
Une évolution qui évolue au fil du temps
Plus d’un siècle plus tard, Jean-Jacques Rousseau, dans Du contrat social (1762), retourne cette vision en fondant la légitimité de l’autorité sur la volonté générale. Chez lui, la loi n’est juste que si elle est consentie.
Au XXe siècle, John Rawls (Théorie de la justice, 1971) recompose la notion à partir d’un voile d’ignorance censé garantir l’équité distributive.
Jean-François Lyotard, dans La Condition postmoderne (1979), marque une rupture : pour lui, les grands récits qui légitimaient les institutions se désagrègent, et la société entre dans une ère de micro-récits, sans transcendance commune.
Charles Taylor, en 1989, dans Les sources du moi, met au cœur de la dynamique sociale la reconnaissance mutuelle des identités, dans un monde désormais traversé par la pluralité des valeurs.
Enfin, Jürgen Habermas, dans Droit et démocratie (1992), affirme que la légitimité démocratique doit désormais reposer sur une délibération rationnelle entre citoyens égaux.
Loin de suivre une logique d’évolution linéaire, ces penseurs dessinent un cheminement heurté.
Un contrat qui n’est pas figé sur son objet initial : la sécurité
Ce mouvement n’est pas rectiligne mais circulaire, chaque époque réinterprétant les tensions entre autorité, légitimité et pluralité.
Le contrat social est ainsi moins un modèle figé qu’un champ conflictuel de redéfinitions successives.
Ce questionnement se prolonge sur le plan sociologique.
Norbert Elias, dès 1939, dans La dynamique de l’Occident, analyse le long processus de civilisation comme un mécanisme d’autocontrôle imposé par la vie en société.
Des décennies plus tard, Zygmunt Bauman, dans La société liquide (2000), décrira l’éclatement de ces mécanismes sous l’effet de la mobilité, de l’individualisme et de la perte de repères stables.
Entre ces deux pôles, Robert Castel (L’insécurité sociale, 2003) met en lumière la montée des zones de relégation, dans lesquelles les individus, privés de reconnaissance sociale et de statut professionnel, se trouvent exclus du contrat social implicite.
Là encore, il ne s’agit pas d’un simple enchaînement.
Les travaux d’Elias évoquent une société en voie de stabilisation ; ceux de Castel et Bauman révèlent au contraire une perte de structure. Le balancier semble ainsi osciller entre intégration et désintégration, sans direction univoque.
Un cadre rigide qui s’assouplit jusqu’à disparaître
Le contrat social, dès lors, se reconfigure à chaque étape, mais sans garantie de permanence.
Or, le lien à l’autorité suppose un socle psychologique : le sentiment d’appartenance.
Abraham Maslow l’évoque en 1943 dans sa hiérarchie des besoins comme un ressort fondamental de la motivation humaine.
En 1969, John Bowlby, dans sa théorie de l’attachement, insiste sur la sécurité relationnelle comme base de la confiance en l’autre et en soi.
Henri Tajfel, en 1974, montre que l’identité sociale se construit par l’appartenance à un groupe et par la différenciation d’avec les autres.
Enfin, Albert Bandura, en 1977, met en relation l’efficacité personnelle avec la perception de la stabilité institutionnelle.
Ces approches psychologiques, bien que complémentaires, ne convergent pas nécessairement. Elles dessinent une topographie plus qu’une trajectoire : Maslow fonde la nécessité de l’appartenance sur le besoin ; Bowlby sur la qualité de la relation ; Tajfel sur la logique de groupe ; Bandura sur la capacité d’agir dans un cadre stable.
Le sentiment d’appartenance émerge ainsi à la croisée de la sécurité, de la reconnaissance et de la projection dans l’action.
Quand l’obéissance devient un vecteur de rejet
Les cindyniques permettent de comprendre ce basculement non comme une anomalie, mais comme un danger systémique.
Le danger y est défini comme une situation dans laquelle les propriétés intrinsèques d’un élément en interaction avec un organisme fragilisent sa cohésion, son intégrité, son fonctionnement ou son existence, surtout si celui-ci est vulnérable.
Dans ce cadre, l’organisme est l’État et l’élément en interaction est la population du territoire sur lequel il exerce son autorité.
