Intelligence des Territoires, PME, ETI

Produire, oui — mais pas n’importe comment : une sémiotique du vivant en trois niveaux. Isabel Marcos


Jacqueline Sala
Lundi 29 Décembre 2025


Au-delà du cas du Verdon-sur-Mer, c’est une question décisive qui est posée : qu’est-ce qui rend un projet “acceptable” pour un territoire ? En mobilisant une lecture sémiotique stratifiée, Isabel Marcos montre qu’une installation industrielle ne peut être légitime que si elle respecte les bases vitales, s’ancre dans une économie territoriale réelle et assume clairement les valeurs qu’elle met en jeu.



Produire, oui — mais pas n’importe comment : une sémiotique du vivant en trois niveaux. Isabel Marcos
À partir du projet d’aquaculture au Verdon-sur-Mer, Isabel Marcos propose une analyse critique fondée sur une grille en trois strates :
  1. les bases vitales (vivres) — eau, milieux, biodiversité, santé écologique ;
  2. les biens construits — institutions, procédures, infrastructures, organisation économique ;
  3. les objets de culte — valeurs, récits, légitimités, et surtout la manière dont la « valeur » est définie (croissance, rentabilité, intérêt général, commun).
Elle défend le passage d’un modèle extractif (où le territoire sert de support à une chaîne de valeur extérieure) à une approche territoriale circulaire, où une activité n’est recevable que si elle renforce le vivant local et territorialise ses bénéfices. Plutôt que d’opposer emploi et écologie, elle plaide pour une responsabilité située : promettre ne suffit pas — il faut prouver, à partir d’évaluations robustes et de données vérifiables.
 

Qu’est-ce que la sémiotique dans ce cadre ?

Dans ce travail, la sémiotique n’est pas un commentaire « sur » le territoire : c’est un ensemble d’outils et de procédures pour segmenter et analyser ce qui fait sens — formes, mots, images, dispositifs, objets, espaces — et pour comprendre comment des décisions deviennent acceptables, au nom de quels récits, et avec quels effets. Discipline des sciences humaines, proche de la linguistique, de la psychologie, de la sociologie, de l’anthropologie et de la philosophie, elle aide à décrire et à évaluer les stratégies de communication et les mécanismes de pouvoir qu’elles mobilisent. "Dans mon cas, je développe une éco-sémiotique morphodynamique de l’espace, inspirée de Per Aage Brandt et de René Thom : en tant qu’architecte-urbaniste, j’y applique des outils adaptés au territoire et au vivant, considérés comme une morphogenèse (émergence des formes) et une sémiogenèse (actualisation des valeurs dans le vécu). Cela permet de lire un projet non seulement dans ses discours, mais aussi dans ses flux (eau, énergie, matières, rejets), ses seuils biophysiques et ses effets de structure sur le territoire."

Au Verdon sur Mer, vous montrez qu’un projet industriel peut redessiner un territoire sans que ses habitants aient réellement voix au chapitre. Selon vous, qui détient aujourd’hui le pouvoir de décider de ce qui est « acceptable » pour un territoire : les élus, les investisseurs, ou les citoyens qui y vivent ?

Dans le cas du Verdon-sur-Mer, la question « qui décide de l’acceptable ? » n’a pas une réponse unique, parce que le pouvoir est stratifié — comme je l’ai expliqué dans mon article.
 

1) En pratique, l’« acceptable » est défini par un triangle asymétrique

a) Les investisseurs et le système économique abstrait (Strate III – objets de culte)
Le fait que « l’on agite des billets » — au nom de l’emploi, de l’attractivité, de la concurrence territoriale ou de la dépendance fiscale — renvoie à une logique où la valeur abstraite (croissance, rentabilité, parts de marché) devient l’objet de culte dominant. C’est là que se joue le risque d’un projet « dimensionné pour un marché mondial abstrait », qui reconfigure un territoire local en simple plateforme.

b) Les élus et l’appareil politico-administratif (Strate II – biens construits)
Les élus sont souvent l’interface : ils traduisent les récits d’emploi/innovation en procédures, en calendriers, en autorisations (ou en refus). Mais ce niveau est structurellement sous pression : attractivité, promesses d’emplois, concurrence entre territoires, dépendance fiscale, et arbitrages rapides sous contraintes.

c) Les citoyens (Strate I et II), consultés mais rarement co-décideurs
Les habitants disposent d’une connaissance située (milieux, usages, vulnérabilités, mémoire), mais on leur laisse fréquemment un rôle réactif : s’exprimer dans des enquêtes publiques ou des concertations dont l’effet n’est pas automatiquement décisif. Le dossier du « Saumon du Médoc » au Verdon illustre ce régime : le public est sollicité, mais la décision demeure principalement institutionnelle — et c’est précisément à cette asymétrie que j’ai répondu.
 

