Cap pour un tour express dans l’univers d’Esprit version blockbuster
Voici l’essentiel du numéro double juillet-août, baptisé « La convergence des haines : enquête sur les pensées réactionnaires ».
Coordonatrice de ce numéro, Anne Dujin, la rédactrice en chef qui taille dans le vif, et Marc-Olivier Padis, expert de Terranova, nous guident à travers ce labyrinthe idéologique.
Au menu :
- l’explosion des idées réactionnaires qui fourmillent en coulisses
- leurs répercussions – parfois inquiétantes – sur notre monde politique et social
- une référence à Daniel Lindenberg et son pavé de 2002, « Le rappel à l’ordre ».
Bref, un ensemble d’analyses et de références pour comprendre pourquoi ces pensées ne cessent de se répandre…
Le dossier d’Esprit prend pour point de départ Le Rappel à l’Ordre de Daniel Lindenberg, paru en 2002, dont le sous-titre annonçait déjà une enquête sur les pensées réactionnaires. À sa sortie, l’ouvrage a déclenché une vive polémique dans l’espace intellectuel français en dénonçant le glissement de certaines figures jusqu’alors de gauche vers une néoréaction critique de l’État de droit, du libéralisme et du féminisme. Anne Dujin souligne aujourd’hui combien cette analyse prévoyait la percée de l’extrême droite que l’on observe désormais dans plusieurs pays.
En retraçant les ambitions de ce travail de fond entrepris depuis les années 1980, le dossier dévoile comment ces courants ont patiemment construit une idéologie performante sur la durée. Lindenberg épinglait des personnalités telles qu’Alain Finkielkraut, Pierre Manent, Pierre-André Taguieff ou Michel Onfray, ainsi que certains romanciers, leur reprochant de ne pas assumer ouvertement leurs choix politiques.
Publié au lendemain du 11 septembre 2001 et de la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle, Le Rappel à l’Ordre a frappé les esprits comme un signal d’alarme, dont l’écho inspire toujours l’appel lancé dans ce dossier : à la convergence des haines, la gauche doit répondre par un projet véritablement démocratique et émancipateur.
Les Thèmes et Manifestations des Pensées Réactionnaires Aujourd'hui
En élargissant son regard au-delà du contexte français, le dossier d’Esprit retrace la lente maturation des pensées réactionnaires depuis le tournant des années 2000, moment inaugural d’un cycle dont l’influence ne cesse de croître. Il met en lumière les coups de boutoir discrets portés à l’antiracisme, à l’image des critiques de Pierre-André Taguieff qui ont peu à peu vidé de sa substance la lutte contre le racisme, ouvrant la voie à des propos jadis impensables.
L’étude de la trajectoire de Michel Onfray, passé de la gauche radicale à la publication d’une revue proche de l’extrême droite, illustre ce qu’il nomme « confusionnisme » : un glissement idéologique masqué sous les atours de la dissidence intellectuelle. De même, le dossier expose comment le souverainisme, y compris lorsqu’il se réclame de la gauche, esquisse un « nous » face à un « eux », facilitant ainsi la naturalisation des inégalités et le franchissement du pas vers la radicalité.
L’ouvrage analyse aussi l’instrumentalisation paradoxale du féminisme, pris en étau entre un féminisme réactionnaire et des critiques décoloniales radicales qui, chacune à leur manière, risquent d’affaiblir le mouvement émancipateur. Ces récupérations se déploient comme une véritable OPA : certaines figures présentent l’Occident comme le seul foyer d’un féminisme authentique, tout en pointant du doigt les cultures « autres » pour faire oublier les combats internes.
Face à ces stratégies, le dossier insiste sur la nécessité de distinguer conservateurs et réactionnaires : les premiers s’inquiètent de voir l’ordre contesté, tandis que les seconds cherchent à le renverser. Enfin, bien que ces idées jouissent d’un succès certain sur le terrain de la contestation, leur socle de propositions concrètes en matière de dette, de retraites ou de santé publique restent évasifs, préférant l’abstraction aux solutions tangibles.
La Faillite Intellectuelle de la Gauche et ses Conséquences
Ce dossier met en lumière la part de responsabilité qu’a la gauche dans la montée des pensées réactionnaires, soulignant d’abord une véritable faillite intellectuelle.
