Le rial, baromètre politique d’un système fragilisé
La chute continue du rial iranien, désormais échangé sur le marché libre entre 1,42 et 1,45 million de rials pour un dollar, ne peut plus être interprétée comme une crise monétaire classique. Elle est devenue un phénomène structurel, révélateur d'une dégradation profonde des fondements économiques, sociaux et politiques de l'État iranien. Le fait qu'une variation comprise entre 2 et 7 % puisse se produire en l'espace de vingt-quatre heures montre que le taux de change fonctionne désormais comme un baromètre politique instantané, beaucoup plus que comme un simple indicateur macroéconomique.
La monnaie iranienne ne s'effondre pas parce que les marchés spéculent, mais parce que la confiance s'est dissoute. Le rial est aujourd'hui une monnaie de transit, que ménages et entreprises cherchent à convertir le plus vite possible en actifs réels ou en devises étrangères. Ce comportement défensif, rationnel à l'échelle individuelle, alimente collectivement une spirale de dépréciation auto-entretenue. Dans ce contexte, toute tentative de stabilisation administrative est vouée à l'échec, car elle ne s'attaque pas à la racine du problème.
Le bazar se soulève : la contestation atteint le cœur du pouvoir
L'explosion des protestations dans les bazars de Téhéran constitue un signal politique majeur. Historiquement, le bazar n'est pas un acteur marginal du système iranien. Il a longtemps été un pilier du compromis entre pouvoir religieux, État et économie réelle. Lorsque les commerçants ferment boutique, bloquent les artères commerciales et scandent des slogans hostiles au régime, ce n'est pas une simple réaction corporatiste à la hausse des prix. C'est l'indicateur que la crise monétaire commence à rompre le contrat social implicite qui a permis au système de se maintenir malgré sanctions, isolement et tensions internes.
La réponse sécuritaire, avec usage de gaz lacrymogènes et de balles en caoutchouc, montre que les autorités perçoivent ces mobilisations comme une menace potentiellement systémique. Le pouvoir sait que la contestation issue du bazar est qualitativement différente de celle des classes populaires périphériques. Elle touche le cœur économique des grandes villes et possède une capacité de diffusion rapide, y compris vers d'autres segments de la société.
Sur le plan économique, les sanctions américaines récentes jouent un rôle d'accélérateur. Les mesures du 18 décembre visant la flotte dite « fantôme » qui transporte le pétrole iranien frappent directement la capacité du pays à générer des revenus en devises. L'Iran continue d'exporter du pétrole, mais dans des conditions de plus en plus défavorables : rabais élevés, intermédiaires multiples, coûts logistiques accrus et délais de paiement allongés. Chaque baril vendu rapporte moins de devises nettes, tandis que les besoins en importations essentielles demeurent élevés.
Sanctions, inflation, double taux : les ressorts d’une spirale difficile à maîtriser
À cette contrainte externe s'ajoute une dynamique interne destructrice. Une inflation oscillant entre 45 et 50 %, avec des hausses alimentaires proches de 70 %, signifie que la monnaie nationale ne joue plus son rôle de réserve de valeur. Le rial est perçu comme un actif à risque permanent. La population se protège en achetant des dollars, de l'or ou des biens durables, ce qui alimente à son tour la pression sur le change et les prix. Il s'agit d'un cercle vicieux typique des économies sous sanctions prolongées et à crédibilité institutionnelle affaiblie.
Le maintien d'un taux officiel autour de 42 000 rials pour un dollar constitue l'un des éléments les plus corrosifs du système actuel. Ce double taux de change ne stabilise rien. Il crée des rentes pour les acteurs proches du pouvoir, encourage la corruption et renforce l'économie informelle. Surtout, il symbolise une fracture politique profonde : l'État affirme une réalité macroéconomique fictive, tandis que la société vit quotidiennement dans une tout autre économie, régie par le marché noir et l'incertitude.
Sur le plan stratégique, la faiblesse extrême du rial a des conséquences géopolitiques directes. Une monnaie dépréciée renchérit le coût interne de la politique régionale iranienne. Le financement des alliés, le maintien des capacités militaires et la projection d'influence deviennent plus lourds à soutenir dans la durée. Cela ne signifie pas un renoncement immédiat, mais une érosion progressive de la marge de manœuvre stratégique. Le rial devient ainsi un indicateur indirect de la soutenabilité du modèle de puissance iranien.
Enfin, la crise monétaire agit comme un catalyseur de tensions sociales latentes. Chaque chute du rial se traduit quasi instantanément par une hausse des prix des biens essentiels, ce qui transforme une variable abstraite en choc concret pour les ménages. La monnaie devient alors le point de contact direct entre géopolitique, sanctions internationales et vie quotidienne. C'est précisément cette immédiateté qui rend la situation instable et potentiellement explosive.
Une monnaie fragile, un régime sous tension
Tant que l'Iran restera enfermé dans une combinaison d'isolement financier, d'inflation élevée et de gestion administrative du change, la monnaie restera fragile et la contestation susceptible de resurgir. Aujourd'hui, en Iran, le taux de change ne mesure pas seulement la valeur de la devise, mais la solidité même du système qui la soutient.
A propos de l'auteur
Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales.
La responsabilité de la publication incombe exclusivement aux auteurs individuels.
Sources
https://www.reuters.com/world/middle-east/irans-currency-sinks-new-record-low-2025-12-08/
- Iran to remove four zeros from rial currency after years of inflation
https://www.reuters.com/video/watch/idRW082106102025RP1/

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