STRATEGIES

L'art de la stratégie selon Beaufre : vers la synthèse des approches contemporaines, une exception française ? @Thierry Lafon

Thierry Lafon Dr PhD 博士 Chercheur associé au laboratoire CeReGe (UR 13564) axe Intelligence Stratégique Internationale chez Université de Poitiers


Jacqueline Sala
Dimanche 27 Juillet 2025


La stratégie, nous dit le Général Beaufre, n'est pas ce que l'on croit généralement. Trop souvent, on la confond avec l'art d'employer les forces militaires, comme l'enseignait la tradition clausewitzienne. Cette définition lui paraît bien étroite, bien matérielle. La véritable stratégie, selon lui, constitue "l'art de faire concourir la force à atteindre les buts de la politique" - formule infiniment plus large qui embrasse tous les moyens de puissance.




Qu'est-ce que la stratégie ?

Curieusement, cette vision trouve un écho saisissant dans la pensée stratégique russe contemporaine.
Le général Valery Gerasimov, architecte de la doctrine militaire russe moderne, développe une conception qui transcende les catégories traditionnelles : "Les règles de la guerre ont changé. Le rôle des moyens non militaires pour atteindre les objectifs politiques et stratégiques a grandi, et dans de nombreux cas, ils ont dépassé le pouvoir des armes en termes d'efficacité *1 (Gerasimov, 2013) . Cette approche de la "guerre hybride" rejoint de façon troublante l'intuition beaufrienne d'une stratégie totale.
 
L'école américaine moderne ne dit pas autre chose.
Frank Hoffman, autre théoricien de la guerre hybride, précise avec une rigueur toute scientifique que "les menaces hybrides incorporent un éventail complet de différents modes de guerre incluant les capacités conventionnelles, les tactiques et formations irrégulières, les actes terroristes incluant la violence et la coercition indiscriminées, et le désordre criminel" *2 (Hoffman, 2007).

Cette définition d'une confondante honnêteté enrichit la conception du Général Beaufre en précisant les modalités concrètes de cette stratégie totale qu'il pressentait. Thomas Schelling, théoricien américain de la dissuasion et de la théorie des jeux, apporte une contribution absolument essentielle à cette rationalisation de l'irrationnel Trumpien : "Le pouvoir de faire mal est un pouvoir de négociation. L'exploiter, c'est de la diplomatie - diplomatie vicieuse, mais diplomatie" *14 (Schelling, 1966). Cette formulation d'une densité extraordinaire révèle comment la rationalité stratégique peut s'appliquer même aux aspects les plus violents des conflits.
 
Mais allons plus loin encore.
Si la tactique s'occupe de "la combinaison des choses matérielles" et ressemble à l'art de l'ingénieur, la stratégie relève de ce que Napoléon appelait "la partie divine". Elle gît dans "le jeu abstrait qui résulte de l'opposition de deux volontés", pour reprendre l'expression de Foch. En somme, elle est "l'art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit". Colin Gray, théoricien américain de la stratégie, nous offre une formulation étonnamment proche : "La stratégie est l'usage qui est fait de la force et de la menace de la force pour les fins de la politique. Elle est le pont qui relie la puissance militaire à l'objectif politique" *3 (Gray, 1999). Bien que convergentes, les traditions française et américaine diffèrent encore sur la compréhension des moyens qui sont employés.
 
Cette approche dialectique trouve sa résonance la plus profonde dans la pensée chinoise contemporaine. Les colonels Qiao Liang et Wang Xiangsui, dans leur ouvrage révolutionnaire "Guerre sans limites" (1999), proclament que "la guerre a transcendé le domaine des militaires professionnels et est devenue une affaire qui concerne tous les aspects de la société "*4 (Qiao & Wang, 1999). Leur concept de "guerre sans restrictions" révèle une conception de la stratégie qui dépasse largement le domaine militaire pour embrasser une philosophie totale de l'action. Ils anticipent ainsi, avec une prescience remarquable, les développements contemporains.

Cette définition peut sembler abstraite, reconnaît notre auteur, mais c'est précisément à ce niveau qu'il faut placer la stratégie pour comprendre son mécanisme de pensée et découvrir les lois qui la gouvernent.

