Question de Droit

LA PROFESSION DU DROIT A L’ÉPREUVE DE L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE (IA). Par Olivier de Maison-Rouge

Par Olivier de Maison Rouge Avocat – Docteur en droit Directeur du MBA Stratégie d’intelligence juridique à l’EGE


Jacqueline Sala
Mercredi 4 Juin 2025


La pratique du droit, comme toute autre activité humaine, n’a pas échappé au défi de la « digitalisation » de l’économie , tout en demeurant un service de production de connaissances juridiques pointues. En conséquence de quoi, le conseil juridique n’est pas épargné non plus par cette mutation profonde qui affecte tous les métiers du droit. Il en est ainsi que chaque progrès : tout change, mais les permanences demeurent ; c’est le principe même d’une révolution au sens physique du terme. C’est pourquoi nous avons choisi d’illustrer préalablement notre propos par la célèbre citation du Guépard.



« Il faut tout changer pour que rien ne change »
In Le Guépard, de Luchino Visconti ( 1963


LA PROFESSION DU DROIT A L’ÉPREUVE DE L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE (IA). Par Olivier de Maison-Rouge
Cette « économie de la connaissance », dont l’intelligence artificielle générative (IAG) en est l’expression la plus couramment rencontrée, pose la question cardinale de l’accès pour le « client / consommateur », à la science juridique.
 
Quand auparavant les professionnels se complaisaient dans un droit trop souvent hermétique, reposant sur un langage souvent abstrait, renforçant d’autant leur prétendu avantage concurrentiel – quand il ne s’agit pas de professions réglementées à compétences réservées –, de nos jours, cet ordonnancement est profondément bouleversé, dès lors que le droit est devenu directement accessible. Les sites Internet service-public et légifrance avaient déjà été précurseurs – et ce depuis plusieurs décennies – permettant aux utilisateurs solutionner des questions juridiques simples par la diffusion exhaustive des textes en application de l’adage « nul n’est censé ignorer la Loi ».
 
Avec l’arrivée sur le marché du droit des legal tech, certains se rêvent à penser que l’algorithme répondra en lieu et place du sachant dûment diplômé. De même, la justice prédictive permet d’évaluer les chances et probabilités de succès devant les tribunaux, quand l’open law[[1]permet d’ores et déjà de disposer de différentes sources du droit.
 
Est-ce l’ubérisation du droit ou une forme de (r)évolution disruptive[[2]] ? Plus largement, faut-il appréhender le droit tel un service comme un autre, susceptible d’être soumis à la concurrence technologique et économique ?
 
L’avenir passe incontestablement par la maîtrise des outils technologiques. Il est néanmoins certains que les professionnels qui ne sauront pas user de ce nouvel outil s’effaceront naturellement. Pour utiliser une image provocatrice : si le boulier a été supplanté par la calculatrice pour les métiers du chiffre, elle a en substantiellement modifié la pratique. Pour autant, le métier existe toujours, mais le boulier a disparu.
 
 

[[1]]  Inscrit dans la Loi 2016-1321 pour la république numérique du 7 octobre 2016
[[2]] R. AMARO, « L’« Ubérisation » des professions du droit face à l’essor de la legaltech », Dalloz IP/IT, mars 2017, pp. 161-165

Open law vs smart law ?

La nouveauté – ou davantage la révolution pour l’activité libérale du conseil juridique – consiste dans le fait, désormais acquis, que les derniers robots sont davantage que des machines, mais de véritables « roseaux pensants », voire des outils « apprenants », car leur atout majeur provient du fait qu’ils s’enrichissent intellectuellement et gagnent en autonomie de pensée en absorbant les données fournies.
 
Ce faisant, ces robots dotés d’intelligence artificielle sont en mesure de restituer une analyse juridique en un temps limité, là où un humain se trouve à devoir consacrer un temps certain, pour une réponse parfois erronée, sinon parcellaire.
 
Dès lors, pourquoi ne pas s’affranchir purement et simplement de l’activité humaine ?
 
Plusieurs éléments, qui ne peuvent être que provisoires à ce stade de la réflexion, amènent à tempérer ce jugement.
 
Tout d’abord, il convient de relativiser l’avancée technologique en la matière. En effet, l’intelligence juridique artificielle, qui se nourrit d’une base de données juridiques, ne constitue pas en soi une rupture substantielle. L’open data juridique, lorsqu’elle sera véritablement effective, n’est pas une fin en soi et demeure seulement un matériau de base, largement accessible tant aux professionnels du droit qu’aux particuliers. Les textes et règlements rassemblés et immédiatement accessibles sur certains portails permettent déjà de se forger une première opinion, sans autre forme d’analyse.
 
Ensuite, aussi pertinents soient-ils, les résultats des legal bots [[1] ne sont probants qu’en fonction des paramètres préprogrammés, ou biais. Et encore faut-il savoir « prompter » pour s’éviter des « hallucinations »[[2]] . En réalité, malgré toute la précision voulue par leurs géniteurs, les legal bots ne peuvent qu’aborder des thématiques relativement théoriques, faute de prendre en considération l’aléa humain, qui constitue, en tout état de cause, le premier sujet du droit. Il en est ainsi de la responsabilité extracontractuelle établie sur des faits juridiques et, par conséquent, humains, et nullement sur des actes objectifs ou prévisibles.
 
En outre, l’anticipation juridique fera toujours défaut au robot, n’étant probablement pas en mesure d’intégrer dans ses calculs, un revirement de jurisprudence ou l’adoption d’un nouveau texte abrogeant un autre.
 