Le risque, au sens des cindyniques, naît de la confrontation – voulue ou subie – d’un organisme vulnérable à un danger, pouvant entraîner des dommages ou des bénéfices.
L’aléa, quant à lui, désigne l’imprévisibilité d’un événement favorable ou défavorable, difficile à situer dans le temps, mais dont dépend la capacité de l’organisme à accomplir sa finalité.
L’État, envisagé comme un organisme structuré par des flux, des fonctions et une finalité (la sécurité collective, la continuité, la justice), se trouve ainsi confronté à une série d’aléas dont il ne maîtrise plus ni la fréquence, ni la portée.
La résilience sociétale – cette capacité à absorber les chocs, à se réorganiser et à continuer de fonctionner – s’en trouve affaiblie.
Dès lors, les endommagements deviennent plus fréquents, plus profonds, et minent la cohésion sociale.
La doctrine, qui devrait guider l’action publique selon des priorités claires (protection des populations ou continuité de l’État, par exemple), devient floue.
La hiérarchie des valeurs se brouille, et l’obéissance perd son ancrage dans un système de règles légitimes. La responsabilité, à la fois juridique et morale, se dilue dans une chaîne de décisions de plus en plus complexe.
Une grille de lecture précieuse pour l’intelligence économique et stratégique
En identifiant les signaux d’alerte de désaffiliation collective, les tensions autour de la légitimité de l’autorité, ou les fractures du récit national, elle permet d’anticiper les zones de vulnérabilité systémique.
Les cindyniques, en particulier, offrent une lecture opérationnelle des risques sociétaux en tant que dangers structurels affectant la résilience des États et la stabilité des flux.
Pour les décideurs publics comme pour les acteurs privés, cette analyse structurelle devient un outil d’aide à la décision, en révélant les conditions nécessaires à la soutenabilité des politiques, à la robustesse des stratégies d’influence, et à la sécurisation des environnements d’action.
L’intelligence stratégique ne peut ignorer les dynamiques de confiance et d’appartenance sur lesquelles repose toute autorité durable.
L’enjeu : la reconstruction du vivre ensemble
Le respect de l’autorité dépend moins de la puissance que de la légitimité perçue.
Il suppose une politique du lien, une stratégie d’intelligibilité, et une reconnaissance mutuelle à réinventer.
C’est au prix de cette reconstruction que le vivre ensemble cessera d’être une incantation pour redevenir une réalité politique opérante.
A propos de l'auteur
Le Dr Jan-Cedric Hansen au-delà de son champ de compétence dans le décryptage des enjeux du pilotage stratégique et de management des crises (auteur ou coauteur de Risques majeurs, incertitudes et décisions - Approche pluridisciplinaire et multisectorielle (2016) https://www.decitre.fr/livres/risques-majeurs-incertitudes-et-decisions-9782822404303.html?srsltid=AfmBOopzTkydhS0Jv0qJbUQRdNWh79MAk_QASmfUpiDzHA9cJTNF9j7G
• Manuel De Médecine De Catastrophe (2017) https://www.vg-librairies.fr/specialites-medicales/5692-manuel-de-medecine-de-catastrophe.html
• Innovations & management des structures de santé en France (2021) https://www.leh.fr/edition/p/innovations-management-des-structures-de-sante-en-france-9782848748962
• Piloter et décider en SSE - Décideur Santé (2024) https://www.leh.fr/edition/p/piloter-et-decider-en-sse-9782386120244.
Il anime, chaque année, un séminaire d’une semaine à l’université de Szeged sur les impacts des questions sanitaires sur les relations internationales Europe-Afrique.
English Summary
This text explores the idea of the social contract, not as a fixed concept, but as a constantly evolving equilibrium that underpins collective cohesion and the legitimacy of authority.
The author traces the evolution of this notion through the reflections of various thinkers, from Hobbes to Habermas, highlighting shifts in perspective from security to general will and recognition. The text also examines the psychological foundations of the sense of belonging and the impact of its weakening on obedience and societal resilience. Ultimately, it argues that understanding these dynamics is crucial to economic and strategic intelligence, underlining the need to rebuild the social bond to ensure the stability and legitimacy of the state.