2) Mon point clé : le vivant fixe déjà une part de « l’acceptable » (Strate I – vivres)

Mon analyse est volontairement tranchante sur ce point : dans un estuaire, tout se joue dans les flux — eau prélevée et rejetée, énergie, charges azotées, logistique, effets de cascade. Or ces flux ne se négocient pas par le discours : ils se heurtent à des seuils biophysiques. L’avis de la MRAe sur le projet (production annoncée à 10 000 t/an) montre bien que la discussion sérieuse doit porter sur l’objectivation, la robustesse de l’évaluation et les effets cumulés.
 

3) Ce qui devrait décider de l’« acceptable » : déplacer l’objet de culte

Pour compléter ma réflexion avec Meadows : le levier le plus puissant n’est pas un paramètre « technique », mais le but du système et le paradigme qui définit ce qui compte. Si le but implicite est « produire plus et vendre plus loin », alors le territoire et la biodiversité deviennent des variables d’ajustement. Si le but devient « maintenir et régénérer les bases vitales », l’économie redevient un sous-système du vivant. Concrètement, cela implique :
  • Changer le but officiel des décisions (critère n°1 : non-dégradation des bases vitales + bénéfices réellement territorialisés).
  • Changer les règles (donner aux habitants un pouvoir effectif : clauses territoriales, conditions suspensives, possibilité d’arrêt si des seuils sont dépassés).
  • Changer les flux d’information (données publiques en continu : eau/énergie/rejets, audits indépendants, transparence sur intrants et dépendances).
     

Qui détient alors aujourd’hui le pouvoir ?

Aujourd’hui, le pouvoir réel de dire « acceptable » se situe d’abord du côté de l’économie abstraite (investisseurs + récit de valeur), relayée par des dispositifs politico-administratifs. Les citoyens sont trop souvent placés en bout de chaîne. Ma proposition — renforcée par la pensée de Meadows — est de renverser la hiérarchie : l’acceptable doit être défini d’abord par les bases vitales (Strate I), encadré par des dispositifs territoriaux vérifiables (Strate II), et seulement ensuite autorisé par une Strate III dont l’objet de culte redevient la richesse réelle : eau, biodiversité, santé des milieux, cohésion et résilience — pas la seule agitation de billets.
 

Vous décrivez le projet d’aquaculture comme l’expression d’un modèle extractif encore dominant. En quoi ce cas illustre t il, selon vous, une forme de dépossession territoriale au profit d’intérêts économiques extérieurs ?

Comme je l’ai déjà esquissé en répondant à la question 1, ce projet illustre une dépossession territoriale parce qu’il aligne le territoire local sur un métabolisme économique externe : la valeur circule vers l’extérieur, tandis que les contraintes biophysiques et les risques restent sur place.
 

1) Un projet « territorialisé » dans l’espace, mais orienté vers un marché extérieur

Le cas du Verdon est typique d’une production dimensionnée et financée pour une logique de marché qui dépasse le territoire. Les acteurs et la rentabilité visent d’abord une chaîne de valeur exogène : le territoire devient une plateforme (foncier, eau, autorisations, logistique), et non une économie réellement « ancrée » dans la reproduction des conditions locales de vie. Dans le dossier du Verdon, plusieurs éléments publics vont dans ce sens (financement, taille, logique industrielle).
 

