Question de Droit

LES PRATICIENS DU DROIT ET L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE (IA). Entretien avec Olivier de Maison Rouge

Entretien avec Olivier de Maison Rouge Avocat – Docteur en droit Directeur du MBA Stratégie d’intelligence juridique à l’EGE


Jacqueline Sala
Vendredi 20 Juin 2025


L'IA est un assistant essentiel en matière d’accès aux ressources juridiques, qui constitue souvent le préalable du métier. Mais cela ne dispense pas de l’analyse. En revanche, cela signifie aussi qu’il faut savoir en user avec une certaine maîtrise car il s’agit néanmoins d’orienter les capteurs de l’outil et par conséquent cela nécessite bien souvent de connaître déjà la matière (et cela évite quelques mauvaises surprises sinon des hallucinations).




Quels usages faites-vous de l’IA au Cabinet ?

Très sincèrement, j’en fais quasiment un usage quotidien.
 
Disons que c’est pour moi un méga moteur de recherches pour l’accès aux sources juridiques pertinentes. Sur des sujets complexes sur lesquels je suis sollicité, cela permet en amont de cerner les problématiques et la plupart du temps les textes et règlementations applicables au cas soulevé.
 
Contrairement à certaines idées reçues, cela peut d’ailleurs tout aussi bien fonctionner sur les IA ouvertes (bases de données en accès libre) que sur les IA fermées (bases de données des éditeurs, en accès limité). Avec parfois des résultats plus précis sur les IA ouvertes, compte tenu de la surface exploitée. En effet, le volume et la variété des données fait évoluer le résultat.
 
C’est donc un assistant essentiel en matière d’accès aux ressources juridiques, qui constitue souvent le préalable du métier. Mais cela ne dispense pas de l’analyse.
 
En revanche, cela signifie aussi qu’il faut savoir en user avec une certaine maîtrise car il s’agit néanmoins d’orienter les capteurs de l’outil et par conséquent cela nécessite bien souvent de connaître déjà la matière (et cela évite quelques mauvaises surprises sinon des hallucinations).
 
Mais au-delà, c’est également un formidable assistant pour la rédaction de mémos et de synthèses juridiques, ce qui génère un gain de temps indéniable. En cela, l’IA est une véritable évolution pour nos métiers. In fine, elle permet de résoudre en partie l’équation : temps / réponse juridique appropriée / satisfaction du client / rentabilité.
 
Enfin, parmi mes usages, je me sers également de l’IA pour résumer des textes juridiques, des décisions de Justice - non seulement pour moi-même - mais aussi à destination des clients qui perçoivent ainsi une meilleure compréhension de certains sujets de droit, « délestés » du côté hermétique ou trop souvent inaccessible en termes d’intelligibilité des sources. Ceci notamment pour éviter des erreurs d’interprétation que commet parfois l’humain (sachant ou béotien).
 
Un regret toutefois pour le rédacteur d’actes que je suis, l’IA offre à ce jour encore peu de performance en matière de rédaction de contrats et documents juridiques. Il en est de quasi toutes les IA juridiques que j’ai pu tester. Tout au plus parvient-on à obtenir la rédaction de courriers ou de clauses. C’est un point d’amélioration attendu. A cet égard, il faut déplorer que l’IA reste essentiellement « conversationnelle ».
 

Quelles sont les limites posées par le secret professionnel ?

C’est un point d’attention cardinal compte tenu de l’obligation déontologique qui pèse sur les professionnels du droit.
 
En effet, rappelons au préalable que le secret professionnel – dont la divulgation est pénalement sanctionnée- est d’abord institué pour préserver le lien de confiance avec un client, et assurer à celui-ci que les éléments de sa défense ou le conseil prodigué par le sachant ne soit pas connu des tiers.
 
Ce faisant, comme tout support utilisé par un professionnel du droit, l’IA comprend notamment des failles sur cette obligation, le cas échéant. Cela reste avant toute chose un programme informatique, nourri par des données qu’il va extraire ou qu’on lui confie, et qui sont hébergées en un lieu physique (car un serveur reste un support corporel).
 
En conséquence, il convient de veiller aux règles régissant la souveraineté et la gouvernance numérique, à savoir d’avoir le contrôle sur les données et ne pas les rendre accessibles à des tiers non autorisés. Il faut donc s’assurer que les données générées ne soient pas hébergées sur des serveurs soumis à des ingérences règlementaires ou de toute autre nature, comme nous pratiquons déjà à l’égard de nos outils numériques.
 
