Vous décrivez le lawfare comme une arme économique utilisant le droit à des fins stratégiques. Selon vous, quelles sont les principales différences entre une utilisation légitime du droit et une instrumentalisation agressive qui relève du lawfare ?
De manière prosaïque, le droit s’entend comme « l’ensemble des règles régissant les rapports des individus entre eux ou des rapports entre les individus et l’Etat ou les institution ». Cela étant énoncé, ce serait un leurre de croire que le droit est neutre par nature.
Bien au contraire, il est souvent le reflet d’une philosophie dominante, d’un courant de pensée, d’une forme des organisations politiques, etc. Ainsi, depuis le 19ème siècle, le droit positif français a connu une profonde évolution comme en témoigne l’émergence des libertés individuelles et collectives, mais encore, depuis les années 1970, de la protection des intérêts catégoriels (social, consommation, environnement, location immobilière, etc.).
Ce propos introductif ne doit toutefois pas nous éloigner du sens de votre question. Le droit n’étant pas neutre, il peut tout aussi bien être la recherche de l’équité ou la reconnaissance de droits, selon son acceptation la plus couramment admise qui concerne l’ensemble des justiciables ; mais également une arme, notamment dans le domaine économique, qui est un espace déterminé d’affrontements en matière commerciale, industrielle, financière… De nombreux leviers sont mis en œuvre dans ce cadre : le droit pénal, le droit fiscal, le droit douanier, le droit commercial, entre autres.
Je n’apprends rien à vos lecteurs en disant cela, mais un fait majeur doit cependant attirer notre attention : en matière de géopolitique, le monde a été façonné par les principes et institutions de 1945 (eux-mêmes inspirés des 14 points du Président américain Wilson), mais encore par la théorie du libre-échange, consacré par l’OMC en 1994. Or, depuis une vingtaine d’années désormais, une évidence s’impose, dans le domaine géoéconomique, nous sommes passés tour à tour de la coopération à la compétition, puis à la confrontation (à tout le moins à la contestation par les puissances émergentes des principes énoncés ci-dessus).
C’est dans ce contexte que le droit a été embrigadé dans ce que l’on nomme désormais la « guerre par le droit », ou lawfare. Cette doctrine a été intégrée dès 2001 par les USA et en 2003 par la Chine.
En réalité, le lawfare se traduit par une instrumentalisation du droit par ses acteurs comme instrument d’accroissement de puissance économique ou d’affaiblissement d’un concurrent.
Il se traduit sous trois natures :
Bien au contraire, il est souvent le reflet d’une philosophie dominante, d’un courant de pensée, d’une forme des organisations politiques, etc. Ainsi, depuis le 19ème siècle, le droit positif français a connu une profonde évolution comme en témoigne l’émergence des libertés individuelles et collectives, mais encore, depuis les années 1970, de la protection des intérêts catégoriels (social, consommation, environnement, location immobilière, etc.).
Ce propos introductif ne doit toutefois pas nous éloigner du sens de votre question. Le droit n’étant pas neutre, il peut tout aussi bien être la recherche de l’équité ou la reconnaissance de droits, selon son acceptation la plus couramment admise qui concerne l’ensemble des justiciables ; mais également une arme, notamment dans le domaine économique, qui est un espace déterminé d’affrontements en matière commerciale, industrielle, financière… De nombreux leviers sont mis en œuvre dans ce cadre : le droit pénal, le droit fiscal, le droit douanier, le droit commercial, entre autres.
Je n’apprends rien à vos lecteurs en disant cela, mais un fait majeur doit cependant attirer notre attention : en matière de géopolitique, le monde a été façonné par les principes et institutions de 1945 (eux-mêmes inspirés des 14 points du Président américain Wilson), mais encore par la théorie du libre-échange, consacré par l’OMC en 1994. Or, depuis une vingtaine d’années désormais, une évidence s’impose, dans le domaine géoéconomique, nous sommes passés tour à tour de la coopération à la compétition, puis à la confrontation (à tout le moins à la contestation par les puissances émergentes des principes énoncés ci-dessus).