2) La dépossession se lit dans les flux : profits « exportés », impacts « importés » sur place

Dans une approche éco-sémiotique stratifiée, la dépossession se produit quand la Strate III (valeur abstraite : rentabilité, compétitivité, volumes) pilote la Strate II (procédures, autorisations, calendrier) en reléguant la Strate I (bases vitales) au rang de « variables compensables ». Or, dans un estuaire, tout se joue dans les flux (prélèvements/rejets, énergie, intrants, logistique). Et ces flux ne se négocient pas par récit : ils rencontrent des seuils. Les informations publiques disponibles sur le projet évoquent précisément ces enjeux de rejets et de risques pour les activités et milieux locaux.
 

3) Un cas local qui révèle un problème systémique : faire entrer le vivant dans une économie absurde.

Ici, la question dépasse largement le Verdon : elle met à nu une logique globale de dépassement. Plusieurs synthèses scientifiques récentes convergent vers le même constat : nous avons franchi une zone critique, avec sept limites planétaires sur neuf déjà dépassées selon les indicateurs les plus récents. Dans ce contexte, nos chaînes alimentaires peuvent paraître « rationnelles » au regard des coûts et des prix, tout en devenant écologiquement irrationnelles :
  • des végétales parcourent en moyenne environ 2 400 km avant d’atteindre nos assiettes ;
  • l’agriculture industrielle mobilise environ 42 % des terres et représente près de 70–71 % des prélèvements mondiaux d’eau douce ;
  • et 33% par an de nourriture est perdue ou gaspillée.
Le symptôme le plus inquiétant est la fuite en avant : plutôt que de protéger les conditions mêmes de la vie (sols, eau, pollinisateurs, cycles), nous en venons à envisager des palliatifs techniques — jusqu’à la « pollinisation artificielle par des robots ». Autrement dit, au lieu de corriger le système, on prépare des prothèses à l’effondrement du vivant.
 

Conclusion (au cœur de la dépossession)

Ce cas illustre donc une dépossession territoriale parce que l’intérêt extérieur (financement + marché + récit de valeur) impose sa finalité, pendant que le territoire assume :
  • les pressions sur les bases vitales (eau, qualité du milieu, effets de cascade) ;
  • la fragilisation d’activités déjà dépendantes de la qualité du milieu (pêche, tourisme, santé des écosystèmes) ;
  • et une citoyenneté reléguée à la réaction plus qu’à la codécision.
Et si je le reformule avec Meadows : le nœud n’est pas « un ajustement technique », c’est le but du système. Tant que le but implicite reste produire plus pour vendre plus loin, le territoire et la biodiversité restent variables d’ajustement. Renverser la dépossession, c’est remettre l’économie à sa place : un sous-système du vivant, et non l’inverse.
 

Les promoteurs du projet invoquent l’emploi et l’attractivité économique. Vous affirmez que cet argumentaire masque souvent l’absence de preuves scientifiques sur les bénéfices réels pour le vivant local. Que devrait exiger une collectivité responsable avant d’autoriser une telle installation ?

Oui : l’emploi et « l’attractivité » peuvent être des arguments légitimes, mais ils deviennent trompeurs dès qu’ils servent à court-circuiter la preuve sur les impacts réels pour le vivant local. Dans un contexte où le paradigme doit changer et où la science indique des dépassements critiques, la charge de la preuve doit peser sur le projet, pas sur le territoire.
Une collectivité responsable devrait exiger, avant toute autorisation, au minimum :
 

1) Strate I – Bases vitales : une démonstration scientifique robuste, chiffrée, vérifiable

  • Un état initial (baseline) solide sur plusieurs saisons : qualité de l’eau, sédiments, biodiversité, habitats, dynamique de l’estuaire, pressions déjà existantes.
  • Une modélisation des flux (le cœur du problème) : prélèvements/rejets, charges azotées et organiques, effets en chaîne, risques d’eutrophisation, zones de dépôt, sensibilité des milieux.
  • Une analyse des risques biologiques : maladies, parasites, antibiotiques/biocides, résistance, mortalités, plans de confinement et de gestion.
  • Des scénarios de défaillance (accidents, pannes, crues, canicules, tempêtes, ruptures de chaîne froide, incidents de traitement), avec des seuils d’arrêt ex ante.
  • L’évaluation des impacts cumulés : autres activités industrielles, agricole, portuaire, touristiques, et trajectoires climatiques (température, débits, salinité, épisodes extrêmes).
     

