Intelligence des Risques

La tyrannie douce de la transparence : comment Washington a mis la planète audit sous surveillance.

Par Guiseppe Gagliano, Cestudec


Jacqueline Sala
Jeudi 22 Mai 2025


Dans le théâtre globalisé de la guerre économique, les États-Unis ne sont pas simplement une superpuissance militaire ou technologique : ils sont devenus les architectes d’un empire normatif, utilisant leur droit comme levier d’influence et d’espionnage stratégique. À l’heure où les données comptables et les audits deviennent des mines d’or informationnelles, Washington s’arroge le droit de perquisition intellectuelle sur les comptes de toutes les entreprises opérant dans le giron de ses intérêts, avec la complicité passive – voire volontaire – de ses alliés occidentaux.



La tyrannie douce de la transparence : comment Washington a mis la planète audit sous surveillance.
Cette mécanique de domination, longtemps invisible, éclate aujourd’hui dans toute sa brutalité à travers
l’extraordinaire extension de la loi Sarbanes-Oxley et du PCAOB.

 

Quand la loi devient une arme : la colonisation juridique américaine

Tout commence avec un scandale typiquement américain : Enron. Cette multinationale, icône de la réussite entrepreneuriale texane, s’effondre en 2001 dans un fracas de tricheries comptables et de sociétés écrans. Le séisme est tel qu’il emporte avec lui Arthur Andersen, un des cabinets d’audit les plus respectés de la planète. En réponse, le Congrès adopte en 2002 la loi Sarbanes-Oxley (SOX), supposée restaurer la confiance des investisseurs. Derrière la façade vertueuse de la transparence, se cache en réalité une infrastructure normative destinée à étendre l’emprise des États-Unis sur les systèmes comptables mondiaux.
 
Au cœur de ce dispositif, le PCAOB (Public Company Accounting Oversight Board), bras armé de la SEC, se donne pour mission de régenter tous les cabinets d’audit, y compris ceux situés à l’étranger, dans un pur geste d’impérialisme juridique.
L’argument ? Toute société ayant une filiale ou des titres négociés sur le sol américain est soumise à cette surveillance.
 

La France, comme de nombreux pays européens, a fini par accepter

En 2013, le Haut Conseil du commissariat aux comptes (H3C) signe deux conventions avec le PCAOB. L'une concerne les échanges d’informations, l’autre autorise des inspections conjointes sur le territoire français. Une rupture juridique manifeste avec les principes énoncés dans le droit français, notamment l’article 1er de la loi de 1968 dite « de blocage », qui interdit la communication de données stratégiques à des puissances étrangères sans autorisation préalable.
 
À l’époque, des voix courageuses au sein de l’État – comme Olivier Buquen, Claude Revel ou Floran Vadillo – tirent la sonnette d’alarme. Ils dénoncent une brèche ouverte dans la souveraineté économique française, pointant le risque de captation de secrets industriels au profit de l’administration américaine. Mais le gouvernement, paralysé par le complexe d’infériorité transatlantique, sacrifie l’intérêt national sur l’autel de la coopération politique.
 

Les grandes oreilles de l’audit : quand l’intelligence économique change de camp

Depuis la signature des accords, plusieurs géants de l’audit français (EY, KPMG, PwC, Mazars) ont été inspectés par le PCAOB. Ce dernier peut désormais réclamer l’intégralité des documents ayant servi à établir les audits – une porte grande ouverte sur les entrailles financières de dizaines d’entreprises françaises. Mieux encore (ou pire) : selon les termes mêmes de la convention, ces informations peuvent être transmises à un large spectre d’autorités américaines, du procureur général à la SEC, en passant par des agences de régulation fédérales.
 
L’ensemble s’inscrit dans une architecture juridique conçue pour siphonner les données sensibles à l’abri du secret judiciaire américain : le Patriot Act, le FISA, ou encore la section 314 (a) du département du Trésor permettent de partager les informations reçues par des entités publiques, comme le PCAOB, avec les services de renseignement. On assiste ainsi à la transformation silencieuse d’une autorité de régulation en vecteur d’intelligence économique au service de l’Amérique.
 

Bruxelles complice, malgré Snowden et Schrems

À Bruxelles, le silence est assourdissant. Malgré les révélations explosives d’Edward Snowden sur l’espionnage massif des communications européennes, la Commission européenne renouvelle en 2013 l’« équivalence » accordée au PCAOB, facilitant la poursuite des inspections. Le tout cinq jours après que le monde entier ait découvert l’ampleur du programme PRISM de la NSA.
 
Même la CJUE, qui invalide en 2015 le programme Safe Harbor à la suite du recours de Max Schrems contre Facebook, ne parvient pas à infléchir cette complaisance envers Washington. À aucun moment, les autorités européennes ne remettent en cause la légitimité du PCAOB. Le dogme du libre-échange et de la coopération réglementaire prime sur la lucidité stratégique.
 

Un PCAOB en uniforme : la 18e agence de renseignement ?

Faut-il rappeler que le premier président du PCAOB, William Webster, fut directeur du FBI et de la CIA ? Ou que son successeur, William Duhnke III, est un ancien officier de la Navy ayant fait carrière au Sénat ? Ce pedigree interroge. Le profil des dirigeants du PCAOB illustre une chose : la frontière entre contrôle financier et renseignement stratégique n’existe plus.
 
Dans ce contexte, l’Union européenne, loin d’être une entité souveraine, agit comme un cheval de Troie consentant, livrant aux États-Unis ses secrets industriels au nom d’un partenariat transatlantique devenu, de fait, un rapport de subordination.
 

L’heure du réveil stratégique

En 2020, Josep Borrell appelle dans un discours retentissant à réapprendre le « langage de la force ». Mais comment prendre ce discours au sérieux lorsque les institutions européennes elles-mêmes entretiennent, par inaction ou lâcheté, des mécanismes de dépendance qui fragilisent l’autonomie stratégique du continent ?
 
Le cas du PCAOB est emblématique d’un impérialisme normatif qui utilise le droit comme cheval de Troie. Le prétexte de la lutte contre la fraude financière masque une logique de prédation, parfaitement orchestrée, qui transforme les partenaires économiques des États-Unis en fournisseurs dociles d’intelligence économique.
À l’heure où la compétition géoéconomique s’intensifie entre Pékin et Washington, l’Europe doit enfin choisir : souveraineté ou servitude.

 

A propos de l'auteur

Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l'accent sur la dimension de l'intelligence et de la géopolitique, en s'inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l'École de Guerre Économique (EGE)
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/ et avec l'Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l'Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/