Les objectifs renouvelés de la stratégie moderne

Dans notre époque de bouleversements considérables, où se déroule "l'un des plus formidables bouleversements humains depuis la chute de Rome", la stratégie doit poursuivre des objectifs profondément renouvelés. Elle ne peut plus se contenter d'être cette science ésotérique réservée aux seuls militaires.
 
Cette nécessité d'adaptation permanente était déjà comprise, avec lucidité, par les théoriciens soviétiques. Alexander Svechin, dans sa "Stratégie" de 1927, insistait sur cette vérité fondamentale que "la stratégie doit être adaptée aux conditions concrètes de chaque époque" *5 (Svechin, 1927). Cette flexibilité doctrinale préfigure l'approche méthodologique que prônera Beaufre et qu'il attend de nous.
 
La stratégie doit également conférer "un caractère conscient et calculé aux décisions" politiques.
Notre époque est "trop difficile" et l'homme moderne a acquis "trop de puissance sur la Nature" pour que nous puissions continuer à agir "au doigt mouillé". Elle doit servir de "méthode de pensée permettant de classer et de hiérarchiser les événements", puis de choisir "les procédés les plus efficaces". A l'école américaine de la Rand, Bernard Brodie, pionnier de la stratégie nucléaire, formule "Jusqu'à présent, l'objectif principal de notre établissement militaire a été de gagner des guerres. Désormais, son objectif principal doit être de les éviter" *6 (Brodie, 1959). Cette approche de l'adaptation trouve un écho dans la pensée stratégique japonaise contemporaine. Satoshi Morimoto, ancien ministre de la Défense du Japon et théoricien reconnu, développe cette idée avec une précision remarquable : "Dans l'environnement sécuritaire actuel, le Japon doit développer une stratégie de défense intégrée qui combine moyens conventionnels et non conventionnels" *11(Morimoto, 2012). De l'Inde au Pakistan, de la Corée du Nord à Israël en passant par l'Iran, cette vision prospère toujours.
 
Cette mutation fondamentale de l'objectif stratégique - de la victoire à la dissuasion - illustre parfaitement cette capacité d'adaptation que réclamait Svechin ainsi que l'écart entre la théorie et la réalité: Depuis 1945, les États-Unis ont mené cinq guerres majeures avec engagement massif de troupes (Corée, Vietnam, Golfe, Afghanistan, Irak), dix interventions militaires directes mais plus limitées (Grenade, Panama, Bosnie, Kosovo, Libye notamment), une centaine d'opérations de maintien de la paix et missions "humanitaires" s'étendant de l'occupation post-1945 de l'Allemagne et du Japon aux frappes contre Daesh en Syrie, l'Ukraine, Israël, ainsi qu'une multitude de missions de soutien indirect incluant la guerre contre la drogue en Amérique latine, le financement et l'armement des Talibans en Afghanistan, les exercices conjoints permanents avec les alliés et les bases militaires établies sur tous les continents, confirmant selon le Congressional Research Service "un total de 251 interventions entre 1991 et 2022; soit une accélération notable depuis la fin de la Guerre froide".

Le premier objectif de la stratégie moderne consiste à permettre une action véritablement logique face aux défis géopolitiques contemporains. Trop longtemps, observe Beaufre avec une amertume compréhensible "Suez succés tactique, erreur stratégique, naufrage politique", nous avons "flotté au gré des vents adverses", incapables de comprendre les manœuvres dirigées contre nous. "De 1936 à Suez, en passant par l'Indochine et l'Algérie, l'absence de vision stratégique nous a été fatale".

Avec plus de 150 opérations militaires de diverses natures depuis l'Algérie en 1962, la France a mené trois guerres majeures avec engagement massif de troupes (Golfe, Afghanistan, Mali), une quinzaine d'interventions militaires directes principalement en Afrique francophone dans le cadre des accords de défense, une soixantaine d'opérations de maintien de la paix sous mandat ONU (ou de l'UE) s'étendant des Balkans au Sahel en passant par le Cambodge et Haïti, ainsi qu'une trentaine de missions d'évacuation et d'assistance humanitaire sur tous les continents, confirmant selon les données du ministère des Armées "un engagement permanent d'environ 7 000 à 10 000 militaires en opérations extérieures avec des pics à plus de 30 000 hommes déployés simultanément lors des crises majeures".
 
