STRATEGIES

La difficile quête d’une guerre économique européenne unie. Une longue histoire...

Par Giuseppe Gagliano, Cestudec


Jacqueline Sala
Dimanche 27 Juillet 2025


A l'heure où Ursula von der Leyen et Donald Trump se rencontrent pour tenter d’éviter une guerre commerciale entre l’Union européenne et les États-Unis, il nous a semblé utile de revenir sur les relations ambiguës entre les Etats-Unis et l'Europe. Aujourd'hui les rapports de force économiques dictent les règles du jeu, l’Europe peine à parler d’une seule voix. Quelles sont les fractures qui minent l’Union européenne face aux défis de la guerre économique ?



La difficile quête d’une guerre économique européenne unie. Une longue histoire...
Christian Harbulot, directeur de l’École de Guerre Économique et auteur d’un texte publié par le CR451, nous plonge dans les coulisses d’une ambition avortée : celle d’une coopération franco-allemande pour contrer les assauts économiques de puissances extérieures. Son récit, ancré dans les années 2000, résonne encore aujourd’hui comme un avertissement.

Source : Harbulot Christian, « L’illusion blindée. France et Allemagne, entre coopération militaire et guerre économique », CR451 – École de Pensée sur la Guerre Économique, 21 avril 2025

Tout commence par une initiative audacieuse : un colloque au Parlement européen, organisé par des députés allemands, pour décrypter le système Echelon, cet outil d’espionnage massif orchestré par les États-Unis.
Le débat s'élargit aux manœuvres d’influence étrangère, ces opérations subtiles qui fragilisent les entreprises européennes.

L’idée est séduisante : dépasser l’espionnage pour contrer les stratégies d’influence globales. Dans la foulée, une rencontre plus confidentielle à Stuttgart, avec le Landesamt für Verfassungschutz, révèle une prise de conscience allemande. Les responsables, lucides, déplorent l’apathie européenne face aux puissances comme les États-Unis, qui jouent sans vergogne de leur influence économique.
 

Pourtant, ce qui aurait pu être le germe d’une alliance franco-allemande se heurte à un mur

Les tensions sont. palpables. Les Allemands, fins stratèges, maîtrisent l’art de l’influence normative. Ils l’ont prouvé en imposant leurs standards, comme en 2013 avec les bornes de recharge pour voitures électriques. Les Français, eux, s’accrochent à leurs bastions, comme le poste de directeur de la sûreté chez Airbus, perçu comme un pré carré intouchable. Ces méfiances mutuelles, héritées d’une histoire complexe, empoisonnent toute tentative de front commun.

Le constat est cruel : l’Europe, riche de ses diversités, est paralysée par ses rivalités internes.
Les Allemands, avec leurs logiques d’encerclement de marché, déstabilisent leurs voisins français.
Les Français, en retour, agacent par leur réflexe protectionniste. Lors d’une réunion sous l’égide d’Edith Cresson, l’industrie chimique française s’est plainte de l’hégémonie allemande sur les normes européennes. Plus grave encore, les initiatives de réflexion, comme celles des députés allemands au Parlement européen, excluent souvent les Français, privant l’Europe d’une stratégie coordonnée face à l’agressivité commerciale asiatique ou américaine.
 

Une compétition interne qui fragilise l'Europe

Une fusion des cultures française et allemande dans la guerre économique aurait pu changer la donne.
Imaginez : la rigueur allemande alliée à l’audace française pour contrer les économies conquérantes.
Mais la réalité est plus prosaïque. Les deux nations se livrent une guerre larvée pour des contrats internationaux, des marchés émergents ou des appels d’offres dans l’armement. Cette compétition interne, loin de renforcer l’Europe, la fragilise face à des adversaires qui, eux, ne s’embarrassent pas de divisions.

Le texte de Christian Harbulot, publié par le CR451, n’est pas qu’un retour d’expérience. C’est un appel à repenser l’Europe comme un acteur économique offensif. À l’heure où la Chine et les États-Unis redessinent les équilibres mondiaux, l’Union européenne doit-elle rester un géant économique aux pieds d’argile ? La réponse, hélas, reste en suspens.
 

La guerre économique à l’ombre des échiquiers invisibles

Les conquêtes territoriales ont cédé la place aux batailles pour les parts de marché.
Christian Harbulot, dans son ouvrage La guerre économique et la problématique du renseignement publié par le CR451, nous invite à plonger dans les méandres d’une lutte silencieuse mais féroce. Cette guerre économique, menée sur des « échiquiers invisibles », redéfinit les rapports de force mondiaux.

Loin des projecteurs médiatiques, elle mobilise des stratégies d’influence, des réseaux camouflés et une maîtrise de l’information qui échappent souvent aux regards. Les dynamiques historiques et contemporaines de cette guerre sont analysées, tout en pointant les failles d’une Europe et d’une France encore à la traîne dans l’art du renseignement économique.
 

Mais qu’est-ce qu’un échiquier invisible ?

L’histoire est un guide précieux. Dès le XIXe siècle, les conquêtes commerciales supplantent les ambitions territoriales.

