futures, en s’appuyant sur des outils d’analyse rétrospective.
J’avais institué dans une entreprise le « mois du retour » où durant un mois, chaque employé reprenait l’ensemble des documents et analyses produits durant les onze mois précédents afin d’en examiner l’intérêt et expliquer les raisons de leur création, de leur abandon, de leur utilisation totale ou partielle  et de leur possible intérêt pour le futur. Le « mois du retour » était très riche d’enseignements et d’amélioration de la performance des équipes.

Une intégration du passé dans la stratégie de marque
Faire de l’histoire un pilier de la communication externe, comme L’Oréal, pour renforcer la différenciation et la fidélité des clients.

Ces mesures permettent de transformer le passé en un actif stratégique et fortement valorisable, tout en évitant une focalisation nostalgique qui freinerait l’innovation.
L’expérience montre que l’investissement initial génère un retour sur investissement important se mesurant en termes de résilience, de cohésion, de compétitivité et d’image.
 

Conclusion

L’amnésie corporate, bien que séduisante pour sa promesse d’agilité, fragilise les entreprises en les privant d’un capital précieux : la mémoire de leur savoir-faire et de leurs expériences positives et surtout négatives qui sont toujours une source de progrès.

En intelligence économique, valoriser le passé permet de mieux comprendre les dynamiques internes et externes, d’anticiper les crises et de renforcer la compétitivité.

De nombreux exemples montrent que les organisations qui intègrent leur histoire dans leur stratégie gagnent en légitimité, en engagement et en résilience, tandis que celles qui l’ignorent s’exposent à des erreurs coûteuses.
À l’avenir, l’enjeu sera de trouver un équilibre entre projection vers l’avenir et ancrage dans le passé, pour construire des entreprises à la fois agiles et solides.

En adoptant des pratiques comme l’archivage numérique, la formation des managers et la veille historique, les organisations peuvent transformer leur passé en un moteur de performance durable.
 

A propos de l'auteur

Source
Né en 1958 à Rabat (Maroc), Jean-Marie CARRARA a effectué toutes ses études à Lille (France). D’abord attiré par la santé de l’Homme, il devient Docteur en Pharmacie et diplômé de Biologie Humaine.
Comme la santé des entreprises et des organisations sont essentielles pour l’Homme, il compléta sa formation par un DESS d’Administration des Entreprises et un DESS de Finance et de Fiscalité Internationales.
Il est auditeur en Intelligence Economique et Stratégique à l'Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (JHEDN)
Source www.sicafi.eu
Contact mail : info@sicafi.eu

English summary

Corporate amnesia is a growing trend where companies prioritize the present and future over the past, often forgetting lessons learned from the past. This can lead to repeated strategic mistakes and weakening internal cohesion. In business intelligence, this can be a risk as it deprives companies of the retrospective analysis needed to anticipate trends and understand internal and external dynamics.

Short-termism undermines sustainability, as companies that value their history gain legitimacy and loyalty from customers and employees. However, companies that voluntarily adopt amnesia risk losing their cultural roots and weakening their resilience in the face of crises. The challenge for business intelligence is to reconcile projection into the future with active memory management, transforming the past into a tool for analysis, decision-making, and communication.

Examples of companies using the strength of their past as a marketing and team-building tool include L'Oréal, Airbus, and BNP Paribas. Startups and Tesla also face challenges due to corporate amnesia, as they often neglect their founding history, limiting their ability to build a solid corporate culture and retain talent.

To counter corporate amnesia and turn the past into a strategic lever, companies should adopt a highly structured approach, such as creating accessible digital archives and setting up centralized databases to document past projects, successes, and failures.