« Rage bait » a été consacré mot de l’année 2025 choisi par le Oxford University Press.
Devenu un ressort central des interactions numériques, le « rage bait » transforme l’indignation en moteur d’audience et expose organisations et individus à de véritables crises de communication. En analysant ce phénomène, Christel Bertrand montre comment la colère est désormais instrumentalisée comme un levier marketing et pourquoi il devient urgent d’apprendre à ne plus nourrir ces provocations.
Quand l’émotion devient un outil de performance
Derrière ce terme, élu mot de l’année 2025 par l’Université d’Oxford, se cache une stratégie de contenu pensée pour déclencher colère et indignation, non pas pour nourrir un débat, mais pour maximiser artificiellement le trafic et l’engagement.
Christel Bertrand rappelle que l’émotion forte n’est plus un simple effet collatéral : elle est devenue un produit, calibré pour piéger les utilisateurs dans des cycles de réactions impulsives qui alimentent la visibilité des publications.
Sur des plateformes numériques, ces interactions reposent souvent sur des informations non vérifiées ou sur un cadrage volontairement toxique, capable de détourner la conversation publique au profit d’agendas opaques.
Un piège en trois temps qui exploite la réaction à chaud
Tout commence par une provocation initiale, souvent formulée sous forme d’accusation ou d’humiliation, destinée à déstabiliser la cible. Vient ensuite la réaction impulsive, cette réponse à chaud qui surgit avant toute analyse et qui, parce qu’elle est émotionnelle, devient immédiatement exploitable. La dernière étape consiste à instrumentaliser cette réaction : captures d’écran, commentaires, détournements et partages transforment la réponse de la cible en carburant de la polémique.
Ce renversement est au cœur du piège : celui qui réagit croit se défendre, mais offre en réalité la matière première de la crise.
Comment une crise réelle peut être détournée
Une crise réelle, des décisions contestées et une forte charge émotionnelle suffisent à créer un terrain fertile pour le rage bait. Dans un tel contexte, les réseaux sociaux deviennent une caisse de résonance où la colère est amplifiée, instrumentalisée et parfois totalement dissociée du sujet initial. La conversation peut alors être détournée, "hijackée", parasitée, au profit d’acteurs qui exploitent l’émotion collective plutôt que la réalité des faits.
Reprendre le contrôle : cadrer plutôt que nourrir
Face à ce piège, la réponse ne peut être improvisée.
Christel Bertrand insiste sur la nécessité d’un protocole stratégique fondé sur la maîtrise et la rationalité. Avant toute réaction, il faut évaluer la nature de l’attaque, vérifier les informations et identifier qui, au sein de l’organisation, détient le pouvoir d’arrêter une escalade.
Si une réponse s’avère indispensable, elle doit être unique, factuelle et diffusée sur un canal maîtrisé, loin du fil de commentaires où prospère la polémique.
La règle d’or tient en une formule : on ne nourrit pas, on cadre. L’objectif n’est pas de gagner un débat en ligne, mais de rétablir les faits et de reprendre la main sur le narratif.
Dans un environnement où la colère est devenue un produit, la lucidité et la retenue sont désormais des compétences stratégiques.
Pour aller plus loin
- Engagement, User Satisfaction, and the Amplification of Divisive Content on Social Media
Smitha Milli, Micah Carroll, Yike Wang, Sashrika Pandey, Sebastian Zhao, Anca D. Dragan
A propos de l'auteur
Christel Bertrand est spécialiste de la communication de crise et des dynamiques numériques, où elle analyse les mécanismes de manipulation émotionnelle et les stratégies de réponse adaptées. Ses travaux éclairent la manière dont les plateformes amplifient l’indignation et proposent des méthodes rigoureuses pour reprendre le contrôle du narratif face aux provocations en ligne.
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Qu’est‑ce que le “mot de l’année” ?
Le mot de l’année est une tradition linguistique menée par plusieurs institutions — dont l’Oxford University Press — qui consiste à sélectionner le terme ayant marqué l’année écoulée par son usage, son évolution ou son impact culturel. L’objectif est de saisir un phénomène social, technologique ou culturel à travers un mot qui cristallise l’esprit du temps.Pour Oxford, le processus repose sur deux piliers :
L’analyse des données linguistiques : fréquence d’usage, progression dans les corpus, présence dans les médias et les réseaux sociaux.
Un vote public : plus de 30 000 personnes ont participé en 2025.
Entre 2023 et 2025, les mots de l’année d’Oxford tracent une évolution nette de notre rapport au numérique. En 2023 « Rizz » incarne d’abord l’ère de la performance sociale et du charme codifié par les plateformes. En 2024 « Brain rot » révèle ensuite l’inquiétude face à la saturation cognitive provoquée par la consommation compulsive de contenus. Avec « rage bait », l’année 2025 met en lumière un web où l’indignation devient un levier stratégique, signe d’un environnement désormais structuré par la manipulation émotionnelle.

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