C’est dans ce contexte que le droit a été embrigadé dans ce que l’on nomme désormais la « guerre par le droit », ou lawfare. Cette doctrine a été intégrée dès 2001 par les USA et en 2003 par la Chine.
En réalité, le lawfare se traduit par une instrumentalisation du droit par ses acteurs comme instrument d’accroissement de puissance économique ou d’affaiblissement d’un concurrent.
Il se traduit sous trois natures :
- L’utilisation offensive du droit par les Etats eux-mêmes, afin de favoriser leurs intérêts économiques ou créer des dépendances pour les acteurs étrangers, ce que l’on a connu notamment avec le mécanisme de l’extraterritorialité (affaires Alstom, BNP Paris, Crédit Agricole …) ou encore en faisant œuvre de protectionnisme juridique, par l’adoption de règlementations locales, parfois volontairement confuses ou obscures, évinçant de fait les acteurs étrangers.
- Le détournement, le contournement ou l’interprétation de la norme internationale par l’usage de l’influence sur les institutions par des états, afin de servir leurs intérêts et leurs entreprises dans les litiges ou l’émission des réglementations à leur avantage.
- La guérilla judiciaire, ou le fait de profiter de failles juridiques dans les pays de débouchés commerciaux, pour neutraliser des fleurons locaux ou obtenir des décisions favorables à des produits ou services extérieurs.
Quels sont aujourd’hui les acteurs — États, multinationales, cabinets d’avocats — qui recourent le plus à ces pratiques de guerre économique par le droit, et pouvez-vous donner un exemple concret qui illustre cette stratégie ?
Il s’agit bien souvent d’affrontements en réseau, par capillarité, usant de plusieurs leviers ou acteurs agissant de manière concertée. Ce sont en général des Etats qui sont à la manœuvre (USA, Chine, Russie notamment), soit à travers des institutions ouvertement favorables aux intérêts étatiques, ou par le biais d’agences, servant de « proxy », jusqu’aux services de renseignements.
Pour user du parallèle avec le monde militaire, ces acteurs institutionnels constituent un état-major, dont les troupes et éléments subalternes peuvent être les cabinets d’avocats, fonctionnaires, agences de communication, cabinets de lobbying, associations et/ou ONG, etc. Chacun se voit attribué un rôle, où le droit n’est pas une fin en soi, mais bien un moyen pour infléchir un adversaire sur le terrain économique.
Même si l’exemple est quelque peu éculé, l’affaire Alstom reste un symbole en la matière. Alors qu’il s’agissait à l’origine d’une vente de participation de Bouygues au sein du capital d’Asltom, une véritable machine de guerre protéiforme s’est ébranlée. Alors que d’autres acquéreurs étaient sur les rangs et que des pourparlers étaient engagés, comme pour toute cession de titres entre entreprises, malgré plusieurs alertes antérieures, des cadres de la cible ont fait l’objet d’arrestations sur le territoire américain, en vertu de la violation des règles anticorruption, notamment. Comme le dit le principal protagoniste, Frédéric Pierucci, il s’est trouvé malgré lui à être l’otage de la puissance américaine dans le cadre de ce deal. Dans le même temps, General Electric (GE) entrait en négociation exclusive pour le rachat de la branche Alstom Power (énergie), dès lors que l’entreprise Alstom se révélait fragilisée par les enquêtes qui la visaient. Peut-on évoquer un chantage ? Sur la place de Paris, de nombreux cabinets d’audit, d’avocats, de conseil en stratégie de communication, etc. ont été missionnés pour « vendre » la cession d’Alstom à GE. Il y a eu une forme de colonisation des esprits, sur fond de vente de démantèlement d’un fleuron industriel, et de pression judiciaire. Tout cela été fort bien documenté par les enquêtes parlementaires de Pierre Lellouche et Karine Berger, et encore par Olivier Marleix qui, par la suite, a même déposé plainte auprès du PNF pour « pacte de corruption ».