C’est aussi prendre soin de ne pas divulguer des informations sensibles sur des outils non maîtrisés. Cela vaut tant pour les noms des clients / parties, les problématiques juridiques énoncées, les données à caractère personnel plus généralement.
 
 

Quelles sont les limites déontologiques auxquelles vous vous heurtez ?

En lien avec ma réponse ci-dessus, cela signifie qu’il faut être en capacité de prompter selon l’usage et les besoins. Autrement dit, c’est d’utiliser l’IA différemment selon le type de support employé.
 
Ainsi, il m’arrive parfois d’utiliser des IA grand public, gratuites et souvent ouvertes. Ne pouvant alors assurer la confidentialité des données ni le respect du secret professionnel, je m’efforce de prompter sans communiquer ni nom, ni problématique juridique associée à des données sensibles. Cela demande un peu plus de doigté.
 
A l’inverse, même si j’utilise une IA fermée, en principe souveraine (dont les données ne sont pas accessibles aux tiers ni ne nourrissent elles-mêmes la base de données de l’outil), je prends néanmoins soin de ne pas exposer les données du Cabinet. Je cloisonne dès lors les usages et les outils.
 
En résumé, dans tous les cas de figure je n’implémente jamais un outil d’IA sur les données confidentielles du Cabinet, en revanche, je procède à une utilisation externe de l’IA dont j’extraie ensuite le résultat pour l’intégrer au dossier. La manipulation peut s’avérer plus lourde, mais elle me semble répondre davantage aux obligations déontologiques.
 

Pensez-vous devoir informer le client de l’usage de l’IA dans le traitement de son dossier ?

C’est en effet une véritable interrogation. A mon sens, il ne faut pas confondre les moyens et la finalité du métier. L’IA au fond reste un moyen qui sert la même finalité : satisfaire le niveau d’information du client. Ce dernier doit-il pour autant connaître les moyens utilisés ?
 
J’ai bien peur de devoir vous faire une réponse de Normand : peut-être bien que oui, peut-être bien que non.
 
En réalité c’est selon la matière, le besoin du client et la nécessaire transparence. Ici encore, le lien repose sur la confiance. Je pense que le client doit savoir les sources utilisées (comme auparavant finalement), mais doit-on communiquer sur les outils utilisés ? et avec quel niveau de responsabilité ?
 
Il peut donc effectivement être porté à la connaissance du client l’usage de l’IA, mais pour autant cela change-t-il la nature de la relation professionnelle ? N’est-ce pas le professionnel du droit qui est « augmenté » davantage que le support utilisé qui aura été challengé avec pertinence par son utilisateur ?
 
En l’état, il n’existe pas d’obligation déontologique même si une réflexion a été lancée par le Conseil National des Barreaux. Nous verrons ce que décide la profession.
 
Pour ma part, je ne crains pas de devoir en aviser le client.
 

Quelles conséquences a l’IA sur les honoraires ?

Précisément, l’équation demeure la même : satisfaction du besoin exprimé / rapidité d’exécution / rentabilité.
 
Mais cela doit interroger sur le principe de la facturation à l’heure. Cela n’a effectivement plus lieu d’être à l’ère de l’IA. Mais l’IA induit aussi un coût qui est loin d’être neutre.
 
Par conséquent, à mon sens, l’IA n’a pas vocation à conduire à une baisse des honoraires. Ce n’est qu’un moyen supplémentaire de performance, gage de la rémunération.
 

Merci Olivier de Maison Rouge d'avoir répondu à nos questions.

Par Olivier de MAISON ROUGE
Avocat associé (Lex Squared) – Docteur en droit

Enseignant à l’Ecole de guerre économique (EGE) Directeur du MBA Management Stratégique et Intelligence Juridique
Dernier ouvrage publié « Gagner la guerre économique », VA Editions (mars 2022)
 Olivier de Maison Rouge est un avocat d'affaires spécialisé en intelligence économique et en protection du patrimoine informationnel. Il est docteur en droit et diplômé de Sciences Po. Son expertise porte sur la sécurisation juridique des secrets d’affaires et la veille stratégique.
En plus de son activité d’avocat, il est auteur de plusieurs ouvrages de référence, dont "Le droit de l’intelligence économique" et "Le droit du renseignement".