Christophe Prochasson, dans son article « La gauche à contre-temps », s’interroge sur le moment où l’atelier de la réflexion à gauche a été déserté, pointant du doigt la vieille querelle sur l’exercice du pouvoir : certains estiment que gouverner équivaut à trahir, ce qui a abouti, dès que la gauche a accédé aux responsabilités, à un réalisme sans horizon ni projet, estompant les frontières avec la droite.
Jean-Yves Francher déplore par ailleurs un déficit de travail de fond pour penser la société dans toute sa complexité : en abandonnant l’économie politique et la réflexion sur les structures, la gauche a réduit ses analyses à une vision appauvrie des rapports sociaux, centrée uniquement sur la domination, et s’est empêchée de saisir les évolutions institutionnelles. À cette faiblesse s’ajoute, selon Marc-Olivier Padis, une fausse opposition entre questions sociales et identitaires. Il explique que le féminisme incarne parfaitement l’union de ces deux dimensions et que la dissocier, c’est porter atteinte à l’émancipation globale.
Enfin, le dossier montre comment ces formes de radicalisation, qu’elles émanent de la gauche ou de la droite, profitent avant tout à l’extrême droite. En critiquant le libéralisme et l’État de droit en des termes abstraits et en rêvant d’une solidarité culturelle qui n’existe pas, on ouvre un boulevard à un programme politique qui promet à certains plus de ressources… au prix d’en priver d’autres.
Le Débat sur la Démocratie
Le dossier se conclut sur une plongée incisive dans l’avenir de la démocratie, où s’affrontent un optimisme de long terme et un pessimisme à court terme. D’un côté, Marcel Gauchet voit dans l’histoire un mouvement irrésistible vers plus de démocratie ; de l’autre, Marc-Olivier Padis alerte sur les fragilités actuelles et s’interroge : comment concilier cet espoir enraciné et les menaces grandissantes sur notre contrat politique ?
Plus encore, Padis s’attaque à l’idée que le Rassemblement National serait aujourd’hui « un acteur comme les autres » du jeu démocratique. Derrière cette illusion de normalisation, il décortique un programme qui remet en cause le Conseil constitutionnel, bouscule les traités internationaux et promet, par référendums successifs, de faire basculer les règles du jeu. Loin de se contenter de réclamer des réformes, le RN vise à installer une démocratie à géométrie variable, où certains citoyens deviendraient, de fait, relégués au rang de spectateurs.
Entre brouillages idéologiques et paralysie intellectuelle
Le dossier d’Esprit révèle comment ces courants réactionnaires, loin d’être de simples résurgences passagères, s’enracinent depuis les années 1980. Grâce au travail pionnier de Daniel Lindenberg, on comprend comment ces idées ont gagné en sophistication, détournant des luttes progressistes comme le féminisme pour brouiller les repères idéologiques et promouvoir un souverainisme aux accents inquiets.
À l’inverse, la gauche semble paralysée par ses propres failles intellectuelles : incapable de renouveler sa réflexion sur le social et d’échapper à une conception trop étroite de la domination, elle a creusé un fossé qui affaiblit son influence. Ce vide intellectuel ne reste pas stérile ; il devient au contraire le terrain de jeu privilégié des discours autoritaires, qui s’y engouffrent pour asseoir leur légitimité.
Au cœur de cette bataille d’idées, la question de l’avenir de la démocratie libérale se pose avec une urgence renforcée.
Esprit sonne l’alerte : il ne s’agit plus d’une simple remise en question du système, mais d’une montée en puissance de programmes ouvertement hostiles à la République, dont la gravité commande une vigilance sans faille.
Dossier coordonné par...
Anne Dujin Rédactrice en chef de la revue Esprit depuis 2020, Anne Dujin est politiste de formation. Elle est également poète. Son dernier recueil, L'ombre des heures, est paru aux éditions de L'herbe qui tremble en 2019.
Marc-Olivier Padis, agrégé de lettres modernes, a dirigé la revue Esprit pendant plus de vingt ans. Il est aujourd’hui directeur des études chez Terra Nova et se consacre à l’analyse des politiques publiques et européennes.