L’Allemagne de Bismarck, en quête d’une place mondiale, mobilise ses acteurs économiques dans une logique géostratégique, tandis que le Japon de l’ère Meiji industrialise à marche forcée pour échapper à la colonisation occidentale. Ces deux nations, vaincues en 1945, transforment leur énergie militaire en puissance économique, non pas par simple reconversion, mais parce que leur culture offensive était déjà ancrée. Ce n’est pas un hasard si, aujourd’hui, elles rivalisent avec les États-Unis sur l’échiquier économique. Leur succès ne repose pas sur un « laissez-faire » économique, mais sur une mobilisation collective, où l’État, les entreprises et les réseaux d’information s’entrelacent dans une stratégie concertée.

Mais qu’est-ce qu’un échiquier invisible ?
C’est là que réside le cœur de la réflexion. Ces arènes, où se jouent des affrontements économiques, échappent aux doctrines officielles des conflits. Christian Harbulot cite le discours de Bill Clinton sur la sécurité économique, qui place les intérêts économiques américains au centre de la politique étrangère. Ce positionnement, peu relayé en France, révèle l’existence de rapports de force économiques mis sous silence dans les relations internationales.

Pourtant, la France, prisonnière d’une vision idéalisée du libre marché, peine à reconnaître ces dynamiques.
Pourquoi ce silence ? On y décèle l’emprise d’un discours dominant, qui présente la loi du marché comme une vérité universelle, divisant le monde en « bons » (ceux qui respectent les règles) et « méchants » (ceux qui les contournent).
Cette dichotomie, simpliste, masque les manœuvres des puissances anglo-saxonnes, dont les cabinets d’audit, de conseil et de notation influencent les marchés mondiaux, souvent au service d’intérêts nationaux déguisés.

Le camouflage est l’arme des maîtres de cette guerre.

Les grandes puissances – États-Unis, Japon, Allemagne – orchestrent leurs offensives.
Les Américains adaptent des concepts militaires comme le C4I (Command, Control, Communication, Intelligence) au secteur privé.
Les Japonais s’appuient sur des réseaux hérités de l’ère Meiji, mêlant État, conglomérats et même yakuzas.
Les Allemands, eux, misent sur des fondations et instituts techniques, financés par les Länder et les entreprises, où d’anciens agents du BND se recyclent.

Ces dispositifs, souvent opaques, collectent une information majoritairement ouverte, mais c’est son exploitation stratégique qui fait la différence. Les tactiques sont subtiles : pressions diplomatiques pour décrocher un contrat, entrisme dans des organisations humanitaires pour prospecter des marchés, ou encore manipulation des normes pour dominer un secteur.

Face à cette guerre de l’ombre, l’Europe apparaît comme un terrain de jeu pour les géants américain et asiatique.
Le constat est clair :  l’incapacité des Européens à s’organiser. Les rivalités franco-allemandes, héritées d’une histoire conflictuelle, freinent toute synergie. Les Allemands excellent dans l’influence normative, comme lorsqu’ils imposent leurs standards pour les bornes de recharge électrique. Les Français, eux, protègent jalousement leurs bastions, comme chez Airbus.

Ce manque de cohésion pénalise l’Union européenne, incapable de contrer les lobbies extra-européens ou la montée de l’illégalité économique. Pourtant, une lueur d’espoir émerge en 1994, lorsque la Commission européenne adopte le concept français d’intelligence économique. On peut y voir une chance : structurer les échanges d’information, discipliner les États membres, et bâtir une politique économique commune.
Mais cette ambition reste embryonnaire, entravée par des divergences politiques et culturelles.
 

Le renseignement, au cœur de cette guerre, doit lui aussi évoluer.

Trois mutations sont nécessaires.

D’abord, les politiques doivent intégrer le renseignement dans leurs décisions, abandonnant l’intuition pour une analyse informée des multiples échiquiers (géopolitique, économique, culturel).

Ensuite, les élites intellectuelles doivent dépasser la dichotomie entre connaissance (associée au progrès) et renseignement (lié à la raison d’État). L’exemple du test du SIDA, où la France gagne une victoire morale mais perd le bénéfice financier face aux Américains, illustre cruellement ce décalage.

Enfin, les services de renseignement doivent se réinventer : gérer l’explosion de l’information, privilégier les sources ouvertes, et collaborer avec le privé.

La France, en particulier, souffre d’un retard culturel. Ses institutions, cloisonnées et marquées par une culture régalienne, peinent à s’adapter à la guerre de l’information. Les décideurs, formés à la gestion mesurable, négligent les affrontements indirects. Une nouvelle culture stratégique soit s'imposer, inspirée des philosophies asiatiques comme le taoïsme, qui privilégient l’adaptation et la domination par l’influence plutôt que la destruction. Le Japon, pionnier dans l’usage de l’information comme levier économique, est un modèle. Les États-Unis eux-mêmes, avec le rapport Japan 2000, ont cherché à percer ce secret.

En définitive, il s’agit de faire face à une urgence : repenser le renseignement comme une fonction globale et collective, au service de la guerre économique du temps de paix. Cette guerre, loin des champs de bataille traditionnels, se joue dans les réseaux, les normes, les contrats. L’Europe, pour y survivre, doit surmonter ses divisions et adopter une intelligence économique digne de ses ambitions. Sinon, elle restera un échiquier où d’autres imposent leurs règles.
 

A propos de Giuseppe Gagliano

 

Vers un nouvel ordre numérique ? GAFAM sous pression, souveraineté européenne en question.
Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l'accent sur la dimension de l'intelligence et de la géopolitique, en s'inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l'École de Guerre Économique (EGE).
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/ et avec l'Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l'Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/
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