2) Strate II – Dispositifs territoriaux : indépendance, transparence, gouvernance et contrôle

  • Expertise réellement indépendante, contradictoire, financée sans dépendance directe aux promoteurs, avec accès aux données brutes.
  • Données publiques en continu : eau/énergie/rejets, mortalités, intrants, incidents, audits — pour sortir des « promesses » et entrer dans l’observable.
  • Conditions suspensives et réversibilité : autoriser par étapes, avec clauses de retrait si les résultats ne confirment pas les hypothèses.
  • Garanties financières (caution/assurance) : qui paie la dépollution, la restauration, les pertes économiques locales en cas d’échec ?
  • Participation citoyenne qui pèse : pas seulement « consultation », mais capacité réelle à infléchir (ou stopper) sur des critères définis à l’avance.
     

3) Strate III – Valeur : clarifier le but du système

Avant d’arbitrer, la collectivité doit exiger une réponse claire à une question simple : quel est le but ?
  • Si le but réel est « produire plus pour vendre plus loin », le territoire devient une variable d’ajustement.
  • Si le but est « maintenir et régénérer les bases vitales », alors l’économie redevient un sous-système du vivant.
Concrètement, cela suppose d’exiger :
  • des bénéfices territorialisés (emplois qualifiés, filières locales, retombées durables) démontrés et contractualisés,
  • et surtout un principe non négociable : zéro dégradation nette des bases vitales, avec indicateurs, seuils, contrôle et sanctions.
     

En une phrase

Une collectivité responsable doit passer d’un régime de promesse (« emploi, attractivité ») à un régime de preuve : science robuste, données publiques, gouvernance réversible, et primauté des bases vitales. C’est ce renversement de paradigme qui permet de protéger ce qui reste en santé — et il est urgent.
 

Votre analyse sémiotique montre que derrière un projet industriel se cache toujours un imaginaire politique : territoire ressource ou territoire commun. Quel imaginaire le projet du Verdon sur Mer met il en scène, et que dit il de notre manière collective de penser le développement ?

Le projet du Verdon-sur-Mer met en scène, très clairement, l’imaginaire d’un territoire-ressource : un espace considéré d’abord comme support (eau, foncier, autorisations, logistique, « acceptabilité »), destiné à alimenter une chaîne de valeur dont la finalité principale se décide ailleurs. Le territoire n’y apparaît pas comme un milieu vivant à régénérer, mais comme une plateforme à optimiser.
 

1) Quel imaginaire est mis en scène ?

a) Un imaginaire « productiviste » de la nature administrable
Le vivant est implicitement traité comme un ensemble de variables gérables : on promet des « mesures », des « compensations », des « procédures », comme si l’estuaire était un système neutre, réglable, sans seuils ni irréversibilités. Or, dans un estuaire, tout se joue dans les flux : prélèvements, rejets, énergie, charges organiques, effets de cascade. Cet imaginaire technico-gestionnaire tend à faire oublier que le vivant n’est pas un décor : c’est une condition.
b) Un imaginaire de la valeur abstraite qui prime sur la richesse réelle
Derrière l’emploi et l’attractivité, l’objet de culte devient la croissance, le volume, la rentabilité — autrement dit une richesse abstraite. C’est exactement le mécanisme que j’analyse : quand la valeur monétaire devient souveraine, la biodiversité, la santé des milieux et parfois la santé des habitants deviennent des variables d’ajustement.
c) Un imaginaire de dépossession douce : « on consulte », mais on ne co-décide pas
Le récit institutionnel produit souvent une impression de démocratie (consultations, enquêtes), tout en maintenant une asymétrie : les habitants ont la connaissance située, mais rarement le pouvoir de fixer les conditions non négociables. Le territoire est « concerné », mais pas pleinement souverain.
 

2) Territoire-commun : ce que cet imaginaire évacue

L’imaginaire inverse — territoire-commun — suppose que le territoire est un écosystème habité, un bien commun concret, avec des bases vitales non substituables : eau, sols, biodiversité, santé, continuités écologiques, mémoire et usages. Dans cet imaginaire, on ne demande pas au vivant de « s’adapter » au projet ; on demande au projet de prouver qu’il respecte et renforce les conditions du vivant.
 

