Management

L'intérêt managérial et stratégique de la controverse par Jean-Marie Carrara


Jacqueline Sala
Lundi 5 Mai 2025


Dans l'économie contemporaine, l'incertitude n'est plus un accident mais la matière même du management. Dans ce contexte, la controverse n'apparaît pas comme un obstacle à éviter, mais comme une énergie stratégique à canaliser. Philosophie, sociologie, psychologie et cindynique offrent des clés de lecture complémentaires pour saisir toute la richesse managériale de la controverse.



L'intérêt managérial et stratégique de la controverse par Jean-Marie Carrara

La controverse : un besoin pour faire progresser le savoir

Depuis Socrate et sa maïeutique jusqu'à Habermas et sa théorie de l'agir communicationnel, la controverse est conçue comme un processus vital pour l'émergence de la vérité, entendue non comme une abstraction distante, mais comme un savoir vivant en perpétuelle élaboration. 

Dans un cadre structurel, organisationnel, fonctionnel et communicationnel comme celui que doit piloter un dirigeant, acquérir du savoir, l'affirmer et l'actualiser n'est pas un exercice accessoire : c'est ce qui oriente durablement la trajectoire de l'organisation, façonne sa capacité à se situer, à se transformer et à durer.

La controverse : une nécessité pour la prise de décision éclairée

Ainsi, la controverse favorise l'élaboration de décisions mieux informées et plus résilientes. 

Dans l'action quotidienne d'un dirigeant, la maîtrise du langage est fondamentale : il échange, arbitre, oriente, et construit la dynamique collective par la qualité des mots et des raisonnements échangés avec ses équipes. 

À chaque instant surgit une tentation : celle de privilégier soit la puissance de la rhétorique — l'art de convaincre par la maîtrise du langage — soit la rigueur du raisonnement analytique

La controverse : une interrogation constante depuis la fin du haut Moyen Âge

Comment, dès lors, acquérir une vérité opérante et fiable ? 

Ce dilemme stratégique trouve une illustration fondatrice dans la controverse du Xe siècle entre deux intellectuels du monde arabo-islamique : Abū Saʿīd al-Sīrāfī, grammairien persan défendant la primauté de l'interprétation linguistique contextuelle à privilégier pour accéder à la vérité et au savoir, et Mattā ibn Yūnus, logicien chrétien formé à la tradition aristotélicienne, soutenant l'usage de la logique formelle comme moyen d'accéder à la vérité et au savoir. 

Leur affrontement éclaire un enjeu toujours actuel : faut-il ancrer la quête de vérité dans la subtilité vivante de la rhétorique ou dans l'abstraction rigoureuse de la logique ? 

Comprendre cette tension méthodologique permet aujourd'hui au dirigeant de mieux structurer son discernement et de piloter stratégiquement son organisation. Leur affrontement souligne que, dans toute organisation, les visions différentes sur le "langage" des faits et des chiffres peuvent, si elles sont confrontées méthodiquement, fonder des stratégies plus robustes et mieux adaptées.

Des outils modernes pour les dirigeants d’entreprise

Pour résoudre ce dilemme, le dirigeant peut s'appuyer sur les enseignements de la sociologie, de la psychologie et de la cindynique, qui offrent chacun des grilles d'analyse complémentaires permettant d'approfondir et de structurer l'usage stratégique de la controverse.

En sociologie, la controverse est vue comme un processus constitutif de la construction sociale de la réalité (Berger et Luckmann, 1966). Dans l'entreprise, elle permet d'explorer les incertitudes et d'élargir les horizons de pensée, en déconstruisant les certitudes acquises. Les théories de l'acteur-réseau, notamment exposées par Michel Callon dans Éléments pour une sociologie de la traduction (1986) et par Bruno Latour dans La science en action (1987), démontrent que les controverses, en articulant différents acteurs, savoirs et intérêts, dynamisent l'innovation. En les cultivant, les organisations renforcent leur capacité à s'adapter et à émerger comme leaders dans des environnements mouvants.