Pour user du parallèle avec le monde militaire, ces acteurs institutionnels constituent un état-major, dont les troupes et éléments subalternes peuvent être les cabinets d’avocats, fonctionnaires, agences de communication, cabinets de lobbying, associations et/ou ONG, etc. Chacun se voit attribué un rôle, où le droit n’est pas une fin en soi, mais bien un moyen pour infléchir un adversaire sur le terrain économique.
Même si l’exemple est quelque peu éculé, l’affaire Alstom reste un symbole en la matière. Alors qu’il s’agissait à l’origine d’une vente de participation de Bouygues au sein du capital d’Asltom, une véritable machine de guerre protéiforme s’est ébranlée. Alors que d’autres acquéreurs étaient sur les rangs et que des pourparlers étaient engagés, comme pour toute cession de titres entre entreprises, malgré plusieurs alertes antérieures, des cadres de la cible ont fait l’objet d’arrestations sur le territoire américain, en vertu de la violation des règles anticorruption, notamment. Comme le dit le principal protagoniste, Frédéric Pierucci, il s’est trouvé malgré lui à être l’otage de la puissance américaine dans le cadre de ce deal. Dans le même temps, General Electric (GE) entrait en négociation exclusive pour le rachat de la branche Alstom Power (énergie), dès lors que l’entreprise Alstom se révélait fragilisée par les enquêtes qui la visaient. Peut-on évoquer un chantage ? Sur la place de Paris, de nombreux cabinets d’audit, d’avocats, de conseil en stratégie de communication, etc. ont été missionnés pour « vendre » la cession d’Alstom à GE. Il y a eu une forme de colonisation des esprits, sur fond de vente de démantèlement d’un fleuron industriel, et de pression judiciaire. Tout cela été fort bien documenté par les enquêtes parlementaires de Pierre Lellouche et Karine Berger, et encore par Olivier Marleix qui, par la suite, a même déposé plainte auprès du PNF pour « pacte de corruption ».
Face à cette judiciarisation croissante des rapports de force économiques, quelles stratégies de défense ou de contre-offensive les entreprises françaises et européennes devraient-elles mettre en place pour ne pas être aussi vulnérables ?
J’ai souvent été auditionné en ce sens, et à chaque fois je fais la même réponse : nous disposons d’ores et déjà d’un arsenal juridique efficient qui permet de faire face en tout ou partie à ce type d’agression par le droit.
J’en veux pour preuve, les textes érigés pour une grande partie durant l’époque Gaullo-Pompidolienne durant laquelle le gouvernement avait créé un ensemble de textes et règlementations destinées à favoriser l’émergence de son industrie nucléaire et spatiale. A l’heure où l’on parle d’autonomie stratégique et de souveraineté (numérique, sanitaire, agricole, ect.), le général De Gaulle parlait d’indépendance nationale. Cela s’est traduit par des investissements choisis dans le cadre du Plan, par des approvisionnements sécurisés (Elf Aquitaine), par la préservation des savoir-faire et des technologies.
Dans ce contexte, plusieurs textes ont été adoptés :
J’en veux pour preuve, les textes érigés pour une grande partie durant l’époque Gaullo-Pompidolienne durant laquelle le gouvernement avait créé un ensemble de textes et règlementations destinées à favoriser l’émergence de son industrie nucléaire et spatiale. A l’heure où l’on parle d’autonomie stratégique et de souveraineté (numérique, sanitaire, agricole, ect.), le général De Gaulle parlait d’indépendance nationale. Cela s’est traduit par des investissements choisis dans le cadre du Plan, par des approvisionnements sécurisés (Elf Aquitaine), par la préservation des savoir-faire et des technologies.
Dans ce contexte, plusieurs textes ont été adoptés :
- La loi de 1966 sur le filtrage des investissements étrangers, ou « contrôle des investissements étrangers » (CIEF), exhumée par Dominique de Villepin puis Arnaud Montebourg au nom du patriotisme économique ;
- La loi du 24 juillet 1966 qui a introduit la notion d’intérêt social, de dissociation des droits de vote et de la gouvernance, et les droits de vote double pour permettre à des investisseurs institutionnels de « garder la main » ;
- La loi de 1968 sur la communication d’informations sensibles aux autorités étrangères, dite « loi de blocage », sanctionnant le fait de transmettre ou de collecter des données relevant des intérêts supérieurs de la Nation.