Cette dimension trouve un écho particulièrement aigu dans la pensée coréenne moderne. Moon Chung-in, éminent politologue sud-coréen et ancien conseiller spécial du président Moon Jae-in, observe avec une perspicacité remarquable que "la stratégie de sécurité de la Corée du Sud doit naviguer entre les pressions des grandes puissances tout en préservant son autonomie stratégique" *7 (Moon, 2017). Cette analyse révèle une compréhension particulièrement subtile des rapports entre moyens limités et objectifs ambitieux - compréhension qui enrichit considérablement la vision beaufrienne.

Robert Art, théoricien américain de la "grande stratégie" développe cette problématique du point de vue américain avec une clarté exemplaire : "L'engagement sélectif cherche à empêcher l'émergence d'un hégémon eurasiatique et à maintenir la position de l'Amérique comme puissance mondiale première" *8 (Art, 2003). Cette formulation illustre de façon concrète comment les objectifs stratégiques s'articulent dans la géopolitique contemporaine. Mao Zedong, dans sa théorie de la guerre prolongée, avait déjà saisi avec une acuité extraordinaire cette dimension totale du conflit. Sa célèbre formule selon laquelle "le pouvoir politique naît du canon du fusil" *9 (Mao, 1965) ne doit pas masquer sa compréhension des rapports entre moyens militaires et objectifs politiques. Sa stratégie de guérilla révèle une conception de la guerre comme "continuation de la politique par d'autres moyens" clausewitzienne qui concorde de façon troublante avec les développements de Beaufre.
 

Une méthode plutôt qu'une doctrine

Ici réside l'une des intuitions les plus fécondes de Beaufre : la stratégie ne doit pas être "une doctrine unique, mais une méthode de pensée". Cette vérité essentielle explique pourquoi les vainqueurs de 1918 ont enterré la stratégie après l'avoir confondue avec une stratégie particulière qui s'est par ailleurs révélée fausse en regard de la volonté de puissance Allemande en 1940 et qui ne l'a par ailleurs jamais vraiment quittée.

"À chaque situation correspond une stratégie particulière", affirme-t-il avec une force remarquable. "Toute stratégie peut être la meilleure dans l'une des conjonctures possibles et détestable dans d'autres conjonctures." Cette approche relativiste et pragmatique tranche avec les dogmes militaires de son époque. John Boyd, créateur de la célèbre boucle OODA, développe cette intuition méthodologique : "La capacité d'opérer à un tempo ou rythme plus rapide qu'un adversaire permet de replier l'adversaire sur lui-même de sorte qu'il ne peut ni apprécier ni suivre ce qui se passe" *10 (Boyd, 1986). Cette conception dynamique de la méthode stratégique enrichit considérablement l'approche beaufrienne en y introduisant cette dimension temporelle qu'il n'avait pas suffisamment développée. Cette flexibilité doctrinale illustre parfaitement l'approche méthodologique flexible que prônait Beaufre.

Cette sagesse de l'adaptation était déjà présente, dans la tradition coréenne historique. L'amiral Yi Sun-sin, héros de la résistance contre l'invasion japonaise de 1592-1598, développa des innovations tactiques révolutionnaires - notamment ses célèbres "navires-tortues" - en adaptant constamment sa stratégie aux circonstances *12 (Yi Sun-sin, cité dans Hawley, 2005). Sa capacité remarquable à "transformer la faiblesse en force" illustre parfaitement cette approche méthodologique flexible.

Beaufre recherche "l'Algèbre sous-jacente dans ce phénomène violent" qu'est la guerre. Cette quête passionnante de rationalité dans l'irrationnel trouve un écho dans la pensée russe moderne. Alexander Bartosh, théoricien militaire contemporain, affirme que "la guerre hybride exige une approche systémique qui intègre tous les instruments de pouvoir national dans une logique cohérente" *13 (Bartosh, 2018). Bien qu'insistant sur l'importance des facteurs psychologiques, Beaufre considère que "l'irrationalité qui y joue un rôle considérable doit elle-même être considérée sous un angle rationnel".
 