Enfin, il en va de même s’agissant de l’élaboration des rapports et actes contractuels qui, outre le fait qu’ils reposent là encore sur des considérations souvent subjectives, nécessitent une certaine dose d’inventivité. Au risque de devoir froisser certains praticiens, la technique contractuelle ne devrait pas se résumer, comme c’est trop souvent le cas, dans l’utilisation de trames ou de modèles préétablis (soit par des éditeurs juridiques, soit par des structures professionnelles d’exercice). Le travail n’est-il pas précisément de s’enrichir des connaissances acquises par l’expérience afin de produire des actes sur-mesure ? N’est-ce pas une forme de deep-learning qui doit être aussi humain que technique ? En pratique, malheureusement, de trop nombreux praticiens se contentent de reproduire des clauses vues ailleurs.
 
Or, l’homme et le robot font sensiblement jeu égal en matière de génération de documents juridiques. La digitalisation de la profession devrait donc conduire le juriste à se positionner sur le « droit augmenté », c’est-à-dire le smart knowledge juridique ou smart law,  à distinguer,  par opposition, de l’open law, aisément accessible à tout un chacun.
 
En ce sens, « l’avocat augmenté », orfèvre du sur-mesure, pourra largement se distinguer du robot prêt-à-penser, ce que ne manque pas de relever Kami Haeri, auteur d’un rapport remarqué sur l’évolution du métier d’avocat : « la proposition de valeur [des avocats] est proche de celle des métiers de l’artisanat d’art : un travail sur mesure, ultrapersonnalisé, dans lequel la réputation de l’avocat occupe une place importante. »[[3]]url:#_ftn3
 
 

[[1]] Déclinaison du chat bots, interface de dialogue professionnel en ligne
[[2]] Ou erreur d’analyse par l’IA qui parvient à une réponse faussée (et préjudiciable)
[[3]] K. Haeri (dir.), « Rapport sur l'avenir de la profession d'avocat », rapport remis au Ministre de la Justice, février 2017 

Intuitu personae et legal tech ?

Pour peu que les avocats sachent s’adapter, l’intelligence artificielle appliquée au droit constitue une avancée pour la profession
 
Une véritable organisation des activités afin d’externaliser partiellement celles-ci permettrait dès lors aux avocats de se concentrer sur les problématiques complexes, de se décharger de questions basiques, déléguées à l’intelligence artificielle du cabinet. Cette organisation, pour peu qu’elle soit bien administrée et acceptée par le client lui-même – qui parfois rechigne à se tourner vers une « machine » pour solutionner son cas – permettrait à l’avocat de se positionner davantage sur sa réelle plus-value : le conseil pur et la relation avec le client, autrement dit l’intuitu personae, là où l’intelligence artificielle est possiblement perfectible.
 
Sur le plan financier, à défaut de facturer des heures de rédaction d’actes (ou de conclusions), l’avocat offrirait un abonnement avec accès à une plateforme dédiée (et cybersécurisée !), notamment en raison du secret professionnel auquel il est astreint par son statut), moyennant une redevance les honoraires de conseil étant circonscrits aux activités le justifiant par nature. Dès lors, la croissance du cabinet ne serait plus indexée sur du chiffre d’affaires brut, mais sur la valeur ajoutée et la rentabilité du conseil, et ce au travers d’un gain de temps et d’énergie.
 
Ainsi donc une telle approche professionnelle n’exclut pas l’existence des legals bots et autres robots du droit, bien au contraire, elle en tire avantage. En ce sens, l’intelligence artificielle n’est pas destinée à se substituer à l’avocat, mais davantage à lui faire suivre une évolution qualitative, vers des prestations ciselées, laissant la quantité (et la masse) au robot.
 
C’est précisément dans cet esprit que les éditeurs juridiques ont décidé d’ouvrir leurs bases aux consommateurs avertis, là où leur offre était auparavant quasi exclusivement orientée vers les praticiens du droit [[1]] . Cela semble irriter certains professionnels, qui voient la marque d’une tendance sociétale à s’affranchir des contraintes ou à transgresser les codes d’une catégorie professionnelle exclusive [[2]] , pour aller vers ce que d’aucuns nomment « l’autojuridication », à l’instar de « l’automédication » [[3]] .
 
La profession d’avocat devrait donc leur emboîter le pas et suivre l’évolution naturelle de l’économie contemporaine où, face au low cost, de moindre facture, grand public et dont la marge, mécaniquement faible, se construit sur du volume, le milieu de gamme s’estompe au profit d’un produit ou d’un service premium, personnalisé, à haute valeur ajoutée.
 

[[1]] F. GIRARD DE BARROS, « Open access, open law : la guerre de Troie aura-t-elle lieu ? », Lexbase, Editorial, 23 févr. 2017
[[2]] Véritable nom de l’« ubérisation »
[[3]] N. MOLFESSIS, « L’autojuridication », JCP 2012, Doctr. 1292

A propos de l'auteur

Par Olivier de MAISON ROUGE
Avocat associé (Lex Squared) – Docteur en droit
Enseignant à l’Ecole de guerre économique (EGE) Directeur du MBA Management Stratégique et Intelligence Juridique
Dernier ouvrage publié « Gagner la guerre économique », VA Editions (mars 2022)
 Olivier de Maison Rouge est un avocat d'affaires spécialisé en intelligence économique et en protection du patrimoine informationnel. Il est docteur en droit et diplômé de Sciences Po. Son expertise porte sur la sécurisation juridique des secrets d’affaires et la veille stratégique**.
En plus de son activité d’avocat, il est auteur de plusieurs ouvrages de référence, dont "Le droit de l’intelligence économique" et "Le droit du renseignement".