Par ailleurs, le droit pénal appréhende également la lutte contre les ingérences, notamment juridiques, avec la défense des fondamentaux (article 410 du Code pénal), Cela vaut notamment pour la protection des opérateurs d’importance vitale (OIV) et des installations d’importance vitale (article L. 1331-1 et suivant du Code de la défense) ou le régime de la protection du patrimoine scientifique et technique de la Nation (PPSTN).
Il existe donc un ensemble de règles permettant de générer des contre-mesures, à condition de les connaître de savoir en user. Ce n’est donc pas tant les lettres qui manquent que l’esprit, à tout le moins d’une volonté en la matière, avec un état-major à la manœuvre. J’aime à cet égard citer Lénine « Là où existe une volonté, il existe un chemin ». Voilà sans doute l’orientation à prendre, à savoir cesser de penser que la guerre économique n’est qu’une vue de l’esprit, et intégrer l’arsenalisation du droit dans le cadre de la sécurité nationale (comme l'a justement relevé le SGDSN lors de sa dernière actualisation stratégique du 14 juillet 2025), ainsi que les traités et accords nous y autorisent (OCDE, TFUE, ou encore OMC) et ainsi faire prévaloir la sécurité économique par le droit.
J’ajoute que cela doit également passer par une plus forte sensibilisation des juristes, magistrats et autorités administratives (AMF, Autorité de la Concurrence, CNIL etc.) sur cette dimension du lawfare. Je suis moi-même directeur d’un programme de formation à l’ENM sur cette thématique, ou encore à l’Ecole de Guerre Economique qui forme des cadres et désormais des juristes stratèges aguerris à ces tactiques juridiques.
Il existe donc un ensemble de règles permettant de générer des contre-mesures, à condition de les connaître de savoir en user. Ce n’est donc pas tant les lettres qui manquent que l’esprit, à tout le moins d’une volonté en la matière, avec un état-major à la manœuvre. J’aime à cet égard citer Lénine « Là où existe une volonté, il existe un chemin ». Voilà sans doute l’orientation à prendre, à savoir cesser de penser que la guerre économique n’est qu’une vue de l’esprit, et intégrer l’arsenalisation du droit dans le cadre de la sécurité nationale (comme l'a justement relevé le SGDSN lors de sa dernière actualisation stratégique du 14 juillet 2025), ainsi que les traités et accords nous y autorisent (OCDE, TFUE, ou encore OMC) et ainsi faire prévaloir la sécurité économique par le droit.
J’ajoute que cela doit également passer par une plus forte sensibilisation des juristes, magistrats et autorités administratives (AMF, Autorité de la Concurrence, CNIL etc.) sur cette dimension du lawfare. Je suis moi-même directeur d’un programme de formation à l’ENM sur cette thématique, ou encore à l’Ecole de Guerre Economique qui forme des cadres et désormais des juristes stratèges aguerris à ces tactiques juridiques.
Merci Olivier de Maison Rouge d'avoir accepté de répondre à nos questions.
Olivier de MAISON ROUGE Avocat associé (Lex Squared) – Docteur en droit
Enseignant à l’Ecole de guerre économique (EGE) Directeur du MBA Management Stratégique et Intelligence Juridique
Dernier ouvrage publié « Gagner la guerre économique », VA Editions (mars 2022)
Olivier de Maison Rouge est un avocat d'affaires spécialisé en intelligence économique et en protection du patrimoine informationnel. Il est docteur en droit et diplômé de Sciences Po. Son expertise porte sur la sécurisation juridique des secrets d’affaires et la veille stratégique.
En plus de son activité d’avocat, il est auteur de plusieurs ouvrages de référence, dont "Le droit de l’intelligence économique" et "Le droit du renseignement".

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