Management

Monétiser la confiance d’un allié : rentable ou délétère ? Par Jan-Cédric Hansen


Jacqueline Sala
Samedi 2 Août 2025


Chercher à profiter de la notoriété d’un tiers pour pousser un projet, obtenir un avantage ou consolider une position est une pratique solidement ancrée dans le monde des affaires mais cette attitude profite-t-elle réellement durablement à chacune des parties ?



Monétiser la confiance d’un allié : rentable ou délétère ? Par Jan-Cédric Hansen

Valoriser la confiance

Dans les relations où la coopération est déterminante, il peut sembler habile de transformer la confiance reçue d’un partenaire en avantage tangible. 

Ce geste, perçu comme pragmatique, peut temporairement sécuriser une alliance ou rééquilibrer un engagement jugé inégal.  Pourtant, cette stratégie qui apparaît efficace à court terme fragilise en profondeur la relation et le système qui la porte et s’avère souvent contre-productive par la suite.
L’évolution des relations entre la Turquie et l’OTAN en 2019 en est un exemple. Malgré l’intervention militaire turque en Syrie (opération “Source de paix”), largement critiquée par ses alliés, la coopération sécuritaire fut maintenue. Ce maintien a été perçu par certains comme un traitement différencié révélant un usage conditionnel de la reconnaissance diplomatique.

Quand la reconnaissance devient une monnaie d’échange

La confiance et la reconnaissance appartiennent à une sphère symbolique, fondée sur le don et la réciprocité. Elles n’ont donc pas de prix et  se construisent, s’accordent, se méritent.

Les convertir en avantages ou contreparties revient à leur ôter leur nature relationnelle et à les faire entrer dans une logique d’intérêt.

Prenons le cas de la participation spectaculaire de LVMH au financement de la reconstruction de Notre-Dame en 2019.  Un geste qui a suscité l’admiration mais a aussi été interprété par certains observateurs comme un acte de positionnement stratégique, instrumentalisant la reconnaissance publique dans une logique de valorisation de marque.
Cette bascule change la nature même du lien qui ne repose plus sur une reconnaissance sincère mais devient un levier d’optimisation, un outil d’arbitrage. Cela affaiblit ce que certains philosophes appellent la « dignité acquise » : celle qui se manifeste dans la reconnaissance du rôle de l’autre, dans la justesse du regard porté sur lui.
Une reconnaissance tarifée n’a plus rien de libre ni de cohérent.
 

Des coopérations fragilisées

 Quand reconnaissance et loyauté deviennent monétisables, les relations cessent d’être durables. 

Elles entrent dans une dynamique conditionnelle et calculée où chacun devient libre de se retirer dès lors que le “rendement” de la relation ne lui convient plus. 

Le partenariat entre Google et Ascension en 2019, autour de l’exploitation de données médicales, en fournit une illustration marquante.

La relation initialement présentée comme collaborative a basculé dans la suspicion lorsque la collecte non consentie de données médicales de millions d’Américains a été révélée, provoquant des réactions politiques et une rupture de confiance !

Dans ces systèmes, les acteurs les plus puissants peuvent “acheter” plus de reconnaissance ou de légitimité, renforçant les déséquilibres ; les acteurs plus faibles devenant, eux, dépendants de ces validations pour conserver leur place. 

La coopération perd en profondeur et en stabilité, les liens deviennent plus opportunistes, moins solides et l’alliance se transforme en transaction permanente. 

Le cas des accords d’infrastructure dans le cadre des Nouvelles routes de la soie, entre la Chine et certains États africains, montre comment une dépendance à des contreparties symboliques et financières peut transformer un projet stratégique en source d’instabilité politique ou diplomatique, comme l’illustre le financement de l’autoroute d’Abidjan, dont les modalités ont suscité des critiques sur la soutenabilité de la dette et l’opacité des conditions de réalisation.

Le leader en première ligne

Accepter une reconnaissance tarifée affecte aussi la position du leader. Suspect d’opportunisme, il perd sa capacité à incarner une autorité sincère et à garantir un cadre collectif stable et cesse d’être le garant du sens partagé. 