D'un point de vue psychologique, la controverse active des processus profonds : elle met en lumière les désirs, les craintes et les résistances individuelles et collectives. Freud (1920) a montré que le conflit est moteur de transformation psychique, tandis que Lacan (1966) souligne que le langage structure le désir et le malentendu. En contexte managérial, reconnaître ces dynamiques permet de mieux comprendre les émotions à l'œuvre dans les prises de position, et d'encadrer les controverses pour qu'elles nourrissent le changement plutôt qu'elles ne dégénèrent en affrontement destructeur.

La cindynique, science des dangers et des risques, propose cinq axes pour analyser la controverse dans une optique managériale. L'axe téléologique invite à évaluer si les controverses permettent de mieux ajuster les finalités stratégiques de l'organisation. L'axe axiologique examine les valeurs qui sous-tendent les prises de position et les désaccords, révélant ainsi des tensions éthiques ou culturelles parfois invisibles. L'axe déontologique interroge le respect des devoirs, des engagements et des responsabilités individuelles ou collectives dans la conduite du débat. L'axe statistique analyse la visibilité, l'accessibilité et la robustesse des données mobilisées par les différentes parties. Enfin, l'axe épistémologique questionne les modèles de compréhension eux-mêmes : Quelles hypothèses implicites structurent la controverse ? Quelles limites de validité ou de pertinence doit-on identifier ? En mobilisant ces cinq axes, le dirigeant transforme la controverse en un instrument de détection précoce des risques, de clarification des choix stratégiques et de renforcement de l'intelligence collective face aux crises.

Les échanges contradictoires : une exigence absolue trop souvent rejetée

Pour tirer pleinement parti de la controverse, les organisations ne doivent pas seulement la tolérer, mais l'intégrer stratégiquement au cœur de leur gouvernance. 

Créer des espaces sécurisés de débat contradictoire, former les managers à l'écoute active et à la valorisation des tensions productives, institutionnaliser l'analyse critique comme socle de la prise de décision : autant de leviers pour transformer la controverse en un levier de discernement stratégique, d'anticipation et d'agilité collective.

Pour aller plus loin

La gestion stratégique de la controverse, au-delà de son application immédiate, renvoie à une compétence managériale de haut niveau : savoir organiser l'incertitude sans en être paralysé. 

Dans cette perspective, la théorie de l'agir communicationnel de Jürgen Habermas offre un cadre théorique précieux : elle enseigne que la validité d'un argument ne repose pas uniquement sur sa cohérence logique, mais sur sa capacité à recueillir un assentiment rationnel dans un contexte de dialogue libre de toute contrainte.

Par ailleurs, l'analyse des controverses par la cindynique révèle un autre enseignement majeur : toute organisation doit apprendre à cartographier non seulement les risques techniques ou financiers, mais aussi les zones de fragilité cognitive qui résultent des conflits interprétatifs internes. 

Construire une culture de la controverse maîtrisée revient alors à bâtir une véritable "intelligence de crise" structurelle.

Références bibliographiques

  • Berger, P., Luckmann, T. (1966). La construction sociale de la réalité. Armand Colin.
  • Callon, M. (1986). Éléments pour une sociologie de la traduction. L'Année sociologique.
  • Freud, S. (1920). Au-delà du principe de plaisir. Presses Universitaires de France.
  • Habermas, J. (1981). Théorie de l'agir communicationnel. Fayard.
  • Lacan, J. (1966). Écrits. Éditions du Seuil.
  • Latour, B. (1987). La science en action. La Découverte.
  • ENS Éditions (2020). Langue, logique et philosophie dans l'Islam classique. OpenEdition Books,
    URL : https://books.openedition.org/enseditions/10320?lang=en

A propos de Jean-Marie Carrara

Source
Né en 1958 à Rabat (Maroc), Jean-Marie CARRARA a effectué toutes ses études à Lille (France). D’abord attiré par la santé de l’Homme, il devient Docteur en Pharmacie et diplômé de Biologie Humaine.
Comme la santé des entreprises et des organisations sont essentielles pour l’Homme, il compléta sa formation par un DESS d’Administration des Entreprises et un DESS de Finance et de Fiscalité Internationales.
Il est auditeur en Intelligence Economique et Stratégique à l'Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (JHEDN)"
Source www.sicafi.eu
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