STRATEGIES

L'équilibre fragile du polycentrisme et le défi européen.

Tribune libre Par Giuseppe Gagliano, Cestudec


Jacqueline Sala
Samedi 6 Décembre 2025


L’année 2025 consacre un monde polycentrique où chaque puissance avance selon sa propre logique, sans attendre l’Europe. Tandis que l’Inde affirme une diplomatie d’optionnalité qui bouscule Washington et consolide son partenariat avec Moscou, l’Union européenne se découvre spectatrice d’un ordre international qu’elle ne maîtrise plus. Entre recomposition des alliances, affirmation des intérêts nationaux et éclatement des centres de gravité, le continent doit choisir s’il veut redevenir un acteur stratégique ou accepter sa marginalisation dans un système mondial qui ne laisse aucune place à ceux qui ne la prennent pas.



L'équilibre fragile du polycentrisme et le défi européen.

Un monde qui change sans attendre l'Europe

L'année 2025 confirme que l'ancien ordre international n'existe plus.

Il n'y a ni empire dirigeant, ni duopole enfermé dans une logique de confrontation permanente. Il existe désormais une mosaïque de puissances qui avancent selon leurs propres logiques, parfois convergentes, souvent conflictuelles. L'Inde, dans son partenariat privilégié avec la Russie, en est l'illustration parfaite : ni satellite, ni alliée docile, mais acteur souverain qui utilise chaque relation pour accroître sa marge de manœuvre. C'est là le cœur du polycentrisme : personne n'accepte plus de laisser autrui écrire son agenda.

La diplomatie de l'optionnalité indienne

Le sommet Poutine-Modi a rappelé ce que beaucoup en Europe et aux États-Unis préfèrent ignorer : New Delhi n'a aucune intention de se détacher de Moscou. Elle ne le fera ni sous pression politique, ni par injonction morale, ni sous menace de sanctions.

L'Inde achète des armes russes, les intègre, les produit parfois en partie sur son territoire. Il ne s'agit pas seulement d'un commerce, mais d'une relation industrielle, technologique et stratégique. Et lorsque Washington brandit sa loi sur les sanctions comme un instrument de contrainte, l'Inde répond en ouvrant des circuits de paiement en monnaies locales et en acceptant du pétrole russe à prix réduit pour contenir l'inflation intérieure. Aucun idéalisme : seulement l'application stricte de l'intérêt national.

Le triangle États-Unis–Inde–Chine et la fracture émergente

Washington tolère ce double jeu tant qu'il sert à contenir la Chine.

Mais tolérer ne signifie pas approuver. Les taxes spéciales appliquées aux produits indiens proviennent de cette irritation croissante : l'Amérique se rend compte que son partenaire le plus courtisé n'a nullement l'intention de sacrifier son autonomie au nom de la rivalité sino-américaine.

Or la Chine, rivale territoriale de l'Inde dans l'Himalaya, reste aussi un partenaire économique incontournable dans les plateformes non occidentales. Voilà le paradoxe du monde nouveau : adversaires sur les crêtes, partenaires potentiels dans la construction d'un espace financier mondial moins dépendant des structures occidentales.

L'Europe face à un miroir impitoyable

Où se situe l'Europe dans ce jeu mouvant ?

L'Union européenne se découvre spectatrice d'un polycentrisme qu'elle n'a ni choisi ni anticipé. Liée militairement aux États-Unis, dépendante de sources énergétiques instables, enfermée dans une politique de sanctions souvent adoptée par réflexe plus que par intérêt, l'Europe risque de devenir un centre privé de puissance dans un monde où les puissances n'ont plus de centre. L'Inde, que Bruxelles souhaite attirer pour des raisons économiques et technologiques, ne peut être séduite par un continent qui juge ses choix énergétiques, décourage ses relations militaires et ne propose aucune alternative crédible.

Autonomie stratégique ou marginalisation

Si l'Europe veut survivre comme pôle autonome, elle doit sortir des incantations et entrer dans la construction concrète.

Cela signifie une capacité de défense indépendante, fondée sur une industrie militaire solide et une technologie qui ne dépend pas entièrement d'acteurs externes. Cela implique aussi de dialoguer avec les puissances émergentes sans conditionner toute coopération à l'adhésion à des sanctions occidentales.
Le polycentrisme n'est pas une anomalie à corriger, mais le terrain de jeu réel. L'Europe doit apprendre à bouger sans demander la permission, à parler avec l'Inde ou le Brésil sans imposer de lignes rouges, à rivaliser avec la Chine par la qualité de son innovation plutôt que par le protectionnisme. Elle doit aussi utiliser sa force normative comme une ressource, non comme un outil punitif.
 

L'enjeu du nouvel ordre mondial

L'unipolarité s'est dissipée, le multipolarisme n'explique plus une réalité où les domaines thématiques – énergie, technologie, finance – priment sur les blocs militaires.

Dans ce cadre, le partenariat indo-russe montre que le monde a choisi de ne plus se laisser choisir. Les puissances émergentes veulent compter, pas suivre. Et si l'Europe ne saisit pas cette transformation, elle risque de rester prisonnière d'une vision de l'ordre mondial qui n'a plus cours.

L’Europe face au monde polycentrique : agir ou disparaître

Le polycentrisme peut engendrer le chaos ou évoluer vers un équilibre dynamique.

Cela dépendra de ceux qui sauront se transformer. L'Inde le fait avec pragmatisme. La Russie l'utilise pour desserrer l'étau occidental. Les États-Unis tentent de l'adapter à leurs intérêts. L'Europe, elle, doit encore décider si elle veut être un centre d'influence ou la périphérie du nouveau système. Cette décision sera déterminante pour la prochaine décennie, car dans un monde polycentrique, personne ne laisse de place à ceux qui n'essaient pas de la prendre.
 

A propos de ...

Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. 
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