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Les entreprises face au retour de la géopolitique. Thomas Gomart. IFRI
Dans Le Collimateur, Thomas Gomart, directeur de l’IFRI, revient sur la manière dont les grandes entreprises multinationales appréhendent le retour du risque géopolitique. Entre illusions de la « mondialisation heureuse » et confrontation aux réalités des rapports de puissance, il décrit la lente prise de conscience du monde corporate face aux bouleversements internationaux.
Novembre 2025
Dans cet entretien, Thomas Gomart, directeur de l ’IFRI, met en évidence la manière dont les grandes entreprises multinationales cherchent à intégrer dans leurs stratégies le retour brutal des tensions internationales. L’analyse souligne aussi le rôle des cabinets de conseil et d’audit, dont les grilles de lecture, souvent linéaires et désincarnées, imposent une vision du futur au monde corporate. Cette réflexion interroge les biais méthodologiques de cette industrie et met en lumière la complexité des relations entre recherche stratégique et acteurs économiques, dans un contexte où l’incertitude géopolitique redéfinit les équilibres globaux.
Quand les entreprises financent la recherche stratégique
Depuis son arrivée à l’IFRI, Thomas Gomart souligne l’importance croissante des entreprises dans le financement et l’orientation des travaux de recherche. Ce lien étroit, né dès les années 2000 avec la Russie, a façonné une interaction durable : les multinationales cherchent à comprendre les dynamiques internationales, mais aussi à en tirer des bénéfices concrets pour leurs choix stratégiques.
La genèse d’une réflexion sur le risque géopolitique
Tout commence en 2014, lorsqu’un grand groupe européen demande à l'IFRI, d’évaluer les relations sino-américaines pour guider ses investissements. De là naît une réflexion sur le « risque géopolitique », encore peu pris en compte par les entreprises. En 2016, une première note explore ce triangle Russie–Chine–États-Unis, mais l’accueil reste poli : la plupart des sociétés préfèrent ignorer la dimension géopolitique, sauf celles directement exposées comme Total.
La fin de la mondialisation heureuse
La succession d’événements – Brexit, élection de Trump, pandémie, guerre en Ukraine – bouleverse la donne. Les dirigeants d’entreprise placent désormais le risque géopolitique au même niveau que la cybersécurité ou le climat. La croyance dans une mondialisation linéaire et rationnelle s’effrite : les comportements jugés « irrationnels » par les économistes, comme l’invasion de l’Ukraine, rappellent que les rapports de puissance ne se mesurent pas en chiffres. Thomas Gomart critique la « doxa » économiste qui a longtemps dominé les business schools et les cabinets de conseil. Fondée sur des indicateurs quantitatifs et une vision linéaire, elle a occulté la complexité des rivalités de puissance. Aujourd’hui, même des économistes de renom admettent que la géopolitique dépasse largement le cadre de l’économie.
Un nouvel état d’esprit corporate
La mondialisation heureuse a produit ses héros : les dirigeants d’entreprise, incarnations de l’ouverture des marchés. Mais la sélection des élites évolue. Les parcours ne passent plus systématiquement par la haute fonction publique ; les nouveaux dirigeants sont formés directement dans la mondialisation, testés sur des marchés étrangers et façonnés par une culture globale. Cette mutation interroge la capacité des entreprises à conserver une base nationale et à intégrer la dimension stratégique dans leurs décisions. Le message est clair : l’intelligence économique ne peut plus ignorer la géopolitique. Les dirigeants d’aujourd’hui ne sont plus seulement les héros des marchés globaux ; ils doivent redevenir des stratèges capables d’intégrer l’incertitude et les rapports de force dans leurs décisions.
Téléchargez l'étude : La fabrique du risque : les entreprises face à la doxa géopolitique
Thomas Gomart et Siméo Pont, « La fabrique du risque. Les entreprises face à la doxa géopolitique », Études de l’Ifri, Ifri, avril 2025. « Pendant un quart de siècle, les entreprises ont cru à la mondialisation heureuse, portée par l’illusion d’un monde linéaire et rationnel. Mais Brexit, pandémie et guerre en Ukraine ont brisé ce récit. Désormais, le risque géopolitique s’impose comme une évidence : les dirigeants ne sont plus seulement les héros des marchés globaux, ils doivent redevenir des stratèges face aux rapports de puissance. »
A propos de Thomas Gomart
Docteur en histoire des relations internationales formé à Paris 1 Panthéon‑Sorbonne, Thomas Gomart s’est distingué par une thèse consacrée aux relations franco‑soviétiques, récompensée par le prestigieux prix Jean‑Baptiste Duroselle. Ce parcours académique souligne à la fois son expertise sur les dynamiques Est‑Ouest et la reconnaissance de ses travaux par la communauté scientifique. Directeur de l'IFRI
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