Personnalités

Michèle Debonneuil économiste, « La place de l’Homme dans la révolution industrielle de 1980 »


David Commarmond
Mardi 13 Septembre 2022


Le 28 juin 2022 s’est tenu au siège d’IESF - 7 rue Lamennais Paris 8éme une conférence organisée par Christophe Dubois-Damien président du Comité économie d’IESF (Ingénieurs et scientifiques de France), avec comme invitée Michèle Debonneuil économiste.



Christophe Dubois-Damien
Christophe Dubois-Damien
Cette réunion s’inscrivait dans le cadre des Entretiens économiques d’IESF. L’ambition de ces entretiens créés par Christophe, est la compréhension et la diffusion du nouveau paradigme économique et social mondial en partenariat avec le Groupe 1980 Sciences-Po Alumni, riche de 500 membres, qu’il préside aussi.
 
IESF (Ingénieurs et Scientifiques de France) est une institution âgée de 175 ans indépendante et apolitique. L’organe représentatif de la profession d’ingénieur, reconnu d’utilité publique depuis 1860.
 
Du fait du thème choisi « La place de l’Homme dans la révolution industrielle de 1980 », le mode atelier/conférence hybride a été choisi : une quinzaine de personnes réunies en présentiel en contact vidéo avec une cinquantaine en distanciel.
 
Éléments de contexte rappelés par Michèle Debonneuil : l’«ancienne économie»  porteuse d'une croissance forte fondée sur "l’avoir plus » et d’un plein emploi compatible avec une décroissance tendancielle des inégalités est « disruptée ». Une nouvelle économie, largement façonnée par les GAFAM, se met en place dans le désordre de la « destruction créatrice ».
 
Elle apporte une nouvelle façon de satisfaire les besoins, qui plaît aux consommateurs, mais qui poursuit et amplifie la course effrénée vers l’achat de biens dont la production détruit notre environnement. Par ailleurs, elle va de pair avec une croissance tendancielle des inégalités qui menace nos démocraties.

« Un ancien monde est en train de disparaître. Un nouveau monde n’est pas encore apparu. » affirme Christophe Dubois Damien.

Derrière cette formule pleine de promesses, une réalité plus violente, pleines de convulsions, un monde de crises traverse les sociétés. La généralisation de l’informatique qui irrigue aujourd’hui toutes les couches sociales a transformé nos sociétés.
 
Aujourd’hui on parle même de société numérique. Christophe Dubois Damien rappelle que l’informatique, c’est la science et la technologie ; le numérique ce sont les applications à base de plateformes. Le numérique est donc une sous-partie de l’informatique.
 
Il n’est pas inutile de rappeler que les techniques fondamentales de l'économie contemporaine reposent sur la microélectronique, le logiciel et l’Internet, donnant naissance à des acteurs comme les GAFAM. Et pourtant, même si cette révolution s’est généralisée depuis vingt ans, nous n’en n’avons pas encore mesuré toutes ses conséquences.
 
Nous n’avons pas encore appris totalement à nous y mouvoir, tandis que les valeurs de l’ancienne économie sont encore persistantes dans notre inconscient collectif et dans nos modes de vie.
 
Certains estiment que cela se fait souvent au détriment de notre environnement et porte atteinte à nos démocraties. Cette évolution est la conséquence de la 3e révolution industrielle de 1980, dont l’intrant est la donnée, la data ; voilà près de 40 ans.
 
En 40 ans, la révolution industrielle a changé la place de l’homme au sein de cette économie numérique. Elle le place au centre de son économie numérique, elle change les distances entre l’offre et la demande, réduit le nombre d’intermédiaires.
 
Christophe Dubois Damien considère que la seconde moitié du XXe siècle a connu le règne des masses, masses de travailleurs, masses de consommateurs. Dans l’économie numérique, l’homme appartient à la multitude. Mais sur le plan individuel, l’homme volontaire, imaginatif, curieux parvient à ne pas être dominé par le système.
 