3) Ce que cela dit de notre manière collective de penser le développement

Cela révèle une crise du développement comme idée directrice : nous continuons à penser « développement » comme augmentation de production et attractivité, alors que nous sommes entrés dans un monde de limites, de seuils et de fragilités cumulées. Le langage économique devient un écran : il simplifie, il rassure, il accélère les décisions… et il masque ce qui compte réellement. Et c’est ici que ma précision sur la « science » me semble décisive : il ne s’agit pas seulement des sciences dites exactes, mais aussi des sciences sociales et humaines et de l’art, comme instruments pour décrire les rapports de pouvoir, comprendre les mécanismes de dépossession, et surtout ouvrir d’autres imaginaires politiques. Car le cœur du problème est aussi narratif et symbolique : qu’est-ce qu’une « richesse » ? qu’est-ce qu’un « progrès » ? qu’est-ce qu’un territoire ?
 

4) Une alerte : l’illusion d’une société qui délègue la pensée au pilotage technique

Ce qui est inquiétant aujourd’hui, c’est la tentation de dire : « ne vous inquiétez pas, des systèmes experts — et bientôt des IA — penseront à votre place ». Or nous ne sommes pas des abstractions. Nous sommes un corps, de l’air, de l’eau, de l’énergie : nous respirons, nous mangeons, nous dépendons d’abeilles, de sols, de cycles, et nous mourrons. Quand une société oublie cela, elle devient capable de remplacer le réel par des artefacts — jusqu’à imaginer des « solutions » de substitution (pollinisation artificielle, réparation technique du vivant) au lieu de protéger ce qui rend la vie possible.
 

En synthèse

Le projet met en scène un imaginaire de territoire-ressource, gouverné par la valeur abstraite et une gestion technico-administrative du vivant. Il dit que, collectivement, nous pensons encore le développement comme optimisation et croissance, alors que l’urgence est de basculer vers un imaginaire de territoire-commun : un milieu habité, non substituable, dont les bases vitales doivent devenir le premier critère de décision — et dont la transformation exige autant la rigueur scientifique que la lucidité des sciences humaines et la puissance de l’art pour créer d’autres futurs désirables.
 

Vous plaidez pour une approche territoriale circulaire, qui régénère plutôt qu’elle n’exploite. Pouvez-vous nous citer et analyser brièvement, un exemple de réussite et quels enseignements pouvons-nous en titrer, en tant que citoyens, dirigeants, ou responsables publics et territoriaux ?

Un exemple intéressant (et déjà opérationnel, même s’il reste à consolider) est le projet TERA en Lot-et-Garonne, autour de Tournon-d’Agenais, Masquières et Trentels : une expérimentation d’écosystème coopératif territorial qui vise à relocaliser ~85% de la production vitale dans un rayon d’environ 30 km, avec une monnaie citoyenne locale (l’Abeille) et un revenu d’autonomie.
 

Pourquoi peut-on parler de « réussite » (à l’échelle d’une expérimentation) ?

 
  1. La boucle « prendre / rendre » est remise au centre
Au niveau sémiotique TERA essaie de refermer localement la boucle extraction-excrétion : produire des vivres, des services et de l’habitat en limitant les fuites, et en organisant la régénération (sols, pratiques agricoles, sobriété, mutualisation). On n’est plus dans un territoire « extractif » où la valeur part ailleurs, mais dans un territoire qui cherche à stabiliser ses conditions d’existence.
 
2. Un levier monétaire qui « retient » la richesse sur place
L’Abeille fonctionne comme un dispositif anti-fuite : elle circule localement (1 Abeille ≈ 1 euro ; les professionnels convertissent, pas les particuliers ; pas de thésaurisation), ce qui transforme la monnaie en outil territorial et pas seulement en équivalent abstrait. C’est exactement de quoi je parle dans mon article : un symbole (ici, la monnaie) n’est pas neutre — il performe une organisation sociale.
 
3. Une articulation (encore rare) des trois strates
 
  • Strate organique (vivres / subsistance) : maraîchage, boulange, activités quotidiennes, écoconstruction, etc.
  • Strate politique (institutions / coordination) : montage coopératif, comité territorial de dialogue, gouvernance partagée, ingénierie juridique.
  • Strate symbolique (valeurs / légitimité) : « ce qui compte » est redéfini : autonomie, cohésion, utilité sociale/écologique, plutôt que seule croissance monétaire.

