Prospective

" Que peut apporter la sémiotique à la prospective ? " Entretien avec Isabel Marcos


Jacqueline Sala
Jeudi 21 Août 2025


Comment décrypter les signes du présent pour mieux anticiper demain ? Veillemag a rencontré Isabel Marcos, spécialiste de la sémiotique, qui explore les façons dont cette discipline peut offrir des clés inédites à la prospective. Entre analyse des codes, lecture des imaginaires collectifs et élaboration d’une véritable « grammaire du futur », elle dévoile comment les signes d’aujourd’hui dessinent déjà les horizons de demain.



" Que peut apporter la sémiotique à la prospective ? " Entretien avec Isabel Marcos


Votre article explore le rôle fondamental de la sémiotique dans la prospective. Comment cette discipline, habituellement associée à l'étude des signes et des langages, peut-elle servir d'outil d'anticipation pour décrypter les tendances émergentes et les mutations sociétales ?

La sémiotique est souvent perçue comme une discipline spécialisée, cantonnée à l'analyse des textes, des images ou des discours. Pourtant, son objet — les processus de signification — touche directement à la manière dont les sociétés pensent, ressentent et organisent leur avenir.
Chaque mutation sociale, culturelle ou technologique se traduit d'abord par une transformation du sens : de nouveaux mots apparaissent, des récits se répandent, des images deviennent virales. Ces phénomènes, que l'on pourrait considérer comme marginaux, sont en réalité les premiers signaux de bifurcations profondes. 
La sémiotique permet précisément d'identifier ces « signaux faibles » inscrits dans les structures. Elle rend visibles les structures d'imaginaire qui orientent les comportements collectifs.

Prenons deux exemples récents — je me rappelle déjà, dans les années 1990, lorsque j'ai commencé mon doctorat à Aarhus, au Danemark : 
  • On percevait déjà l'émergence de discours écologiques autour du zéro déchet : au départ marginal, ce mouvement a fini par modifier les politiques publiques, les modes de consommation et même les stratégies des grandes entreprises. Le Danemark est devenu pionnier dans ce domaine.  
     
  •  La diffusion des récits autour de la machine intelligente se faisait déjà sentir dans mon centre de recherche en linguistique : bien avant que ChatGPT ou MidJourney ne soient massivement utilisés, la sémiotique anticipait cette tendance, en repérant dans les discours spécialisés les signes d'une révolution cognitive et culturelle. Mon centre est d'ailleurs devenu par la suite un centre en sémiotique et cognition. 

Dans les deux cas, la sémiotique offre une lecture qualitative complémentaire aux données chiffrées : elle ne se contente pas de mesurer des tendances, elle dégage des structures de sens. C'est ce qui en fait un outil d'anticipation stratégique.

Vous parlez de la sémiotique comme métalangage. Pouvez-vous préciser ?

Oui, j'entends par là que la sémiotique ne produit pas seulement un savoir, elle produit un langage pour décrire et modéliser d'autres langages. Dans mon parcours, j'ai travaillé sur des domaines où l'on ne parle pas spontanément de signes : architecture, urbanisme, design.
Pourtant, ces disciplines communiquent en permanence : elles expriment des valeurs, organisent des récits collectifs, structurent des identités.  La sémiotique agit comme une méta-structure : elle permet de voir comment un objet, un espace ou une politique prend sens. C'est ce qui la rend indispensable à la prospective.

Si l'on veut anticiper, il ne suffit pas d'accumuler des données. Il faut comprendre comment ces données deviennent signifiantes pour une société, comment elles s'intègrent dans un imaginaire collectif. 
Prenons un cas concret : la conception des « smart cities ». Derrière l'accumulation technologique, il existe un récit dominant, celui de la ville rationalisée, pilotée par des données.
Mais la sémiotique nous aide à voir qu'il existe aussi d'autres récits concurrents : la ville écologique, la ville régénérative, la ville solidaire. Chacun de ces récits mobilise des signes (mots, images, objets urbains) qui orientent déjà des choix politiques et économiques.   

" Que peut apporter la sémiotique à la prospective ? " Entretien avec Isabel Marcos

Pourriez-vous donner une définition de la sémiotique dans ce cadre ?

Je la définirais ainsi : la sémiotique est une discipline des sciences humaines qui analyse, décrit et modélise les processus de signification, quels que soient leurs supports.

