STRATEGIES

Les échecs de la coopération franco-allemande Du cloud européen au chasseur de sixième génération : un moteur de l'Europe désormais grippé.

Tribune libre Par Giuseppe Gagliano, Cestudec


Jacqueline Sala
Mardi 18 Novembre 2025


Du cloud souverain Gaia‑X au chasseur de sixième génération, les projets phares de la coopération franco‑allemande s’enlisent. Rivalités industrielles, divergences stratégiques et dépendance persistante vis‑à‑vis de Washington révèlent l’incapacité de Paris et Berlin à incarner une vision commune de l’autonomie européenne. Le moteur censé porter l’intégration du continent apparaît aujourd’hui grippé, fragilisant la crédibilité de l’Union dans les domaines les plus sensibles.



Les échecs de la coopération franco-allemande Du cloud européen au chasseur de sixième génération : un moteur de l'Europe désormais grippé.

Une ambition européenne qui se délite

La coopération franco-allemande a longtemps été présentée comme le cœur battant de l'intégration européenne, un moteur politique et industriel destiné à garantir la puissance stratégique du continent. Pourtant, les dernières années ont révélé une série de revers retentissants qui fragilisent cette image. Les deux dossiers les plus emblématiques, le cloud souverain Gaia-X et le projet de chasseur de sixième génération, montrent non seulement des divergences techniques, mais aussi l'incapacité croissante de Paris et Berlin à définir une vision commune de l'autonomie stratégique européenne.

Gaia-X : la souveraineté numérique qui s'évapore

Conçu en 2019 par Emmanuel Macron et Angela Merkel, Gaia-X devait être la réponse européenne à la domination américaine dans le cloud et un pilier de la souveraineté numérique. L'objectif était clair : créer une infrastructure de données protégée, indépendante et capable de soutenir la compétitivité industrielle du continent. Cependant, le projet s'est enlisé dans une série de compromis qui ont vidé sa raison d'être.
 
Sous la pression de l'industrie allemande, dépendante des géants numériques américains, les entreprises étrangères – Amazon, Microsoft, Google, mais aussi Huawei et Alibaba – ont été intégrées dans la structure de gouvernance de Gaia-X. Cette décision a brisé l'idée même d'un cloud souverain et confirmé la profonde asymétrie des priorités entre Paris, porté vers l'autonomie, et Berlin, préoccupé par la continuité de ses chaînes de valeur industrielles. Même les rares réussites initiales, comme Agdatahub, ont échoué, révélant l'absence de cohérence stratégique et l'incapacité à transformer une idée européenne ambitieuse en un instrument opérationnel.

Le chasseur de sixième génération : un symbole d'impuissance

Le second grand chantier, le SCAF, devait être le fleuron de la défense européenne. Imaginé comme le futur système de combat aérien, intégrant avion de combat, drones, capteurs et un cloud militaire, il devait inscrire l'Europe dans la course mondiale aux nouvelles technologies de défense. Mais, là encore, rivalités industrielles, suspicions politiques et visions divergentes ont paralysé le projet.
 
Berlin accuse Paris de monopoliser les contrats et de vouloir imposer son leadership technologique. La France reproche à l'Allemagne son manque d'engagement financier et stratégique. Le résultat est un affaiblissement structurel du programme, désormais réduit à la recherche d'un compromis minimal : poursuivre seulement la partie « cloud de combat » du projet pour maintenir un lien institutionnel, tout en laissant ouvertes des alternatives nationales ou bilatérales pour le développement du futur chasseur.
 
L'Allemagne envisage même une coopération avec la Suède, signe que l'axe franco-allemand n'incarne plus une confiance automatique, mais une relation traversée par le doute.

Autonomie stratégique : un concept perdu en chemin

Ces deux échecs ne sont pas des accidents techniques. Ils révèlent une divergence profonde entre Paris et Berlin sur la nature de la sécurité européenne et l'avenir des relations transatlantiques. La France voit dans l'autonomie stratégique une nécessité vitale pour compenser l'imprévisibilité américaine. L'Allemagne, encore ancrée dans la logique de protection sous parapluie américain, reste dépendante de Washington sur les infrastructures numériques, la technologie militaire et même les orientations stratégiques.
 
Cette dissymétrie rend presque impossible l'accord sur une direction commune pour la défense européenne. Elle fragilise également la crédibilité de l'Union européenne, incapable d'agir de manière cohérente dans les secteurs les plus sensibles : défense, numérique, technologies critiques, intelligence artificielle

Un moteur européen en panne profonde

L'axe franco-allemand, présenté comme la colonne vertébrale de l'Union, apparaît aujourd'hui affaibli, hésitant, fragmenté. Chaque fois que l'enjeu touche à la souveraineté réelle – données, armement, industrie stratégique – les divergences entre Paris et Berlin ressurgissent, paralysant l'ambition européenne.
 
Dans un contexte marqué par la militarisation des relations internationales, la pression américaine sur les technologies sensibles, la montée des acteurs asiatiques et le besoin urgent de réarmer l'Europe, cette incapacité à trouver une voie commune devient un handicap structurel.
 
Ce blocage reflète l'incertitude géopolitique d'une Europe qui peine à définir son rôle dans un ordre mondial en mutation. L'illusion d'un moteur franco-allemand homogène cède la place à la réalité : deux puissances qui doutent, se concurrencent et avancent sans coordination, laissant l'Union européenne en suspens.

Une Europe en quête d'orientation

Les échecs successifs de Gaia-X et du SCAF symbolisent une crise plus large : l'incapacité de l'Europe à se projeter comme acteur souverain. Tant que Paris et Berlin ne surmonteront pas leurs contradictions, l'autonomie stratégique restera un slogan, non un projet. Et l'Europe continuera d'être tiraillée entre ambitions affichées et dépendances non assumées, incapable de choisir la route qui définira sa place dans le monde.

A propos de l'auteur

Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l'accent sur la dimension de l'intelligence et de la géopolitique, en s'inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l'École de Guerre Économique (EGE).
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/ et avec l'Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l'Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/
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