Enfin, le projet a déjà pu verser quelques revenus d’autonomie (ex. 865 €/mois, majoritairement en Abeille, selon Zoein) : c’est modeste en volume, mais décisif comme preuve d’existence.
 

Les limites (et donc les enseignements méthodologiques)

TERA a rendu visible un point crucial : si l’offre locale n’est pas suffisamment dense, une monnaie locale + revenu en monnaie locale peut se heurter à une difficulté pratique (dépenser le revenu faute de biens/services disponibles). Le projet l’a reconnu et a réorienté son dispositif (phases, articulation de revenus, montée en charge). Autrement dit : la circularité n’est pas un slogan, c’est une logistique.
 

Quels enseignements en tirer (citoyens, dirigeants, responsables publics) ?

Pour les citoyens
  • Sortir du rôle de « consommateur » et devenir acteur de la boucle (“prendre / rendre”) : orienter ses achats, accepter des échanges en monnaie locale, participer aux communs (réparation, entraide, production, distribution).
  • Comprendre que la « richesse » n’est pas seulement monétaire : elle est d’abord capacité territoriale de subsistance (vivres) et capacité de coopération (politique).
Pour les dirigeants et responsables publics
  • Traiter ces projets comme des infrastructures de résilience, pas comme des curiosités : foncier, locaux, marchés publics adaptés, soutien à l’ingénierie (juridique, comptable, évaluation).
  • Protéger l’expérimentation contre la capture par trois activités structurantes du « vivre ensemble » (Universaux Urbains, Marcos : 1996, 2022) :
    • la Loi (bureaucratisation/contrôle qui stérilise),
    • le Nom (branding identitaire qui remplace le travail réel de boucle.
L’enjeu est de renforcer le niveau politique (coopération, planification, transparence) sans écraser l’organique.
Pour les responsables territoriaux
  • Partir d’une cartographie « diagrammatique[[1]] » (Brandt : 2020) : flux d’eau / alimentation / énergie / mobilité / logement, points de fuite, capacités de régénération.
  • Concevoir la monnaie et le revenu comme des outils de synchronisation : ils ne « créent » pas la circularité ; ils l’accélèrent quand la production, la distribution et les communs existent déjà.
En bref : TERA montre qu’une approche circulaire territoriale devient crédible quand elle reconstruit simultanément les bases vitales (organique), l’organisation collective (politique) et la valeur partagée (symbolique). C’est précisément le type d’agent « transversal » : capable de relier le sol, l’institution et le sens — sans laisser le marché global décider seul de ce qui mérite d’exister.
 

[[1]] Cartographie diagrammatique = schéma opératoire des relations qui structurent un territoire, utilisé pour comprendre, anticiper et transformer (plutôt que pour simplement décrire).

Ce qui la distingue d’une carte « classique »

  • Elle ne vise pas la ressemblance spatiale (échelle, formes exactes), mais la structure.
  • Elle représente des relations invisibles : « si A change, alors B bascule », « au-delà de tel seuil, tel flux devient critique ».
  • Elle sert à planifier / réguler / coordonner (niveau politique), pas seulement à contempler (niveau organique iconique) ni à ordonner (niveau symbolique performatif).

Ce qu’elle cartographie concrètement

Elle met en forme des relations du type :
  • Flux : eau (propre/sale), énergie, alimentation, matières, déchets, argent, information.
  • Boucles : extraction → usage → excrétion → régénération (ou échec de régénération).
  • Seuils et délais : temps de régénération, capacités de traitement, limites d’absorption des sols, dépendances critiques.
  • Frontières et fuites : où la valeur sort du territoire, où les ressources entrent, où les risques s’accumulent.
  • Attracteurs / tensions : par exemple, dans mes articles (2012, 2022), la dynamique Loi -> Nom qui traverse les strates et peut « capturer » l’organisation.

Pourquoi « diagrammatique » (au sens sémiotique)

Parce que, le diagramme est une sémantique de relations : il « montre » des connexions et des contraintes qui ne sont pas données directement par la perception. Il fait passer du visible au compréhensible, puis au transformable.