La stratégie totale et ses enrichissements contemporains

Dans le contexte de la Guerre froide et de l'âge nucléaire, Beaufre développe ce concept révolutionnaire de stratégie totale. La guerre moderne est "devenue ouvertement totale, c'est-à-dire menée simultanément dans tous les domaines, politique, économique, diplomatique et militaire". Cette vision englobe également la limite "Paix-Guerre" - concept qu'il développait dès 1939 avec une prescience remarquable et qui préfigure la notion de guerre froide. Cette approche totale trouve ses précurseurs dans les théories soviétiques des opérations en profondeur. Mikhail Tukhachevsky et Georgii Isserson avaient développé dès les années 1930 "une conception de la guerre moderne qui intégrait tous les domaines de l'activité nationale"*15 (Isserson, 1932). Leur vision de "l'art opérationnel" comme niveau intermédiaire entre tactique et stratégie enrichit considérablement le cadre beaufrienien.

Cette vision trouve ses développements les plus aboutis dans la pensée stratégique chinoise contemporaine. Qiao Liang et Wang Xiangsui reprennent cette approche : "Toutes les frontières entre les domaines militaire et non militaire, entre guerre et non-guerre, s'estompent" *16 (Qiao & Wang, 1999). Leur théorie de la "guerre sans limites" conforte l'universalité remarquable les développements contemporains de la guerre hybride et de la compétition stratégique multidimensionnelle. Le général Gerasimov développe n'est pas en reste avec sa conception où "l'accent est mis sur l'application de mesures politiques, économiques, informationnelles, humanitaires et autres non militaires - appliquées en coordination avec le potentiel de protestation de la population *17 (Gerasimov, 2013).
 
L'école américaine moderne confirme cette évolution de façon magistrale. James Mattis, ancien Secrétaire à la Défense et théoricien militaire, intègre également que "la guerre future sera caractérisée par la convergence de technologies disparates, la démocratisation de la technologie, et le besoin de rapidité dans la prise de décision" *18 (Mattis & Hoffman, 2005). Cette analyse souligne l'importance croissante de la dimension technologique dans la stratégie totale. Cette approche totale soulève naturellement la question des rapports entre politique et stratégie, mais permet aussi de mieux comprendre le domaine propre à chacune. Elle implique que la stratégie ne peut plus être "l'apanage que des militaires" - évolution que Beaufre accueille favorablement car elle permettra à la stratégie de devenir "un corps de connaissances cumulatives s'enrichissant à chaque génération". Barry Posen, du MIT Security Studies Program, conclut : "Le commandement des biens communs est l'élément militaire clé de la position de puissance mondiale des États-Unis" *19 (Posen, 2003). Cette formulation illustre de façon concrète comment la stratégie intégrée s'articule dans la géopolitique contemporaine.

Les limites de la vision beaufrienne et les apports contemporains

Cependant, cette architecture intellectuelle remarquable présente certaines faiblesses qu'il convient d'examiner avec cet œil critique que Beaufre lui-même appliquait aux doctrines de son temps.

Sa définition très abstraite de la stratégie comme "dialectique des volontés" risque de la rendre difficile à opérationnaliser. Comment traduire concrètement cette approche dialectique en processus décisionnels pratiques ? Ici, la tradition japonaise du Bushido apporte un éclairage précieux. Yamamoto Tsunetomo, dans le "Hagakure", enseigne avec une profondeur saisissante que "la Voie du Samouraï se trouve dans la mort *20 (Yamamoto, cité dans Wilson, 2002), révélant une conception de la stratégie comme discipline spirituelle autant qu'intellectuelle.

Cette approche holistique pourrait combler le fossé entre théorie abstraite et pratique concrète. L'école américaine moderne apporte des outils méthodologiques pragmatiques. Eliot Cohen, de Johns Hopkins SAIS, développe cette problématique avec acuité : "Le dialogue inégal entre dirigeants civils et militaires est l'essence de l'art de la guerre dans les sociétés démocratiques" *21 (Cohen, 2002). Cette analyse révèle comment la dialectique beaufrienne s'opérationnalise dans les processus décisionnels démocratiques.

L'analyse de la doctrine nucléaire nord-coréenne révèle une conception remarquablement opérationnelle de la dissuasion. Comme l'observe un analyste récent : "Kim Jong-un a développé une stratégie nucléaire qui vise à maximiser l'efficacité dissuasive tout en minimisant les risques d'escalade" *22 (DIA, 2021).

