
Une diplomatie d'équilibre entre puissances rivales
La politique étrangère de l'Inde se distingue par une capacité rare à naviguer entre blocs rivaux, sans s'enfermer dans une alliance exclusive. Loin d'être une simple stratégie opportuniste, cette approche repose sur une logique profondément enracinée dans la tradition diplomatique de l'Inde indépendante.
L'accord commercial bilatéral entre le Royaume-Uni et l’Inde , salué à Mumbai lors de la visite du Premier ministre britannique , en est une illustration concrète. Cet accord prévoit une réduction des tarifs douaniers, un meilleur accès au marché pour les entreprises indiennes et britanniques et une hausse potentielle des échanges bilatéraux de 25,5 milliards de livres sterling d'ici 2040.
Pour Londres, il s'agit de renforcer son ancrage économique dans l'Indo-Pacifique. Pour New Delhi, c'est une manière de diversifier ses partenariats stratégiques au-delà des États-Unis et de l'Union européenne, tout en affichant son poids diplomatique croissant.
Des relations économiques ouvertes, mais sélectives
La stratégie de Modi repose sur une architecture de partenariats multiples.
Avec le Royaume-Uni, il mise sur des investissements bilatéraux — estimés à 1,3 milliard de livres sterling pour la seule année à venir — ainsi que sur des coopérations dans l'intelligence artificielle, l'innovation et les chaînes d'approvisionnement vertes. En parallèle, l'Inde développe une coopération étroite dans le domaine naval et militaire, notamment par des accords sur le sauvetage de sous-marins et le soutien logistique à la flotte australienne dans l'océan Indien. Ces dynamiques s'inscrivent dans le cadre du dispositif de coopération stratégique conçu comme contrepoids à la Chine dans l'Indo-Pacifique.
Mais en parallèle, New Delhi refuse d'adopter une posture strictement alignée. Sur la question sensible des importations de pétrole russe, Keir Starmer, Premier ministre du Royaume-Uni depuis le 5 juillet 2024, a confirmé que des divergences subsistaient. Narendra Modi, Premier ministre de l’Inde, n'a jamais caché que ses choix énergétiques répondent avant tout à des considérations nationales. L'Inde est aujourd'hui le premier acheteur de pétrole russe à prix réduit, couvrant environ 40 % de ses besoins en brut, ce qui lui a permis d'économiser des milliards de dollars depuis le début de la guerre en Ukraine.
La Russie, un partenaire stratégique maintenu
Tandis que Londres signe un contrat pour la fourniture de missiles multirôles d'une valeur de 350 millions de livres sterling, l'Inde poursuit ses exercices conjoints avec la Russie dans le cadre d'« Indra 2025 », axés sur la lutte antiterroriste et la coopération opérationnelle.
Historiquement dépendante de Moscou pour une grande partie de son équipement militaire, New Delhi a certes diversifié ses fournisseurs, y compris avec les Etats-Unis, mais elle continue de considérer la Russie comme un partenaire essentiel pour maintenir un équilibre stratégique dans la région.
Cette position reflète une doctrine non alignée modernisée : l'Inde ne souhaite pas rompre avec Moscou malgré la pression croissante des puissances occidentales. Elle cherche plutôt à tirer parti de sa position centrale pour obtenir des avantages économiques et militaires tout en évitant d'être entraînée dans une logique de blocs antagonistes.
Une diplomatie pragmatique face aux tensions globales
Cette approche s'exprime également à travers l'usage des monnaies alternatives pour contourner les sanctions occidentales. En reprenant ses paiements de pétrole russe en yuans chinois, l'Inde s'inscrit dans un mouvement de dédollarisation qui renforce sa marge de manœuvre financière tout en consolidant sa souveraineté économique. Loin de signifier un alignement sur Pékin, cette stratégie illustre la volonté de New Delhi d'agir selon ses propres intérêts, y compris lorsqu'ils entrent en friction avec ses partenaires occidentaux.
Dans le même temps, l'Inde poursuit sa modernisation militaire et ses programmes nucléaires, tout en renforçant la coopération avec ses partenaires du Quad. Cette dualité — ouverture économique à l'Occident, partenariats sécuritaires multiples et maintien de liens stratégiques avec la Russie — est au cœur de la géométrie variable de la diplomatie de Modi.
Une puissance autonome dans un monde fragmenté
Cette stratégie reflète un choix délibéré : rester une puissance autonome dans un système international fragmenté. Contrairement à d'autres États émergents, l'Inde refuse de s'inscrire dans une dépendance exclusive vis-à-vis de Washington, de Moscou ou de Pékin. Elle cherche plutôt à maximiser sa capacité d'arbitrage entre les pôles de puissance, en combinant opportunités économiques, autonomie stratégique et influence régionale croissante.
Ce jeu d'équilibre n'est pas sans risque : il exige une grande habileté diplomatique et une capacité à gérer des contradictions parfois fortes entre partenaires. Mais il donne à New Delhi une marge de manœuvre exceptionnelle dans un contexte géopolitique où la plupart des États sont contraints de choisir un camp.
L'Inde, elle, se réserve le droit de tracer sa propre voie.
A propos de...
Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l'accent sur la dimension de l'intelligence et de la géopolitique, en s'inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l'École de Guerre Économique (EGE).
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/ et avec l'Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l'Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/
La responsabilité de la publication incombe exclusivement aux auteurs individuels.