STRATEGIES

Nucléaire : le retour de la puissance, entre désarmement illusoire et course stratégique

Tribune libre Par Giuseppe Gagliano, Cestudec


Jacqueline Sala
Lundi 3 Novembre 2025


Le nucléaire civil redevient un levier de puissance mondiale. Derrière les investissements énergétiques, une compétition géostratégique s’intensifie : Chine et Russie exportent leur modèle technologique, pendant que les démocraties occidentales tentent de reconstruire un contrepoids industriel et sécuritaire. L’atome, hier outil de modernité, redevient un instrument d’influence.



Nucléaire : le retour de la puissance, entre désarmement illusoire et course stratégique

Le monde réarme ses réacteurs

La renaissance du nucléaire ne relève plus du discours politique mais d'un mouvement géostratégique global.

Alors que la World Nuclear Exhibition de Villepinte réunit les acteurs d'un secteur en pleine effervescence, la planète entre dans une nouvelle ère de compétition atomique. Selon l'Agence internationale de l'énergie, les investissements dans le nucléaire civil ont bondi de 50 % en cinq ans. Derrière cette relance énergétique se profile une autre dynamique, plus silencieuse mais plus lourde : la réhabilitation du nucléaire comme instrument de puissance.

La Chine et la Russie occupent aujourd'hui le sommet de cette hiérarchie.
Pékin, avec plus de cinquante réacteurs en activité et une trentaine en construction, projette son modèle industriel jusqu'en Afrique et en Europe de l'Est.
Moscou, via Rosatom, détient un portefeuille de 35 projets à l'étranger et reste le premier exportateur mondial de technologie nucléaire civile. Ce duopole sino-russe combine la maîtrise de la filière, la diplomatie de l'énergie et le soutien militaire implicite : chaque centrale construite s'accompagne d'accords de sécurité, de contrats d'entretien et souvent d'un ancrage politique durable.

L'atome comme arme d'influence

Nucléaire : le retour de la puissance, entre désarmement illusoire et course stratégique
Dans les années 1970, les centrales représentaient la modernité. Aujourd'hui, elles incarnent la souveraineté.

La Russie a utilisé la dépendance énergétique européenne comme un levier de dissuasion économique ; la Chine applique la même logique à travers ses technologies nucléaires, ses terres rares et ses métaux critiques. L'énergie est redevenue une ligne de front.

Le nucléaire civil sert de vecteur d'influence : il crée une dépendance structurelle sur plusieurs décennies, exige la formation de techniciens, l'importation de pièces, et une coopération constante entre les gouvernements. Rosatom en Égypte ou en Turquie, CNNC au Pakistan ou en Argentine, agissent comme des prolongements de la politique étrangère. Pékin propose des financements à taux préférentiels et des partenariats « clé en main », tandis que Moscou installe des ingénieurs et des techniciens qui deviennent des relais permanents.

C'est un modèle d'occupation pacifique, fondé sur la technologie et la dette.
 

Les Occidentaux à la recherche d'un contrepoids

Face à cette offensive, les États-Unis ont décidé de réinvestir massivement dans la filière, avec un plan de 80 milliards de dollars destiné à relancer leur parc civil et à soutenir les réacteurs modulaires de nouvelle génération. Washington cherche à rétablir une chaîne d'approvisionnement nucléaire complète, en s'alliant au Japon et à la Corée du Sud. L'objectif : reconstruire un écosystème industriel indépendant du combustible russe et capable de concurrencer les modèles chinois.

Mais l'initiative américaine reste avant tout stratégique. Derrière les réacteurs civils, il y a la maîtrise du cycle du combustible, des isotopes et des technologies duales – celles qui permettent le passage du nucléaire civil au militaire. En soutenant des programmes civils alliés, Washington renforce un arc indo-pacifique de confiance : Japon, Corée, Australie, Philippines, Inde. Chacun de ces pays devient un nœud potentiel d'accès au savoir-faire nucléaire occidental, et donc un partenaire dans la dissuasion régionale.
 

L'Europe entre dépendance et renouveau

Le Vieux Continent, longtemps paralysé par ses propres contradictions, redécouvre le nucléaire après deux décennies de déclin.
La France tente de relancer sa filière avec les EPR2 et de redéfinir son rôle de leader européen, mais les retards de Flamanville et les surcoûts minent sa crédibilité.
L'Allemagne, sortie du nucléaire, investit désormais dans la fusion, espérant contourner le débat politique sans renoncer à la technologie.
L'Europe centrale, elle, s'ouvre à Rosatom et à la Chine, créant une fracture au sein de l'Union : d'un côté les tenants de la souveraineté énergétique, de l'autre ceux de la neutralité écologique.

Cette division affaiblit la position stratégique du continent. Alors que les États-Unis et l'Asie conçoivent le nucléaire comme un outil d'équilibre militaire et industriel, Bruxelles continue à le traiter comme un problème environnemental. La dépendance au gaz liquéfié américain ou aux panneaux solaires chinois traduit cette absence de vision géopolitique.
 