Malgré sa modernité, l'analyse beaufrienne reste centrée sur les États comme acteurs principaux. Notre auteur n'anticipe pas suffisamment l'émergence d'acteurs non-étatiques - organisations terroristes, multinationales, ONG - qui transformeront profondément le paysage stratégique. Or, la tradition chinoise de la guérilla, théorisée par Mao, avait déjà identifié avec une prescience remarquable l'importance des "forces populaires" et des "organisations de masse" dans la conduite stratégique*23 (Mao, 1937). Cette intuition préfigure de façon troublante l'émergence des acteurs non-étatiques contemporains. Les colonels chinois contemporains poursuivent cette intuition assez explicitement : "Les frontières entre soldats et non-soldats, entre militaires et civils, s'estompent" *24 (Qiao & Wang, 1999).

Donald Stoker, du U.S. Naval War College, partage cette évolution : "Les activités de zone grise et la guerre hybride représentent des tentatives d'atteindre des objectifs politiques tout en évitant les risques et coûts associés à la guerre traditionnelle" *25 (Stoker, 2017). Cette analyse révèle comment les acteurs contemporains exploitent précisément la dimension civile, économique et informationnelle que Beaufre avait pourtant effleurée.

L'influence des contraintes technologiques sur les choix stratégiques mériterait également un développement plus systémique. L'exemple de l'amiral Yi Sun-sin, qui révolutionna la guerre navale par ses innovations techniques, montre comment la technologie peut devenir un multiplicateur de force stratégique *26 (Hawley, 2005). Bien qu'évoquant l'impact révolutionnaire de l'arme nucléaire, Beaufre sous-estime parfois comment les révolutions technologiques deviennent des variables stratégiques autonomes, capables de bouleverser les équilibres établis. Andrew Krepinevich, chercheur au Center for Strategic and Budgetary Assessments, développe cette dimension : "Les révolutions militaires sont menées par l'émergence de nouvelles technologies qui, lorsqu'elles sont combinées avec des concepts opérationnels innovants et une adaptation organisationnelle, altèrent fondamentalement le caractère et la conduite du conflit" *27 (Krepinevich, 1994).

Cette analyse révèle l'importance croissante de la dimension technologique dans la transformation stratégique.
 

Vers un enrichissement de la méthode par les approches contemporaines

L'ouvrage de Beaufre propose peu de critères permettant d'évaluer l'efficacité d'une stratégie donnée ou de choisir entre plusieurs options. Ici, l'approche chinoise de "l'efficacité sans combat" développée par Sun Tzu offre des pistes particulièrement fécondes. Sa conception de la victoire comme "soumission de l'ennemi sans bataille" fournit un critère d'évaluation stratégique d'une modernité véritablement saisissante. L'approche japonaise contemporaine de la "défense intégrée" développée par Satoshi Morimoto enrichit cette réflexion de façon remarquable. Il propose que "l'efficacité stratégique se mesure à la capacité d'atteindre les objectifs politiques avec un coût acceptable" *28 (Morimoto, 2013).

Stephen Biddle, du Council on Foreign Relations, apporte une contribution complémentaire d'une grande richesse : "La guerre moderne exige l'intégration de la couverture, de la dissimulation, de la dispersion, de la suppression, de la manœuvre indépendante de petites unités, et des armes combinées au niveau tactique" *29 (Biddle, 2004). Cette analyse révèle comment les critères d'évaluation stratégique doivent intégrer les évolutions tactiques contemporaines.

La question du temps stratégique - rythmes, séquençage, durée - n'est pas suffisamment théorisée chez Beaufre. La tradition japonaise, avec son concept fascinant de "ma" (l'intervalle, le timing parfait), apporte une contribution véritablement essentielle. Musashi enseigne avec une profondeur remarquable que "connaître le rythme de l'ennemi et utiliser un rythme que l'ennemi ne connaît pas" constitue l'essence même de la victoire *30 (Musashi, Gorin no Sho (五輪書). Cette question trouve un écho particulièrement aigu dans la pensée russe contemporaine. Gerasimov développe ce concept fascinant de "temps stratégique compressé" : "Dans les conflits modernes, la phase de préparation et de conduite des opérations tend à se raccourcir dramatiquement" *31 (Gerasimov, 2019). À l'ère numérique, où l'accélération des processus décisionnels transforme la nature même de l'action stratégique, une théorie du temps stratégique s'impose avec une urgence particulière. John Boyd avec avec sa boucle OODA (Observer, Orienter, Decider, Agir), révélant comment la maîtrise du temps devient un avantage stratégique décisif dans la compétition des volontés.