Exemples de formes possibles

  • Schéma « réseau » : nœuds (acteurs/lieux) + liens (flux).
  • Boucles causales : rétroactions positives/négatives.
  • Carte de seuils : zones de saturation / zones de régénération.
  • Topologie trois activités structurantes du « vivre ensemble » : tensions (ex. Loi/Nom/valeurs) et points de bascule.

Bibliographie

Cadre théorique

Brandt, P. A. (2017). Écologie et sémiotique [Manuscrit inédit].
Brandt, P. A. (2020). Cognitive semiotics: Signs, mind, and meaning. Bloomsbury Academic.
Marcos, I. (1996). Le sens urbain : La morphogenèse et la sémiogenèse de Lisbonne – Une analyse catastrophiste urbaine [Thèse de doctorat, Aarhus University].
Marcos, I. (2012). Urban morphogenesis. Semiotica, 192, 1–14. https://doi.org/10.1515/sem-2012-0077
Marcos, I. (2022, 20 mars). Post nº13 | C’est quoi une ville ? Isabel Marcos. https://fr.isabelmarcos.net/post/post-n%C2%BA13-c-est-quoi-une-ville
Meadows, D. H. (1999). Leverage points: Places to intervene in a system. The Sustainability Institute.
Meadows, D. H. (2008). Thinking in systems: A primer. Chelsea Green Publishing.
 

Sources institutionnelles et procédure (projet du Verdon-sur-Mer)

Mission régionale d’autorité environnementale (MRAe) Nouvelle-Aquitaine. (2024, 31 octobre). Avis délibéré sur le projet de construction d’un site piscicole et d’un atelier de transformation de saumons au Verdon-sur-Mer (33) (Avis n° 2024APNA197 ; dossier P-2024-16385) [PDF]. https://www.mrae.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/2024apna197.pdf
Préfecture de la Gironde. (2025, 25 novembre). Le Verdon-sur-Mer – Autorisation environnementale + permis de construire “Saumon du Médoc” (Enquête publique). https://www.gironde.gouv.fr/Actions-de-l-Etat/Environnement-eau-risques-naturels-et-technologiques/Installations-classees-pour-la-protection-de-l-environnement/Consultation-du-public/Le-Verdon-sur-Mer-Autorisation-environnementale-permis-de-construire-Saumon-du-Medoc
Préfecture de la Gironde. (2025). Avis d’enquête publique unique : Autorisation environnementale + permis de construire – “Saumon du Médoc” – Commune du Verdon-sur-Mer [PDF]. https://www.gironde.gouv.fr/content/download/74315/519336/file/Avis%20d%20enqu%C3%AAte%20publique.pdf
Registre Numérique. (2025). Construction d’un site piscicole et d’un atelier de transformation de saumons (Le Verdon-sur-Mer) [Registre d’enquête publique]. https://www.registre-numerique.fr/enquete-publique-construction-d-un-site-piscicole-et-d-un-atelier-de-transformation-de-saumons
 

Littérature scientifique (RAS, énergie/ACV, intrants et métriques FIFO)

Badiola, M., Mendiola, D., & Bostock, J. (2017). Recirculating aquaculture systems (RAS) analysis: Main issues on management and future challenges. Journal of Cleaner Production, 157, 155–166. https://doi.org/10.1016/j.jclepro.2017.04.139
Kok, B., Malcorps, W., Tlusty, M. F., Eltholth, M., Auchterlonie, N. A., Little, D. C., Newton, R. W., Davies, S. J., & Van der Meer, J. (2020). Fish as feed: Using economic allocation to quantify the Fish In: Fish Out ratio of major fed aquaculture species. Aquaculture, 528, 735474. https://doi.org/10.1016/j.aquaculture.2020.735474
Majluf, P., Matthews, K., Pauly, D., Skerritt, D. J., & Palomares, M. L. D. (2024). A review of the global use of fishmeal and fish oil and the Fish In:Fish Out metric. Science Advances, 10(42), eadn5650. https://doi.org/10.1126/sciadv.adn5650
Newton, R., Metian, M., Tacon, A. G. J., Troell, M., & Little, D. C. (2025). New metrics are needed to evaluate the use of wild fish in aquaculture. Aquaculture, 602, 742332. https://doi.org/10.1016/j.aquaculture.2025.742332
Song, X., Liu, Y., Pettersen, J. B., Brandão, M., Ma, X., Røberg, S., & Frostell, B. (2019). Life cycle assessment of recirculating aquaculture systems: A case of Atlantic salmon farming in China. Journal of Industrial Ecology, 23(5), 1077–1086. https://doi.org/10.1111/jiec.12845
 

