STRATEGIES

Le Réarmement Français : Un Défi de Financement au Cœur de la Souveraineté


David Commarmond
Samedi 2 Août 2025


Dans un contexte géopolitique de plus en plus tendu, la France doit renforcer sa Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) pour garantir sa souveraineté. Le 20 mars 2025, une réunion a marqué une étape clé dans la mobilisation des acteurs publics et privés pour financer ce réarmement. Avec la Loi de Programmation Militaire (LPM) 2024-2030 et ses 413,3 milliards d'euros, l'enjeu est clair : produire plus et plus vite pour répondre aux menaces actuelles.



La Voix des Acteurs : Lumières et Ombres du Financement Défense

Le Réarmement Français : Un Défi de Financement au Cœur de la Souveraineté
Le récent Paris Air Forum a réuni des experts pour débattre du thème brûlant : "Le financement de la BITD est-il enfin sécurisé ?". Ce débat a mis en lumière les réalités de terrain, souvent en décalage avec les grandes annonces politiques, tout en confirmant une inflexion majeure.

 
La Fragilité Structurelle des PME et ETI de la BITD

La BITD française ne se résume pas aux neuf grands groupes d'envergure mondiale ; elle est un écosystème complexe regroupant quelque 4 500 entreprises, dont un vaste réseau de sous-traitants et fournisseurs constitué d'environ 4 500 start-up, PME et ETI, parmi lesquelles 800 sont identifiées comme stratégiques ou critiques.
 
Ces entreprises représentent 220 000 emplois directs et indirects
.Cependant, une étude menée par l'Observatoire économique de la défense (OED) et la DG Trésor en 2024 a révélé une structure financière plus fragile pour ces PME et ETI de la BITD, caractérisée par des marges plus faibles, un endettement plus élevé et une potentielle sous-capitalisation.
 
Benoît Laroche de Roussane, Directeur de l'Industrie de Défense de la DGA, l'a confirmé : "
Ces entreprises sont en moyenne un peu plus endettées que leurs équivalents purement public, plus faibles en fonds propres, et ont une rentabilité un peu inférieure. C'est une base relativement fragile et qui a des problématiques de financement".Un enjeu majeur réside dans la trésorerie et les délais de paiement au sein de la chaîne de sous-traitance.
 
L'expérience de Stephanbastien Mancinine, patron de L'Air, une entreprise de drones en forte croissance, est éloquente : pour un contrat à l'export, il a dû contacter "19 banques avant d'avoir une acceptation" : cela souligne la difficulté, même pour des acteurs prometteurs, d'accéder rapidement au crédit.
 
La Révolution Silencieuse des Critères ESG et de la "Létalité"
 
Longtemps, le secteur de la défense a été pénalisé par les critères et une lecture restrictive des notions d'Investissement Socialement Responsable (ISR) et les considérations ESG (Environnemental, Social et Gouvernance), poussant certains investisseurs à se détourner de l'armement. Jean-Louis Girodol, directeur général de Lazard Frères, a souligné un changement d'état d'esprit : "l'ESG recule à mesure que le front avance".
  
Ce recul est concomitant à une clarification au niveau national et européen. Le label ISR en France, revu fin 2023, n'interdit pas le financement de la défense, excluant uniquement les armements dits "controversés" au sens des conventions internationales (armes chimiques, biologiques, mines antipersonnel)
.
 
L'Autorité européenne des marchés financiers (ESMA) a également précisé en décembre 2024 cette définition des armes "controversées", la circonscrivant strictement aux interdictions internationales
. Marwan Lahoud, partenaire chez Messier Associés, a plaidé pour sortir du débat "stupide" sur les armes "létales" et "non létales", arguant : "ce n'est pas l'arme qui tue, c'est celui qui porte l'arme". Il a insisté sur la nécessité de moraliser l'usage des armements, plutôt que l'objet lui-même.

De plus, la
dualité des entreprises de la BITD est une réalité : en moyenne, une entreprise de la BITD ne réalise que moins de 20% de son chiffre d'affaires pour le secteur de la défense. L'Air en est un parfait exemple, ayant commencé dans le civil avant de basculer à 80% dans la défense. Cette dualité rend l'exclusion du secteur de la défense par principe souvent illogique et contre-productive.
 
L'Impératif des Commandes Concrètes et des Business Plans pour les Investisseurs
 
La mobilisation des acteurs financiers, qu'ils soient publics ou privés, est tangible. Le Groupe Caisse des Dépôts et Consignations affiche une exposition de 40 Md€, Bpifrance a doublé ses investissements en cinq ans (passant de moins de 600 M€ à 1,2 Md€), les fonds d'investissement non cotés ont apporté 4 Md€, et les six plus grandes banques françaises accompagnent le secteur à hauteur de 37 Md€. Malgré cet afflux de capital, la condition sine qua non pour attirer les investisseurs reste la visibilité et la concrétisation des commandes.
 

Stephanbastien Mancinine a insisté sur ce point : "un investisseur il est attiré par un projet quand il voit que il y a un business plan avec des commandes". Les exemples de succès de levées de fonds pour des entreprises de drones allemandes et portugaises sont directement liés à des commandes massives de leurs gouvernements. Le message est clair : l'argent suit les projets tangibles. Le Président de la République a appelé à "produire plus et plus vite", et la LPM 2024-2030 prévoit un investissement historique, avec 268 milliards d'euros pour les équipements militaires, incluant des commandes emblématiques comme les missiles Mistral, les véhicules Serval, les canons Caesar, et les Rafale.
 