Enfin, malgré l'attention portée aux facteurs psychologiques, l'analyse des différences culturelles dans l'approche stratégique reste limitée chez Beaufre. La pensée coréenne contemporaine, avec son expérience unique de division nationale, enrichit considérablement cette dimension. Moon Chung-in observe que "la stratégie coréenne doit intégrer les dimensions culturelles et identitaires qui transcendent les calculs rationnels classiques" *32 (Moon, 2019). Les traditions orientales, avec leur conception cyclique du temps et leur approche holistique de l'action, enrichiraient considérablement cette "méthode de pensée" que prônait Beaufre.

 

L'héritage d'une approche enrichie

L'œuvre de Beaufre demeure remarquablement moderne par sa vision totale de la stratégie et son approche méthodologique. Ses intuitions sur la nature dialectique de la stratégie et la nécessité d'une approche multidimensionnelle conservent leur pertinence face aux défis contemporains.

L'enrichissement par les recherche orientales et occidentales, traditionnelles et contemporaines révèle la dimension véritablement universelle de la pensée stratégique. Comme l'écrivent les stratégistes chinois contemporains avec une similarité confondante avec l'approche américaine, "l'art de la guerre sans limites réside dans la capacité à transcender toutes les frontières et limitations" *33 (Qiao & Wang, 1999). Cette sagesse du XXIe siècle rejoint de façon troublante l'intuition beaufrienne selon laquelle la stratégie transcende le domaine purement militaire

Comme il l'écrivait lui-même avec cette modestie qui le caractérise, son travail ne représentait qu'un "premier défrichement, entrepris avec l'espoir que [son] exemple, un peu téméraire, suscitera d'autres travaux". Les stratégistes contemporains - qu'ils soient orientaux ou occidentaux, russes, chinois, coréens, japonais ou américains - nous invitent précisément à poursuivre ce défrichement en intégrant leurs apports novateurs à notre compréhension moderne de la stratégie.
 

Une nouvelle définition de la stratégie

Au terme de cette confrontation passionnante des sagesses orientales et occidentales, une définition enrichie de la stratégie émerge, intégrant tous ces apports et leurs paradoxes apparents, se révèle.

"La stratégie, dans sa conception universelle contemporaine, est l'art de la dialectique des volontés dans un environnement complexe et multidimensionnel, employant tous les instruments de puissance - militaires et non militaires, étatiques et non étatiques, matériels et immatériels - pour atteindre les objectifs politiques dans un temps donné, tout en s'adaptant continuellement aux évolutions technologiques, culturelles et géopolitiques". Lafon (2025) d'après Beaufre (1963)
 
Cette définition intègre plusieurs paradoxes féconds qui caractérisent la stratégie contemporaine : 
  • Le paradoxe de la totalité : plus la stratégie devient totale, plus elle doit être précise dans ses moyens et ses fins
  • Le paradoxe de la rapidité : plus le tempo s'accélère, plus la réflexion stratégique doit être approfondie
  • Le paradoxe de la rationalité : plus l'environnement devient irrationnel, plus la méthode stratégique doit être rationnelle
  • Le paradoxe de l'universalité : plus la stratégie devient universelle, plus elle doit s'adapter aux spécificités culturelles
  • Le paradoxe de la puissance : plus les moyens de destruction augmentent, plus l'art de ne pas les employer devient essentiel.

    La stratégie selon Beaufre, enrichie, n'est pas une science exacte mais un art de la réflexion, une méthode pour penser l'action dans un monde complexe. Cette synthèse universelle du XXIe siècle, nourrie des expériences les plus récentes de la compétition stratégique mondiale, constitue peut-être l'apport le plus précieux à la pensée stratégique contemporaine.
Elle révèle que la stratégie, loin d'être une discipline figée, demeure cette "méthode de pensée" vivante que réclamait Beaufre, capable de s'enrichir continuellement des apports de toutes les traditions intellectuelles pour répondre aux défis sans cesse renouvelés de notre époque.
Le Général Beaufre nous dirait : "Qu'avez-vous fait depuis ?" En ce moment, "regarder Yakovleff sur BFMTV", répond l'auteur de cet article impertinent.
 