A l’échelle collective, il en va autrement. Pourquoi est-il encore si difficile aux Etats, aux institutions, aux entreprises grandes ou petites d’intérioriser cette nouvelle donne ?
 
En fait l’histoire de l’homme, c’est sa capacité à maîtriser l'énergie, la mobilité et les connaissances. L'homme a considérablement amélioré et systématisé cette démarche depuis la première révolution industrielle en 1780 et plus encore sous la deuxième révolution industrielle de 1880.
 
Durant ces deux périodes de 100 ans chacune, l’homme organise la société autour de l'exploitation de la main d'œuvre. Il améliore ses limites physiques. Aujourd’hui l’élément clé est le cerveau, après la main d'œuvre, voici le cerveau d'œuvre.
 
- avec 4 milliards de cerveaux et de mobinautes, nous disposons d’une masse importante de personnes qui alimentent aujourd’hui les datacenters et demain les Metavers.
 
Christophe Dubois-Damien, pour marquer cette évolution propose le terme « ochlonomie » pour identifier ce processus en cours. (du grec ochlos : multitude et nomos organisation). Terme qui n’est pas encore entré dans le dictionnaire.
 
L’ochlonomie désigne un modèle de société, qui par hypothèse serait parvenu à l'efficacité, à l'équilibre dans le monde qu’a créé la troisième révolution industrielle de 1980. L’ochlonomie est un système économique qui permet aux entreprises, aux institutions, aux consommateurs et à l’État de tirer pleinement parti du système technique fondé sur l’informatique, l’internet et l’intelligence partagée.
 
Christophe Dubois Damien propose de placer un repère sur l’horizon afin de sortir du tunnel et des crises. Dans ce nouveau paradigme, l’entrepreneur redevient acteur, l’entreprise redevient à taille plus humaine.
 
Christophe Dubois Damien passe ensuite la parole à Michèle Debonneuil. Elle nous propose une vision complémentaire, avec d’autres nuances qui pourrait selon elle, « si nous le voulions collectivement », modifier le cours des choses, nous permettre de reprendre notre destin en main et entraîner la société dans son ensemble vers un chemin plus soutenable.

Elle pointe plusieurs éléments. Pour Michèle l’équilibre ancien est rompu. Il reposait sur des technologies génériques au service du progrès, génératrices de croissance, se traduisant par des emplois et une diminution des inégalités par la présence de services publics (école, santé, culture etc …)
 
Avec la rupture, on assiste à l’apparition de deux menaces durables : une croissance tendancielle des inégalités et des atteintes à l’environnement.

Atteintes qui se mesurent par :
  • des émissions de CO2 accrues et des solutions qui ne sont pas à la hauteur des enjeux.
    La lutte contre les émissions se traduisent surtout par des hausses de prix censées décourager l’usage de l’énergie. Si le consommateur final est touché, en amont il n’y a pas de réflexion pour lutter contre les autres dommages (pollution des océans et artificialisation des sols, disparition d’espèces…). Persistance du modèle ancien. Retard dans la mise en place d’un nouveau modèle.
  • l’émergence d’une angoisse existentielle, entre une nature en danger, des démocraties malades et menacées par la montée des extrémismes.
  • Une dispersion des mesures, manque de cohérence des politiques, pas d’adhésion du collectif pour changer les comportements.
 
Le constat général est le manque de vision équilibrée, responsable et éthique, mettant fin à la doxa de la libre circulation des marchandises, des flux financiers et des personnes. Si l’idée était de faire une « mondialisation heureuse », la réalité fut bien différente. Délocalisation, chômage de masse, ont laminé des pans entiers de l’industrie. On a voulu croire que le marché trouverait la solution en particulier pour remplacer les emplois détruits. En fait, le développement d’un chômage de masse et la tendance à la baisse des salaires et des prix bouleversent les pays développés en même temps que les pays émergents se développent.