Le scandale Wells Fargo (2016), dans lequel des milliers de comptes ont été créés à l’insu des clients pour répondre à des objectifs commerciaux internes, a montré comment la pression à la performance monétisée peut transformer les figures managériales en relais de systèmes opaques, minant leur légitimité.

Cette dégradation du lien symbolique rejaillit sur tous les partenaires qui ne sont plus reconnus pour ce qu’ils sont, mais pour ce qu’ils rapportent. 

Cela induit un désengagement progressif, une perte de motivation, et une désactivation de la coopération sincère. 

L’affaire Benalla, en France (2018) illustre comment le maintien d’un collaborateur controversé dans la sphère présidentielle, malgré des signaux d’alerte, a affecté l’image de cohérence et de verticalité de l’exécutif, provoquant un trouble durable dans l’opinion.

L’apport des cindyniques

Les cindyniques, ou sciences du danger et de la vulnérabilité, permettent de lire ces dérives comme les effets d’une déformation du cadre global dans lequel les relations prennent sens.

Ce cadre défini par quatre dimensions : structure (la répartition des ressources ou des moyens), organisation (les rôles), fonction (les processus ou missions assignées) et communication (les signaux et messages), constitue la limite d’un espace plus large, structuré par cinq autres dimensions plus complexes que sont l’axiologie (les valeurs portées), la déontologie (les obligations de comportement ou règles internes), la téléologie (les finalités affichées ou sous-jacentes), la statistique (la précision, la fiabilité et l’actualité des données observées) et l’épistémique (les savoirs mobilisés ou réputés fiables).

La monétisation de la reconnaissance altère simultanément plusieurs de ces dimensions.

Elle déstabilise la communication (le message implicite devient : “la loyauté s’achète”), modifie les équilibres organisationnels, et désaligne les finalités.

Ces tensions ne sont pas immédiatement visibles, mais elles affaiblissent la cohérence du système tel qu’il s’inscrit dans ce cadre.

L’affaire Tezos (2018) - négociation d’un contrat avantageux en tokens par le président de la fondation lui-même - a montré comment une logique privée dissimulée peut produire une rupture de gouvernance, révélant une déformation silencieuse mais profonde du cadre.

À terme, ces tensions exposent le système à des ruptures et le leader, en particulier, cesse d’être perçu comme un repère et devient un point de vulnérabilité, car il semble soumis à des logiques d’intérêt plutôt qu’à des principes collectifs.

Les cindyniques montrent ainsi que ce qui semblait une simple tactique relationnelle est en réalité un mécanisme d’endommagement à ne pas négliger sous peine d’un effet boomerang incontrôlable.

Un enjeu qui dépasse la morale

Monétiser la reconnaissance peut sembler, sur le moment, une solution élégante à un déséquilibre perçu comme tel mais cette pratique modifie en profondeur la dynamique collective, détériore les bases symboliques de la coopération, fragilise la position du leader et rend l’ensemble du système plus vulnérable. 

Comme l’ont montré les tensions au sein du groupe Casino entre Jean-Charles Naouri et certains cadres pressentis pour la succession, où l’absence de passage de relais clair a fragilisé la gouvernance et suscité des doutes sur la pérennité stratégique, illustrant ainsi cette dynamique : ce qui devrait relever d’une transmission s’inscrit dans une logique de récompense. La reconnaissance devient suspecte, et l’autorité vacille.

Dans un monde où la confiance est une ressource rare et précieuse, vouloir la rentabiliser revient à la détruire durablement. 

Le coût caché de cette dérive est multidimensionnel, et non seulement éthique : il affecte et fragilise le cadre et favorise sa rupture stochastique qui sera, par définition, une catastrophe.

A propos de l'auteur

Dr Jan-Cédric Hansen
Praticien hospitalier, expert en pilotage stratégique de crise, vice-président de GloHSA et de WADEM Europe, Administrateur de StratAdviser Ltd