Innovation et Connaissance

Quand la BITD devient le pivot stratégique de l'Europe, prise entre l'urgence de la guerre de masse et la foudre de l'innovation disruptive.


David Commarmond
Vendredi 7 Novembre 2025


Paris, le 9 octobre 2025. Le Pavillon Gabriel a servi de théâtre, ce matin-là, à une réflexion critique sur l'avenir de la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) européenne.



Organisées par l'agence TNP Consulting, avec le soutien notable du Général André Lanata, et animées par Frédéric Simotel (BFM), ces tables rondes ont réuni un parterre de professionnels pour décortiquer les enjeux d’un réarmement nécessaire. 
 
L'événement s'est déroulé sur fond de "fermeture de la mondialisation heureuse" et d'une nouvelle ère marquée par la rivalité des puissances et la violence. Le constat de départ est sans appel : après des décennies de désarmement et la recherche des "dividendes de la paix," l'Europe doit renoncer à ses illusions et se préparer aux conflits de longue durée pour préserver la démocratie et la liberté. La crédibilité de l'Europe est aujourd'hui fragilisée par son manque de puissance industrielle et militaire.

Table Ronde 1 : Le Nouveau Modèle Industriel de Défense – Se Préparer à l’Économie de Guerre

La première table ronde a mis en lumière la triple inversion de tendance à laquelle est confrontée l’industrie de défense, selon le Général Lanata.
 

1. L'urgence du réarmement et de la masse : L'Europe doit passer d’un régime de production lente et ponctuelle à un objectif d'accélération et de production massive. Benoît Laroche de Roussan (DGA) a insisté sur le fait que la France s'y "prépare résolument", distinguant le temps court (le réarmement en cours depuis 2017) et le temps long (la préparation à basculer réellement dans l'économie de guerre).

2. Le besoin opérationnel a fondamentalement changé : il faut désormais considérer un risque de conflit de haute intensité, couplé à la confrontation dans les nouveaux domaines (spatial, grands fonds marins, guerre cognitive). Les enseignements récents montrent qu'il est possible de combiner "masse avec des technologies très avancées et peu chères", introduisant des ruptures industrielles. Il est crucial de développer des équipements "bas coût capables de saturer les défenses adverses".

3. Les freins structurels de la BITD : L’écosystème industriel français est remarquable mais fragmenté. Benoît Ranini (TNP) a rappelé que la BITD, bien que vitale à la souveraineté, est composée de 4 500 entreprises, dont la majorité sont de trop petites tailles (moyenne de 8 millions d’euros de CA).
Les défis majeurs sont multiples :

  • Le financement et la trésorerie : La BITD souffre d’un problème de capitaux propres et de délais de paiement trop longs (jusqu'à 2-3 ans pour certaines PME). Une consolidation des acteurs est jugée essentielle pour créer de plus grandes entreprises capables de lever des capitaux plus importants et de tirer de la dette. L’État et la BPI se mobilisent activement, avec des fonds dédiés en cours de lancement (estimés entre 2 et 3 milliards d'euros).
  • Les ressources humaines (RH) : Le recrutement est le "premier frein", avec plus de 10 000 postes à pourvoir et un déficit d'ingénieurs.
  • La souveraineté : L'État doit rester vigilant face à l'augmentation des demandes d'autorisation d'investissement étranger dans la BITD (passées de 40 à 140 en quatre ans).
     
  4. La Menace Cognitive : Les nouvelles technologies ont ouvert la porte à la guerre cognitive. Le Général Lanata a souligné le danger de la manipulation des opinions via les réseaux sociaux, rendant possible l'atteinte d'objectifs stratégiques sans recourir à la force. La perspective future du calcul quantique combiné à l'IA pour manipuler les cerveaux est jugée très préoccupante.

Table Ronde 2 : Efficacité Industrielle – Le Choc de l’Innovation et de la Compétition

La deuxième table ronde s’est concentrée sur la manière d'atteindre l'efficacité industrielle requise.
 

1. Vitesse et Agilité Olivier Parron (Aziz) a appelé les industriels à "se pencher en avant", en adoptant des logiques de réduction des cycles. André Skrzypczak (JEDI) a rappelé que les rythmes d'innovation des drones en Ukraine sont de l'ordre de 4 à 6 semaines, avec des délais de livraison au front de seulement 12 jours pour certains matériels.

2. Maîtrise Technologique et Coûts : Alexis Morel (Thales) a affirmé que l’industrie est redevenue un enjeu de puissance, tenant les "15 minutes de plus sur le champ de bataille". Il a insisté sur la nécessité de l'innovation stratégique et la compétitivité, soulignant que les coûts élevés sont liés à une "ultra-Taylorisation des compétences d'ingénierie".

Cependant, André Skrzypczak a nuancé l’optimisme technologique, déplorant une "illusion de puissance" française et européenne. Il a critiqué la lenteur administrative et le manque de compétences techniques au sein des administrations pour comprendre les technologies modernes (IA, Quantique) et sortir des sentiers battus.

3. La Consolidation Européenne et ses Pièges : au niveau européen, Arnaud d'Ajant (Revue Stratégique) a mis en garde contre une "consolidation par le haut" impulsée par Bruxelles, qui pourrait générer des effets pervers (imposer des mariages industriels, "juste retour géographique") sans tenir compte des spécificités nationales. La défense est policy driven et non market driven.

Bruno Berthet (Arésia) a exprimé une inquiétude sur la faiblesse du substrat industriel global français, sans lequel la BITD, malgré les efforts de sauvegarde passés (DGA), risque de s'effondrer. Il a souligné que l’industrie française ne doit pas devenir workerless (sans ouvriers). La consolidation est nécessaire (Arésia est passé de 100 à 900 personnes en 10 ans via regroupement).


Pour conclure : Le Réarmement, Moral et Industriel

Le message important de cette matinée est l'impératif d'une mobilisation complète pour surmonter le fossé qui sépare l'Europe de ses adversaires potentiels. L'Europe doit investir pour produire "rapidement et massivement", non seulement pour reconstituer la masse, mais aussi pour intégrer les technologies disruptives (IA, cloud, quantique) qui sont de moins en moins d'origine française ou européenne.
 
Le réarmement de l'Europe doit être "également moral et intellectuel". La paix dépend de la capacité de l'Europe à devenir une puissance industrielle et militaire forte.


 

Pour en savoir plus

Livre blanc sur la défense par TNP