Les GAFAM : les derniers avatars

Nés avec les TICS, les GAFAM dominent et règnent sur le monde industriel et économique mondial, pendant que les anciennes entreprises se cramponnent à leurs valeurs. Les GAFAM en réduisant les intermédiaires ont vu qu’ils pouvaient inventer un autre modèle pour répondre aux besoins des consommateurs.
 
Avec internet, puis les mobiles, ces nouvelles entreprises proposent de mettre à la disposition des consommateurs tout ce dont ils désirent. Idée que l’on doit prendre au sens large, ce n’est plus qu’uniquement de l’information, un bien matériel, un service. Le bien matériel s’efface pour mettre en avant un usage. Là où on achetait un canapé ou un objet de décoration, il est aujourd’hui possible de le louer.
 
« Cette nouvelle façon de satisfaire les besoins plaît aux consommateurs qui l’ont très vite adoptée. Mais on prend conscience des risques associés à cette nouvelle façon de satisfaire ses besoins. »
  • Peut-on limiter les dommages sur la nature ?
  • Peut-on restreindre le caractère intrusif et excessif dans nos vies quotidiennes ?
  • Peut-on remettre en cause la désinformation systématique ?

  • Premier risque : des monopoles mondiaux aux pouvoirs exorbitants
Constat : un coût de production des logiciels qui sont à la base des applications étant fixe et les consommateurs très nombreux, le coût marginal de ces mises à disposition est nul et donc le prix est très faible voire nul. Ce qui rompt avec la théorie économique traditionnelle de la concurrence fondée sur le coût marginal croissant (rendements décroissants).
 
Conséquence : création de monopoles.
Le caractère mondial de ces entreprises les rend plus difficilement contrôlables que les modèles antérieurs. Finalement, les consommateurs sont gagnants à court terme tandis que les GAFAM le sont à long terme. Au passage, les GAFAM dopent leur activité par la collecte d'informations personnelles leur permettant d’optimiser leur activité publicitaire. Le développement d’intelligence artificielle affine encore le profil des consommateurs. Ce changement de paradigme, n’est pas sans conséquences. Ces solutions sont des menaces qui visent directement l’industrie, le commerce et les services classiques. Ce changement les oblige à les imiter, pire à intégrer leurs solutions. Ce qui accroît encore leur puissance.
 
  • Second risque : un environnement dégradé
Les applications nous incitent à l’hyperconsommation, alors que nous devrions tendre à la sobriété. Des démarches comme Vinted, qui à l’origine incitait à « vider nos placards », est devenu le chantre de la mode jetable. Tout le contraire de la promesse initiale.
 
Elles ont aussi des impacts indirects, en consommant des ressources naturelles, des entrepôts, des data-centers qui se développent sur des terres arables. Maintenant il y a toujours une pression sur l’artificialisation des sols.
 
  • Troisième risque : La désintermédiation, une atteinte à l’emploi
Dans le paradigme des GAFAM, il n’y a pas d’emplois, pas de coûts variables. Pour y parvenir, la désintermédiation est systématique, c’est-à-dire de faire en sorte que le chemin soit toujours le plus court pour arriver au consommateur. Ils essaient autant que possible de ne pas avoir recours à de la main-d'œuvre. L’externalisation des coûts se fait au maximum, lorsqu’ils en ont besoin ce sont des travailleurs indépendants, souvent dépendants de la plateforme, non protégés, et facilement remplaçables.
 
  • Quatrième risque : l’intelligence artificielle
Les réseaux sociaux nous ont donné un avant-goût de cette révolution. « Le remplacement du face à face avec ses semblables par un face à face avec une image idéale a déjà montré ses effets néfastes auprès des jeunes ». Si l’amplitude est difficile à quantifier, son caractère néfaste est difficile à remettre en cause.
 