Cependant, les retards budgétaires de début d'année ont pu créer un "faux plat" frustrant pour les industriels
. La DGA travaille activement, notamment via le "Pacte Drone", à adapter les modes de passation de marché pour des cycles plus courts et des achats "sur étagère" pour les équipements à faible coût et à cycle rapide.

FR Financement de la BITD | Paris Air Forum 2025 (Paris Air Forum 2025 | Salle LINDBERGH)

"L'enjeu est immense : "produire plus et plus vite" pour "ajuster les moyens aux menaces". Si la volonté politique est manifeste, comme en témoigne la Loi de Programmation Militaire (LPM) 2024-2030 et ses 413,3 milliards d'euros alloués, la traduction de cet engagement en actions concrètes et en flux financiers efficaces pour l'ensemble de la chaîne de valeur reste un défi complexe."

Le Plan d'Action Stratégique de l'État : Une Feuille de Route pour le Financement

Le document "FINANCEMENT-BITD-2025.pdf " synthétise la stratégie gouvernementale face à ces enjeux. Il ne se contente pas d'un état des lieux mais propose un plan d'action structuré autour de quatre objectifs majeurs pour accélérer le financement de la BITD.
 
Le plan identifie un besoin supplémentaire de 1 à 3 milliards d'euros de fonds propres pour les PME et ETI de la BITD dans les cinq prochaines années. Pour y répondre, les investisseurs publics mobiliseront près de 1,7 milliard d'euros, avec un effet de levier attendu jusqu'à 5 milliards d'euros de fonds propres grâce au co-investissement privé.
 
Les actions clés se déploient sur plusieurs axes :
 
Renforcement des dispositifs publics de financement : La pérennisation de Definvest (fonds de 100 M€ géré par Bpifrance et abondé par le ministère des Armées) et le réabondement du Fonds Innovation Défense (FID) à 275 M€ (avec la participation d'investisseurs privés comme Allianz et MBDA). Le fonds French Tech Souveraineté est également réabondé à 850 M€. La Caisse des Dépôts et Bpifrance soutiennent des projets de fonds d'investissement défense, ayant déjà mobilisé 2 Md€ via des fonds de fonds depuis 2020.
 
Accroissement de la capacité des investisseurs privés et publics : Au-delà des clarifications sur l'ESG, le plan souligne l'assouplissement de la politique de la Banque Européenne d'Investissement (BEI), qui déploie désormais une facilité de trésorerie d'un milliard d'euros pour les PME et ETI de la défense. La Caisse des Dépôts et Consignations a également révisé sa doctrine ESG fin 2024 pour permettre à toutes ses filiales d'investir dans la BITD.
 
Permettre aux épargnants de financer l'industrie de défense : Bpifrance va lancer un fonds retail "Bpifrance Défense" d'une taille cible de 450 M€, accessible aux particuliers dès 500€, pour investir dans les entreprises non cotées du secteur. La loi Industrie verte, déployée tout au long de 2025, est également un levier majeur, orientant l'épargne (assurance-vie, PER) vers les actifs non cotés, y compris dans la défense, avec un flux attendu de 1 à 2 Md€ par an.
 
Amélioration du dialogue entre industrie et secteur financier : Un "dialogue de place" est lancé, co-présidé par M. Philippe Brassac (Crédit Agricole) et M. Hervé Guillou (ancien PDG de NavalGroup), pour garantir des échanges réguliers et structurés.
 
L'objectif est d'améliorer les délais de paiement, rendre les doctrines d'investissement plus favorables, et renforcer le financement en fonds propres.
 
Ce plan, bien que détaillé et ambitieux, est une réponse directe aux préoccupations exprimées sur le terrain. Il montre une prise de conscience du rôle crucial du secteur financier pour la souveraineté nationale, en allant au-delà de la seule commande publique.

La Souveraineté à Prix d'Efforts Collectifs

Le réarmement français est un défi de financement majeur, mais aussi une nécessité pour garantir notre souveraineté. La mobilisation des acteurs publics et privés, la clarification des critères ESG et la concrétisation des commandes sont autant de pas vers un avenir plus sûr.

Comme l'a souligné Marwan Lahoud, il s'agit d'un "jeu collectif" impliquant l'État, les industriels, les banques, les investisseurs et les épargnants. La France est engagée dans une course contre la montre pour garantir son autonomie stratégique, et la mobilisation de son industrie et de son secteur financier est une condition sine qua non à l'atteinte de cet objectif vital.

English Summary: French Defense Financing: A Battle for Sovereignty

In an increasingly tense geopolitical climate, France is prioritizing the strengthening of its Defense Industrial and Technological Base (BITD) to ensure national sovereignty. A pivotal meeting on March 20, 2025, marked a significant step in mobilizing public and private stakeholders to finance this rearmament. With the Military Programming Law (LPM) 2024-2030 allocating €413.3 billion, the goal is clear: increase production to meet current threats.
 

The BITD comprises 4,500 companies, many of which are SMEs and mid-caps facing financial fragility, lower profitability, and higher debt. Payment delays further strain their cash flow. Historically, ESG criteria have deterred defense investments, but there's a shift as definitions of "controversial weapons" narrow. Investors now seek concrete orders and business plans. Public and private financing is being mobilized, with entities like Caisse des Dépôts and major banks contributing billions.
 

The action plan includes strengthening public funding, clarifying ESG guidelines, enabling citizen investment through funds like "Bpifrance Défense," and improving industry-financial sector dialogue. Ensuring France's strategic autonomy requires bridging the gap between ambitious plans and execution, fostering confidence through robust financing and concrete orders for the entire BITD ecosystem.