Elle s'intéresse à la manière dont les sociétés produisent, transforment et partagent du sens. 
Trois caractéristiques me semblent importantes : 
1.     Elle ne se limite pas à décrire : elle propose des scénarios interprétatifs. 
2.     Elle n'analyse pas seulement les signes isolés, mais les configurations globales (discours, récits, systèmes symboliques). 
3.     Elle est opérationnelle : elle peut accompagner des stratégies de communication, de design, de politique publique. 

Dans ma propre expérience, j'ai appliqué la sémiotique à des domaines très variés : de l'aviation commerciale (Air France) à la presse (Libération), en passant par l'urbanisme et le design. Dans tous ces cas, il s'agissait de détecter comment les signes circulaient, se transformaient, et pouvaient être orientés vers des futurs possibles.

Vous insistez sur la sémiotique dynamique et la morphogenèse. Que faut-il entendre par là ?

  La sémiotique classique, héritée de Saussure et de Greimas, s'est beaucoup intéressée à la stabilité : elle analyse des structures, des codes, des récits établis. Mais pour penser l'avenir, il faut analyser le mouvement, la transformation, l'émergence.  C'est ce que j'appelle la sémiotique morphogénétique, issue de la pensée de René Thom. Sa théorie des catastrophes montre que les systèmes évoluent par crises, par bifurcations, et non par continuité linéaire. Il a identifié sept « catastrophes élémentaires » (pli, fronce, queue d'aronde, papillon, etc.) qui modélisent ces basculements. 
Appliquée à la sémiotique, cette approche permet de comprendre : 
  • comment un imaginaire se transforme,  ·       
  • comment une société bascule d'un équilibre à un autre,     
  • comment une crise peut devenir génératrice de nouvelles formes.  Par exemple, la pandémie de COVID-19 n'a pas seulement été un événement sanitaire. Elle a transformé en profondeur nos récits sur le travail, la mobilité, la solidarité. La sémiotique morphogénétique permet de modéliser ces basculements sémiotiques.

L'innovation est au cœur de vos exemples. Comment la sémiotique la traite-t-elle ?

L'innovation n'est jamais purement technique. Elle est toujours sémiotique parce qu'elle déplace des valeurs. Une innovation technologique réussie est une innovation qui fait sens : elle résonne avec un imaginaire collectif, elle répond à une attente ou elle crée une nouvelle sensibilité. 
Prenons deux exemples :  ·       L
  • 'iPhone, en 2007 : ce n'était pas seulement un téléphone, mais la réinvention de la relation à l'écran, au geste tactile, à la mobilité. Une révolution sémiotique avant d'être technologique..
  • Les énergies renouvelables : leur succès ne tient pas seulement à leur efficacité énergétique, mais au fait qu'elles incarnent un imaginaire de régénération, de responsabilité, de futur durable.  La sémiotique prospective permet donc de comprendre pourquoi certaines innovations s'imposent et d'autres échouent. Elle montre que ce qui compte, ce n'est pas seulement l'objet, mais les récits émergents.

Concrètement, quelle méthodologie la sémiotique propose-t-elle pour la prospective ?

 La méthodologie s'organise en quatre étapes principales : 
1.     Repérer les différences pertinentes : identifier ce qui fait saillance, ce qui attire l'attention et modifie le sens. 
2.     Hiérarchiser les niveaux de signification : distinguer les dimensions affectives, narratives, symboliques. 
3.     Construire des scénarios sémiotiques : imaginer les trajectoires possibles à partir des tensions identifiées. 
4.     Détecter les bifurcations : repérer les seuils critiques où un système peut basculer vers un autre état. 

Cette approche peut s'appliquer à des secteurs très différents : l'économie, la culture, la politique, mais aussi l'écologie. Dans mes recherches, j'ai par exemple utilisé cette méthode pour analyser les projets urbains « régénératifs », qui cherchent à intégrer biodiversité, participation citoyenne et économie circulaire.   

Vous proposez un concept de « grammaire morphogénétique des futurs ». En quoi diffère-t-elle des grammaires traditionnelles ?

Les grammaires traditionnelles codifient : elles fixent les règles de combinaison, elles stabilisent.
La grammaire morphogénétique, au contraire, formalise le changement. Elle ne décrit pas ce qui est, mais ce qui peut advenir.  Elle s'appuie sur trois principes :  ·       
  • Les catastrophes élémentaires de Thom, qui modélisent les bifurcations.  ·     
  • L'éco-sémiotique de Per Aage Brandt, qui insiste sur l'intégration des dimensions biologiques, sociales et symboliques.
  • La notion de tension : ce sont les tensions (économiques, écologiques, culturelles) qui préparent les transformations. 