Et pourtant : les GAFAM jouissent d'une bonne image auprès des consommateurs ?
Manifestement avec les GAFAM nous ne sommes pas sur la voie de la sobriété, bien au
contraire, les nouveaux modes de production et de vie développés par les GAFAM justifient leur croissance et la croissance des inégalités sociales et environnementales.
 
De nombreuses questions méritent d’être posées :
Sommes-nous tous d’accord pour laisser encore les marchés gérer ces risques ?
L’Europe peut-elle faire autre chose que d’essayer de réguler ces monopoles et de leur faire payer des impôts ?
Peut-on redonner dans l’organisation de la production une place à l’homme qui permette à la fois de donner à chaque homme un travail qualifié qui mérite une bonne rémunération ?

Michèle Debonneuil propose les « bouquets de solutions » réintermédiées

Michèle Debonneuil
Michèle Debonneuil
La ré-intermédiation : une piste à creuser 
 Pour Mme Debonneuil, il est urgent de remettre en cause la machine mise en place par les GAFAM tant qu’on le peut encore. Il n’est pas sûr que l’on puisse inverser la tendance dans les secteurs où ils se sont répandus, mais elle ne doit pas être systématique et irréfléchie.
 
L’élimination de l’intermédiaire est acceptable et bien acceptée lorsque le besoin est élémentaire, mais elle devient problématique lorsque le besoin est plus complexe. Or nous avons beaucoup de besoins complexes non satisfaits.
 
Citant par exemple, la rénovation énergétique, la silver économie, les TIC, qui sont des questions urgentes et importantes qui ont pris du retard au vu de la complexité et devant lequel le consommateur n’a toujours pas de guichet unique, d’éventail de solutions, de confiance. Bien sûr plus difficile car la gestion des hommes est plus complexe et coûteuse que celle des robots.
 
« Cette façon de satisfaire les besoins avec des bouquets de solutions finement adaptés aux besoins de chacun implique une très nouvelle organisation des marchés qui réintroduit un intermédiaire en son cœur. »
 
Le secteur privé a un rôle très important à jouer. « Il faut aussi que les diverses entreprises composantes du bouquet de solutions acceptent d’être coordonnées et recrutent des salariés bien formés et bien payés pour apporter des services d’une qualité sans cesse croissante ». C’est aussi prendre en compte les nouvelles aspirations des consommateurs, notamment la primauté de l’usage sur l’acte d’achat, programmant ainsi la disparition de l’obsolescence programmée à moyen terme. Il serait même possible que la qualité du bouquet de service réponde aux besoins des clients et un cycle de vie raisonné.
 
Par extension, nous reviendrons vers un cycle vertueux : réduire les inégalités et préserver l’environnement. La croissance demeurant possible, conservant et créant des emplois qualifiés.

Pour conclure : des précurseurs tracent la route !

Avec le plan Borloo en son temps, des précurseurs se sont lancés dans l’aventure. Un rapport de la CDC sur la rénovation énergétique par exemple préconise cette organisation. Malheureusement, l’expérience a montré que la mise en œuvre était plus complexe que prévu, car difficile de coordonner tant d’acteurs avec des maturités différentes vis-à-vis du numérique.

Pour Michèle Debonneuil, les pouvoirs publics ont un rôle à jouer en nommant un coordinateur chargé de catalyser et organiser ces nouveaux marchés. Ce projet pourrait être l’occasion de mettre en place une plate-forme européenne unique d’intérêt général.

Par voie de conséquence, ce serait l’occasion de limiter le pouvoir des GAFAM à défaut de les évincer. C’est la meilleure façon de les encadrer, d’une part parce que les travailleurs auront le choix de s’engager dans l’un ou l’autre des deux secteurs et donc feront pression pour que les conditions de travail et de rémunération se rapprochent dans les deux secteurs. Quant aux consommateurs, ils auront le choix entre les deux types de solutions, de sorte que ce sont eux qui décideront du partage qu’ils souhaiteront faire entre les solutions intermédiées et désintermédiées.