L'art de la stratégie selon Beaufre : vers la synthèse des approches contemporaines, une exception française ? @Thierry Lafon
Beaufre, A. 1963 "Introduction à la Stratégie", Librairie Armand Colin https://theatrum-belli.com/wp-content/uploads/2021/11/BEAUFRE.pdf
 
 
Yakovleff, M. 2016 "Tactique théorique". Préface de Pierre Garrigou-Grandchamp. 3ème édition. Paris : Economica,
 
Lafon, T., 2025, "L’art de la stratégie selon Beaufre : vers la synthèse des approches contemporaines, un retard français ?", Université de Poitiers (3) L'art de la stratégie selon Beaufre : vers la synthèse des approches contemporaines, une exception française ? | LinkedIn

L'art de la stratégie selon Beaufre : vers la synthèse des approches contemporaines, une exception française ? @Thierry Lafon

¹ Gerasimov, Valery. "The Value of Science Is in the Foresight: New Challenges Demand Rethinking the Forms and Methods of Carrying Out Combat Operations." Military Review, January-February 2016.
² Hoffman, Frank G. "Conflict in the 21st Century: The Rise of Hybrid Wars." Potomac Institute for Policy Studies, 2007.
³ Gray, Colin S. "Modern Strategy." Oxford University Press, 1999.
⁴ Qiao Liang & Wang Xiangsui. Unrestricted Warfare. Beijing: PLA Literature and Arts Publishing House, 1999.
⁵ Svechin, Alexander. Strategy, 1927. Cité dans Glantz, David M., Soviet Military Strategy, Frank Cass Publishers, 1992.
⁶ Brodie, Bernard. "Strategy in the Missile Age." Princeton University Press, 1959.
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¹⁰ Boyd, John. "Patterns of Conflict." Briefing slides, 1986.
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¹³ Bartosh, Alexander. "Strategy and Counter Strategy in Hybrid Warfare." Military Thought, No. 4, 2018.
¹⁴ Schelling, Thomas C. "Arms and Influence." Yale University Press, 1966.
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¹⁶ Qiao Liang & Wang Xiangsui. Unrestricted Warfare, op. cit.
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¹⁹ Posen, Barry R. "Command of the Commons: The Military Foundation of U.S. Hegemony." International Security, Vol. 28, No. 1, 2003.
²⁰ Yamamoto Tsunetomo. Hagakure, Book 1. Cité dans Wilson, William Scott, Hagakure, Kodansha International, 2002.
²¹ Cohen, Eliot A. "Supreme Command: Soldiers, Statesmen, and Leadership in Wartime." Free Press, 2002.
²² Defense Intelligence Agency. North Korea Military Power, 2021.
²³ Mao Zedong. On Guerrilla Warfare, 1937. Foreign Languages Press, Beijing, 1961.
²⁴ Qiao Liang & Wang Xiangsui. Unrestricted Warfare, op. cit.
²⁵ Stoker, Donald. "Blurred Lines: Gray-Zone Conflict and Hybrid War—Two Failures of American Strategic Thinking." Naval War College Review, Vol. 70, No. 4, 2017.
²⁶ Hawley, Samuel. The Imjin War: Japan's Sixteenth-Century Invasion of Korea, Royal Asiatic Society, 2005.
²⁷ Krepinevich, Andrew F. "The Military Revolution: A Structural Framework." Center for Strategic and Budgetary Assessments, 1994.
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²⁹ Biddle, Stephen. "Military Power: Explaining Victory and Defeat in Modern Battle." Princeton University Press, 2004.
³⁰ Musashi, Miyamoto. The Book of Five Rings, Fire Book. Cité dans Wilson, William Scott, The Book of Five Rings, Shambhala Publications, 2012.
³¹ Gerasimov, Valery. "On the Character of Modern Warfare." Military Review, March-April 2019.
³² Moon Chung-in. "Korean Strategic Culture and Unification." Korean Journal of Defense Analysis, Vol. 31, No. 2, 2019.
³³ Qiao Liang & Wang Xiangsui. Unrestricted Warfare, op. cit.
 

Thierry Lafon Dr PhD 博士 Chercheur associé au laboratoire CeReGe (UR 13564) axe Intelligence Stratégique Internationale chez Université de Poitiers.
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