La dimension militaire cachée du nucléaire civil

Aucune renaissance nucléaire n'est neutre. La maîtrise du cycle de l'uranium enrichi et du plutonium permet, en cas de crise, une conversion rapide vers des usages militaires. C'est pourquoi les infrastructures civiles deviennent des points névralgiques de sécurité. En Ukraine, la centrale de Zaporijjia illustre cette réalité : un site civil transformé en levier militaire. En Iran, la frontière entre recherche civile et programme balistique reste floue.

La multiplication des réacteurs dans le monde – plus de 440 en service et 60 en construction – élargit la carte des vulnérabilités : sabotage, cyberattaque, terrorisme, mais aussi coercition politique.
Les satellites de renseignement surveillent désormais les signatures thermiques des centrales autant que celles des bases militaires. L'atome, civil ou non, est redevenu un marqueur de puissance.
 

Une alliance occidentale à reconstruire

La coopération qui se dessine entre Washington, Séoul et Tokyo vise à opposer une offre nucléaire « sûre et démocratique » à la domination russo-chinoise. Cette alliance tripartite repose sur la complémentarité : la technologie américaine, la rigueur industrielle sud-coréenne, la précision japonaise. Ensemble, ils entendent proposer aux pays émergents une alternative crédible à Rosatom ou CNNC.

Mais la bataille ne se jouera pas seulement sur la qualité technique. Elle se gagnera sur la capacité à financer les projets, à former des ingénieurs locaux, et à assurer la sécurité du combustible. Là où Pékin offre des crédits souples, Washington oppose des conditions politiques ; là où Moscou promet la continuité, l'Europe impose la transparence.
 

La guerre de l'atome est aussi cognitive

Les puissances ne se disputent plus seulement les marchés, mais les imaginaires.
La Russie met en avant la fiabilité et la souveraineté ; la Chine, l'efficacité et la rapidité ; l'Occident, la sécurité et l'écologie. Derrière ces récits se joue une bataille d'influence culturelle : à qui appartiendra le futur énergétique du monde ? L'atome, hier symbole de peur, devient à nouveau symbole de puissance.
 

Une dissuasion énergétique

La renaissance du nucléaire signe la fin d'une illusion : celle d'un monde dénucléarisé et apaisé. L'atome n'a jamais disparu ; il a simplement changé de fonction. D'arme de destruction, il est devenu instrument d'influence, pivot économique et pilier stratégique.

Dans la compétition entre l'Est et l'Ouest, chaque réacteur est désormais un avant-poste : il alimente, il dissuade, il lie. La guerre de l'énergie se déroule autant sous les océans que dans les salles de contrôle des centrales. Et pendant que la Chine et la Russie avancent, les démocraties occidentales redécouvrent que la souveraineté, dans le monde d'aujourd'hui, commence au cœur d'un réacteur.
 

A propos de ...

Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l'accent sur la dimension de l'intelligence et de la géopolitique, en s'inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l'École de Guerre Économique (EGE).
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/ et avec l'Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l'Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/
La responsabilité de la publication incombe exclusivement aux auteurs individuels.

Sources

 
 
  1. Fondation pour la recherche stratégique, French Nuclear Deterrence Policy, Forces, and Future: A Handbook — PDF completo.
    https://www.frstrategie.org/sites/default/files/documents/publications/recherches-et-documents/2020/202004.pdf
  2. Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), French nuclear forces (estratto PDF su forze nucleari francesi) — PDF.
    https://www.sipri.org/sites/default/files/SIPRIYB21c10sIV.pdf
  3. International Centre for Defence and Security (ICDS), French Nuclear Policy — analisi 2023.
    https://icds.ee/wp-content/uploads/dlm_uploads/2023/01/ICDS_Brief_French_Nuclear_Policy_Jean-Louis_Lozier_January_2023.pdf
  4. Politique étrangère, France's Nuclear Arsenal: What Sort of Renewal? — articolo (2017) con focus sul rinnovamento dell'arsenale francese.
    https://politique-etrangere.com/2021/01/08/frances-nuclear-arsenal-what-sort-of-renewal/
  5. The Bulletin of the Atomic Scientists, French nuclear weapons, 2023 — panoramica dell'arsenale francese.
    https://fas.org/wp-content/uploads/2023/07/French-nuclear-weapons-2023.pdf
  6. Ministry for Europe and Foreign Affairs (Francia), sezione "Nuclear Disarmament" — politiche di disarmo nucleare della Francia.
    https://www.diplomatie.gouv.fr/en/french-foreign-policy/security-disarmament-and-non-proliferation/disarmament-and-non-proliferation/treaty-on-the-non-proliferation-of-nuclear-weapons/nuclear-disarmament/