    Appliquée à l'intelligence économique, cette grammaire permet de lire les crises non seulement comme des menaces, mais comme des occasions d'émergence. Elle aide à transformer l'incertitude en stratégie.

Vous mobilisez la pensée de René Thom. En quoi sa théorie des catastrophes enrichit-elle la prospective ?

René Thom a montré que les systèmes évoluent par discontinuités.
Cela va à l'encontre d'une vision linéaire du progrès. Pour la prospective, c'est une leçon précieuse : l'avenir n'est pas une extension mécanique du présent, mais une série de bifurcations. 

Prenons l'exemple des transitions énergétiques. On pourrait croire qu'elles se feront progressivement. En réalité, elles sont jalonnées de seuils critiques : raréfaction du pétrole, accélération du dérèglement climatique, innovations disruptives dans le stockage. La théorie des catastrophes permet d'anticiper ces points de basculement et d'en comprendre leur structures morphologiques.

Dans un monde en mutation, comment la sémiotique peut-elle éclairer les choix des décideurs et enrichir l'intelligence décisionnelle ?

 Elle le fait de trois manières principales : 
1.     En éclairant les choix : elle révèle les logiques symboliques qui sous-tendent une décision. 
2.     En devenant un levier stratégique : elle transforme les « signaux faibles » en scénarios lisibles. 
3.     En enrichissant la veille stratégique : elle introduit une dimension qualitative, sensible, qui échappe aux seules données quantitatives.

Je dirais que la sémiotique aide les décideurs à « voir autrement » : à percevoir dans les discours, les récits, les symboles, les germes de futurs possibles.   

Une remarque plus personnelle, un conseil de lecture, un rendez-vous à recommander ?

Je formulerais deux remarques.

D'abord, je crois qu'il est urgent de replacer le sens au cœur de la décision, à un moment où les indicateurs purement quantitatifs peinent à rendre compte de la complexité des crises sociales et écologiques. La sémiotique dynamique de René Thom, et les travaux qui l'ont prolongée — Jean Petitot, Per Aage Brandt, mais aussi mes propres recherches ainsi que celles d'Albert Lévy appliquées à l'urbanisme — constituent pour moi une véritable boîte à outils. 

Conseils de lecture : même si les travaux en sémiotique dynamique sont souvent exigeants sur le plan théorique, je recommande le livre de Jean Petitot, Morphogenèse du sens (PUF, 1985), qui reste un texte fondateur pour comprendre comment la pensée morphodynamique renouvelle l'analyse des systèmes complexes. Je recommande également l'œuvre de Per Aage Brandt, souvent moins connue en France, mais d'une grande richesse.

Outre ses travaux théoriques et poétiques, son ouvrage La Charpente modale du sens. (Aarhus University Press / John Benjamins, 1992) est incontournable. Il propose une relecture de la sémiotique de Greimas à la lumière de la théorie des catastrophes de Thom et Petitot. Cet ouvrage explore les modalités (épistémiques, aléthiques, déontiques, ontiques) et introduit une véritable conception morphogénétique du sens, reliant iconicité dynamique, symbolisation, sciences cognitives et théorie de la narrativité. 

Rendez-vous : si le sujet vous intéresse, je vous suggère de suivre les travaux de biosemiotics.org, dont le prochain congrès aura lieu en août 2025. Ce sera un lieu privilégié pour découvrir comment la sémiotique se déploie aujourd'hui dans les domaines de la bio-sémiotique et de l'écologie. 

En somme, oui : la sémiotique peut devenir un levier stratégique pour gérer les transformations, à condition de l'aborder comme une science du sens en mouvement, et non comme un simple décryptage des discours.


Scientifique de formation et adepte de l’interdisciplinarité, Isabel Marcos s’appuie sur les travaux de René Thom et Per Aage Brandt pour dépasser la séparation entre sciences exactes et sciences humaines. Il défend une vision où chaque individu vit simultanément dans trois mondes : naturel, socioculturel et intime.

Isabel Marcos, architecte et sémioticienne, docteure en sémiotique et en sciences de la communication, est une figure internationale de la sémiotique visuelle, auteure de nombreux ouvrages et vice‑présidente de l’AIFVS.