A propos d'Isabel Marcos

Scientifique de formation et adepte de l’interdisciplinarité, Isabel Marcos  s’appuie sur les travaux de René Thom  et Per Aage Brandt  pour dépasser la séparation entre sciences exactes et sciences humaines. Elle défend une vision où chaque individu vit simultanément dans trois mondes: naturel, socioculturel et intime. 
Elle fait partie du Comité Exécutif de l'Association Internationale de Sémiotique (IASS) : https://iass-ais.org/officers/executive-committee/.  

Isabel Marcos , architecte et sémioticienne, docteure en sémiotique et en sciences de la communication, est une figure internationale de la sémiotique de l’espace, auteure de nombreux ouvrages. Professeure et chercheuse à l’Université Lusófona de Lisbonne, elle intervient également comme conférencière à CY École de Design (CY Cergy Paris Université), où elle enseigne l’éco-sémiotique du design régénératif. Ses travaux articulent morphogenèse urbaine, sémiotique cognitive et théorie des catastrophes (René Thom), pour analyser les mécanismes de sens et de pouvoir à l’œuvre dans les transformations territoriales, et contribuer à une pensée opérationnelle du territoire-commun centrée sur le vivant.
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Une remarque plus personnelle, un conseil de lecture, un rendez-vous à recommander ?

Je formulerais deux remarques, en lien direct avec ce que montre le cas du Verdon-sur-Mer.

1) Replacer le sens au cœur de la décision (et de la prospective)
Nous vivons un moment où les indicateurs purement quantitatifs (croissance, volumes, “attractivité”) ne suffisent plus à saisir la complexité des crises écologiques, sociales et culturelles. Or une sémiotique morphodynamique inspirée par René Thom permet précisément de travailler ce point aveugle : elle aide à repérer les bifurcations, à anticiper les ruptures, et à relier les transformations techniques aux imaginaires politiques et aux conditions biophysiques qui les rendent (in)acceptables. Autrement dit : elle ne remplace pas la science des milieux, elle clarifie ce qui fait sens, pour qui, au prix de quoi, et au nom de quelles valeurs.

2) La sémiotique est déjà utilisée — la question est : au service de quoi ?
Beaucoup d’entreprises recourent à la sémiotique, souvent discrètement, pour se différencier sur un marché. J’ai moi-même travaillé dans ces cadres, mais j’ai choisi depuis plusieurs années de réserver cet usage à des enjeux écologiques, urbanistiques et sociaux : là où il faut rendre visibles les mécanismes de dépossession, les effets de récit (emploi, modernité, innovation), et la manière dont ces récits peuvent court-circuiter la preuve et les seuils du vivant.

Conseil de lecture (pour prolonger l’entretien)
  • Marcos, I., & Morier, C. (Eds.). (2024). The relevance of René Thom: The morphological dimension in today's sciences. Springer. https://doi.org/10.1007/978-3-031-54982-3
  • Marcos, I., & Morier, C. (Eds.). (2024). La Part de l’Œil, 38 : Esthétiques du vivant / René Thom et la morphogenèse, en dialogue (pp. 169–249). Bruxelles : La Part de l’Œil.
  • Marcos, I., & Morier, C. (2023). Centenaire de René Thom (1923–2023) : hommage sémiotique et morphodynamique. Estudos Semióticos, 19(1), i–xxviii. https://revistas.usp.br/esse/article/view/210388
     
Rendez-vous
Je recommande enfin de suivre le séminaire international en ligne que j’organise début 2026 (en construction) pour penser collectivement les villes du futur à l’épreuve des limites et des communs : https://significant.design/futurecities
En somme : si la crise est aussi une crise des représentations, alors la prospective a besoin d’outils capables de relier formes, flux et valeurs — et d’aider la décision publique à passer de la promesse à la preuve, sans perdre de vue le vivant.